La « science lente »
Le milieu de la recherche actuel est impatient, mais la science a besoin de temps pour la réflexion.
Une nouvelle école de pensée provenant d’Europe incite les chercheurs universitaires à faire le point sur leur vie – et à ralentir le rythme au travail. Selon les adeptes de ce mouvement émergent qu’est la « science lente », le rythme désormais infernal de la vie universitaire risque de miner la qualité scientifique des travaux des chercheurs. Les scientifiques, pressés de pondre assez d’articles pour impressionner les organismes de financement, consacrent trop de temps aux formulaires et à la recherche de subventions insaisissables et pas assez aux grandes questions scienti-fiques irrésolues de leurs champs d’expertise.
Le mouvement de la « science lente » s’inspire en quelque sorte du mouvement écogastronomique (« Slow Food ») qui a vu le jour en Italie dans les années 1980. Ses adeptes considèrent bon nombre des articles scientifiques publiés de nos jours comme l’équivalent universitaire de la restauration rapide : produits à la va-vite sans être particulièrement bons.
Joël Candau, anthropologue à l’Université de Nice, fait partie du mouvement. En 2010, il a interpellé plusieurs collègues : « Comme la restauration rapide, la science rapide fait primer la quantité au détriment de la qualité. » Il a également dénoncé qu’on évalue souvent les CV « uniquement en fonction de leur longueur : combien de publications? Combien de présentations? Combien de projets? ». Plus de 4 000 scientifiques ont signifié leur appui à son commentaire lors de sa publication sur Internet l’an dernier.
Récemment, un groupe d’universitaires allemands surnommé « Slow Science Academy » a publié son propre manifeste en ligne. En août dernier, Jean-François Lutz, directeur de recherche à l’Institut Charles Sadron, à Strasbourg, a signé un commentaire en faveur de la science lente dans Nature Chemistry. Il y a fait remarquer que plus d’une décennie d’essais et erreurs a été nécessaire à Charles Goodyear pour qu’il invente le caout-chouc vulcanisé en 1844. M. Lutz doute que les scientifiques d’aujourd’hui puissent ainsi consacrer autant de temps à un seul objectif.
Selon Thomas Schlich, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire de la médecine à l’Université McGill, la science lente constitue une sorte de rejet des récents changements apportés au financement de la recherche universitaire en Europe. M. Schlich, qui a commencé sa carrière universitaire en Allemagne, affirme que les gouvernements et les organismes subventionnaires européens adoptent le modèle nord-américain de financement des chercheurs, ce qui accroît la concurrence pour des subventions qui durent moins longtemps qu’auparavant – ce qui est particulièrement irritant pour les scientifiques allemands habitués à leur autonomie.
Le terme « autonomie » ne correspond pas au contexte de recherche où évoluent les jeunes scientifiques européens d’aujourd’hui, estime Ruth Müller, boursière postdoctorale de l’Institut autrichien d’affaires internationales où elle a contribué à l’organisation d’un atelier international sur la science lente en 2010. Dans sa recherche doctorale sur les aspirations professionnelles et les travaux des boursiers de recherche postdoctorale en sciences biologiques, elle a constaté que ces derniers consistent à devancer leurs pairs de vitesse et à produire du contenu en grande quantité afin d’impressionner les comités d’embauche et les bailleurs de fonds, ce qui laisse peu de temps pour acquérir d’autres compétences.
Bon nombre des préoccupations soulevées par les adeptes européens de la science lente trouvent écho chez leurs collègues canadiens. Benoit-Antoine Bacon, neuropsychologue et doyen de la faculté des arts et sciences de l’Université Bishop’s, affirme que les adeptes du mouvement ont soulevé des inquiétudes justifiées. « Il ne fait aucun doute que la façon d’attribuer les fonds fait primer le nombre de publications, affirme-t-il, ne serait-ce que parce qu’il est bien plus facile d’évaluer la quantité de publications que leur qualité. »
Certains partisans du mouvement de la science lente avancent que ce mode d’évaluation pousse les chercheurs à éviter les risques et à choisir des projets simples qui permettront de produire des articles sans trop d’efforts plutôt que de consacrer des années à un projet difficile qui pourrait ne pas donner de résultats. M. Bacon croit que la situation est plus complexe que cela. Il remarque que, pour de plus en plus de scientifiques, de nos jours, la recherche se fait à deux vitesses : un programme de recherche sûr qui garantit le renouvellement du financement d’une part, et parallèlement, une démarche plus étendue, axée sur la qualité, qui permet de réaliser de meilleurs travaux sur une longue période.
Mais tout compte fait, le mouvement de la science lente marque assurément de très bons points dans le contexte actuel du financement de la recherche. Comme le souligne M. Bacon, « on peut dire sans se tromper qu’on en demande plus que jamais aux chercheurs universitaires, qui n’ont plus beaucoup de temps pour réfléchir ».
Daniel McCabe est rédacteur en chef du magazine des diplômés de l’Université McGill, McGill News.
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