De l’utilité des chiffres
« Les statistiques sur l’équité de genre sont essentielles pour mesurer le progrès. Sinon, certaines personnes voient des avancées alors que d’autres n’en constatent aucune », soutient une spécialiste de l’équité entre les genres.

Marika Morris ne s’imaginait pas participer au mouvement féministe canadien. Mais un jour, du haut de ses 19 ans, alors étudiante au baccalauréat à l’Université Carleton, elle en avait contre l’équité en emploi. « J’ai poussé les portes du centre pour les femmes, prête à me lancer dans un argumentaire, raconte-t-elle en riant. J’avais une vision très libérale de l’équité. Selon moi, la méritocratie devait s’imposer, et je ne voyais pas en quoi l’équité en matière d’emploi était nécessaire. La coordonnatrice a pris le temps de discuter avec moi et nous avons abordé un tas de choses. Et j’ai fini par devenir bénévole pour le centre. » L’égalité des genres est devenue le leitmotiv de ses études, puis de sa carrière. Elle a aussi travaillé à l’élaboration d’un premier guide et document d’information sur l’analyse comparative entre les sexes pour Emploi et Développement social Canada (autrefois appelé Développement des ressources humaines Canada).
Compte tenu de son expertise et de sa réputation dans le milieu, il allait de soi que l’équipe de UBC Press lui demande de rédiger un chapitre pour un nouveau livre sur l’égalité des genres publié en avril 2024 (Counting Matters: Policy, practice and the limits of gender equality measurement in Canada).
« L’une des éditrices, Pauline Rankin, m’a approchée. Nous avions déjà étudié ensemble la question du leadership féminin dans la fonction publique canadienne », relate Mme Morris.
Le texte qui suit est tiré du chapitre qu’elle a rédigé. Elle s’y penche sur le Cadre des résultats relatifs aux genres du gouvernement canadien. Lancé dans le budget fédéral de 2018, cet outil vise à représenter la vision du gouvernement en matière d’égalité des genres. Il sert aussi à faire le suivi de la situation canadienne et à cibler les améliorations nécessaires, tout en offrant un cadre pour la mesure des progrès réalisés.
- Tara Siebarth
Il reste à voir si le milieu activiste profitera du Cadre des résultats relatifs aux genres (CRRG) [du gouvernement fédéral canadien] ou du carrefour des statistiques sur le genre, la diversité et l’inclusion de Statistique Canada. Au moment d’écrire ces lignes, ces ressources semblent peu connues. Statistique Canada tente aujourd’hui de mieux communiquer ses données, notamment par des infographies pouvant être relayées sur les médias sociaux pour contrer la mésinformation. La réussite de cette initiative reste toutefois à confirmer. En tant qu’organisme gouvernemental, Statistique Canada ne peut avoir recours au sensationnalisme ni s’appuyer sur des accroches politiques pour capter l’attention.
De plus, les gens ont tendance à ignorer les données qui contredisent leurs opinions, préférant attaquer la crédibilité des sources, à la Donald Trump. Ainsi, toute donnée qui défendrait l’importance de l’égalité des genres pourrait être écartée sous prétexte d’avoir été manipulée par le gouvernement Trudeau.
« Il reste du chemin à faire en matière de données intersectionnelles et pour comparer les pouvoirs économique et politique des groupes genrés dans notre société qui reste dominée par les hommes blancs. »
La population canadienne doit comprendre comment Statistique Canada recueille ses données et les interprète, comment il élabore ses questions et à quoi les résultats peuvent servir. Elle doit également savoir comment participer aux consultations de l’organisme pour orienter le choix des renseignements à recueillir. Étant donné l’importance grandissante des données quantitatives, et le flou et la mésinformation dans lesquelles elles baignent, les programmes du primaire et du secondaire devraient sensibiliser les élèves à la collecte de données, à leur interprétation et ses limites, à leur potentielle manipulation, et à la façon de trouver des ressources fiables. On devrait également faire découvrir et valoir l’importance des données qualitatives comme l’histoire orale. Ce sont ces données qui peuvent révéler le vécu humain, ainsi que la complexité et la raison d’être des choses. Elles servent aussi de point de départ pour approfondir les recherches quantitatives.
Toute ma vie, j’ai vu les activistes féministes se référer aux données de Statistique Canada sur la violence faite aux femmes et sur les inégalités salariales entre les genres. Nombre de ces renseignements ont été consignés dans une publication quinquennale de Statistique Canada intitulée Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe. Toutefois, chaque chapitre est rédigé par des personnes distinctes, qui choisissent de présenter les données différemment. C’est-à-dire qu’il n’y a aucun moyen de comparer, par exemple, le revenu moyen total des hommes canadiens, des femmes canadiennes, des hommes et femmes avec un handicap, des hommes et femmes autochtones, et des femmes et hommes racisés. Dans un chapitre, par exemple, on peut se pencher sur la rémunération (une seule des multiples formes de revenus); dans un autre encore, on se concentrera sur la rémunération de la population d’âge actif (25 à 54 ans); dans un troisième, on pourrait analyser les revenus après impôts. Il est impossible de comparer différentes catégories de données. En bonifiant l’accès direct aux bases de données, on pourrait permettre aux personnes qui militent pour l’égalité de trouver des données comparables pour divers groupes, même s’il est toujours difficile d’obtenir de vraies données intersectionnelles. Il reste du chemin à faire en matière de données intersectionnelles et pour comparer les pouvoirs économique et politique des groupes genrés dans notre société qui reste dominée par les hommes blancs. De telles données sont cruciales en cette époque de mésinformation, alors que certains hommes blancs se sentent menacés, marginalisés et démunis. Loin de moi l’idée d’affirmer que le CRRG ou Statistique Canada sont irréprochables. Je crois toutefois que certaines avancées accomplies quant aux indicateurs de l’égalité des genres au Canada peuvent contribuer, même de façon imparfaite, à faire évoluer les choses.
« En somme, la vigilance reste de mise, tant en ce qui concerne les méthodes de collecte de données quantitatives, que les personnes qui les recueillent et le type de questions posées. On doit aussi apprendre à optimiser l’utilisation des données quantitatives pour mesurer les changements sociaux et y contribuer. »
En voici un exemple récent. Depuis plusieurs années, je donne des présentations à des fonctionnaires et à des universitaires japonais, au Japon et en ligne, sur l’approche canadienne pour la collecte de données quantitatives aux fins de l’élaboration de politiques. J’ai surtout abordé l’utilisation de données sur les genres pour prévoir la gestion des catastrophes, mais quand la pandémie de COVID-19 est survenue, je me suis penchée sur ses conséquences au Canada découlant du genre et de l’intersectionnalité. Statistique Canada s’est réorientée pour publier principalement des données désagrégées selon le genre sur les répercussions de la COVID-19 auprès de différents groupes (les parents, les personnes ayant un handicap, les personnes âgées, les enfants, les personnes autochtones, la population racisée, les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queers, en questionnement ou bispirituelles, les personnes racisées ou de genre féminin propriétaires de petites entreprises, etc.). Les activistes, les médias et les organismes locaux, provinciaux ou territoriaux de santé publique ont également fourni des données qualitatives et quantitatives sur l’incidence de la COVID-19. Bien qu’il s’agisse de la plus vaste pandémie depuis un siècle, il y en aura d’autres. Si les politiques restent inchangées, les mêmes groupes risquent d’être pareillement touchés à l’avenir. Les effets de tout changement de politique ne pourront être directement mesurés qu’en comparant les répercussions genrées et intersectionnelles de la prochaine pandémie à celles de la COVID-19. Cependant, l’ampleur des facteurs locaux, régionaux, nationaux et mondiaux rend incroyablement complexe l’évaluation de l’incidence des changements de politique. La collecte de données sur le genre et l’intersectionnalité en contexte pandémique peut indiquer si un pays, une région ou une localité a fait avancer ou régresser les questions d’équité ciblées par ses politiques.
En somme, la vigilance reste de mise, tant pour les méthodes de collecte de données quantitatives, que pour les personnes qui les recueillent et le type de questions posées. On doit aussi apprendre à optimiser l’utilisation des données quantitatives pour mesurer les changements sociaux et y contribuer. Le CRRG est un outil utile, quoiqu’imparfait; cependant, si l’électorat ignore son existence et son mérite, ce sera insuffisant. Je soutiens que les mouvements sociaux peuvent entraîner des changements concrets et durables, en mobilisant non seulement les autorités, mais aussi la population dans l’atteinte des objectifs. Pour ce faire, il faut rejoindre les gens dans leur milieu. Les outils quantitatifs comme le CRRG et les rapports internationaux peuvent se conjuguer aux témoignages, aux données qualitatives et à une vision clairement articulée du fonctionnement d’un monde meilleur.
Postes vedettes
- Doyenne ou doyen - Faculté de génieUniversité de Sherbrooke
- Éducation - Professeure adjointe ou professeur adjoint (didactique de l’activité physique et sportive, santé et bien-être - poste francophone)Université d'Ottawa
- Doyenne ou doyen, Faculté d’éducationUniversité de Sherbrooke
- Éducation - Professeure adjointe ou professeur adjoint (autochtone, programme anglophone)Université d'Ottawa
- Vice-rectrice ou vice-recteur à la formation et à la rechercheUniversité du Québec à Rimouski
Laisser un commentaire
Affaires universitaires fait la modération de tous les commentaires en appliquant les principes suivants. Lorsqu’ils sont approuvés, les commentaires sont généralement publiés dans un délai d’un jour ouvrable. Les commentaires particulièrement instructifs pourraient être publiés également dans une édition papier ou ailleurs.