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Une seule santé : une approche interdisciplinaire qui prend de l’ampleur

Se trouvant à l’intersection de la santé humaine, animale et environnementale, cette approche collaborative continue toutefois à se buter à la culture du travail en vase clos.
par DIANE PETERS
26 OCT 22

Une seule santé : une approche interdisciplinaire qui prend de l’ampleur

Se trouvant à l’intersection de la santé humaine, animale et environnementale, cette approche collaborative continue toutefois à se buter à la culture du travail en vase clos.

par DIANE PETERS | 26 OCT 22

En 2018, lors d’une conférence, Sydney Pearce a présenté les résultats de ses recherches sur les moyens d’améliorer l’utilisation des antibiotiques dans l’industrie laitière. Elle était alors au début de ses études supérieures au Collège de médecine vétérinaire de l’Ontario, à l’Université de Guelph. Elle y a évoqué la santé animale, les comportements humains, les déterminants sociaux de la santé et l’environnement.

« Ça me fait penser au modèle « Une seule santé ». C’est l’approche que vous adoptez? », a demandé un membre du public. L’étudiante n’avait jamais entendu parler de ce concept (même s’il était inclus dans le plan de recherche stratégique de l’Université de Guelph depuis l’année précédente). « Une seule santé » englobe la santé animale, la santé humaine et les enjeux environnementaux grâce à une approche interdisciplinaire qui suppose une collaboration entre des membres de la communauté scientifique, des spécialistes des sciences sociales et des intervenant.e.s des milieux gouvernementaux et industriels.

« Cette approche postule que certains problèmes sont complexes et que s’ils se trouvent au croisement de la santé humaine, animale et environnementale, ils ne peuvent pas être réglés par une seule personne qui œuvre dans une seule discipline », explique Cate Dewey, vice-rectrice associée à l’enseignement et directrice de l’Institut One Health de l’Université de Guelph. Regroupant 140 membres du corps professoral affiliés, l’Institut a été fondé en 2019. À la même période, Mme Pearce passait de la maîtrise en épidémiologie à un doctorat en épidémiologie avec spécialisation en approche « Une seule santé ». Cette spécialisation lui permet, dit-elle, « d’avoir une vue d’ensemble structurée de la situation ».

La démarche systématique et multidimensionnelle qu’applique l’approche « Une seule santé » à la résolution de problèmes évite les initiatives et interventions en matière de santé qui ne fonctionnent pas en situation réelle. Prenons les vaccins contre la COVID-19 : ils ont été mis au point grâce à la recherche des scientifiques en médecine et en médecine vétérinaire, fabriqués par des entreprises et distribués par les gouvernements, mais si autant de personnes ont accepté de se faire vacciner, c’est grâce au travail des professionnel.le.s au fait de la psychologie et des obstacles socioéconomiques, qui ont collaboré avec les municipalités et les groupes communautaires.

Dans le cadre de ses études, Mme Pearce a approfondi sa collaboration avec des expert.e.s d’autres disciplines et a mené un examen des bases de données de neuf revues. Elle a découvert que le nombre d’articles qui utilisaient la méthodologie « Une seule santé » avait explosé, passant de deux en 2010 à 60 dans la première moitié de 2021. Elle a également fondé le comité étudiant « Une seule santé ». Deux cents personnes se sont inscrites à l’activité inaugurale du comité à la fin de 2019, et près de 50 personnes ont présenté leur candidature pour siéger au conseil consultatif. « Il y a eu un fort engouement. Les gens se sont vraiment sentis interpellés », se réjouit-elle.

L’Université de Guelph a créé en 2020 une spécialisation collaborative en approche « Une seule santé ». Les étudiant.e.s effectuent une maîtrise ou un doctorat dans l’un des 18 départements de l’établissement tout en suivant des cours et en rédigeant une thèse portant sur l’approche. Cet automne, l’établissement est revenu à la charge et a lancé un baccalauréat en approche « Une seule santé », le seul programme de premier cycle sur le sujet au Canada. Plus de 300 personnes y ont présenté une demande d’admission, et 52 ont été admises. Ce programme est chapeauté par le Collège des sciences biologiques, en collaboration avec trois autres facultés.

« Soudainement, tout le monde, à tous les niveaux, veut travailler avec l’approche « Une seule santé » », constate Patrick Leighton, professeur d’épidémiologie et de santé publique à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal. La COVID-19 et l’hypothèse selon laquelle elle a d’abord été transmise aux humains par des animaux ont contribué à braquer les projecteurs sur le concept. « Une seule santé » a capté l’attention des étudiant.e.s, qui y voient une approche sensée qui permet de développer des compétences professionnelles en forte demande et une communauté de recherche souhaitant travailler sur des projets d’envergure et changer les choses.

Origine et historique

À bien des égards, l’approche est vieille de plusieurs siècles. « Ce n’est pas une idée saugrenue sortie de nulle part; elle était appliquée par les peuples anciens. Les Premières Nations, par exemple, ont une compréhension très intuitive du principe « Une seule santé » », souligne Emily Jenkins, professeure au Collège de médecine vétérinaire de l’Ouest de l’Université de la Saskatchewan. Au XXe siècle, c’est par le terme « Une seule médecine » que l’on désignait le lien entre la santé animale et la santé humaine. Puis c’est l’approche écosystémique de la santé (encore utilisée de nos jours) qui est devenue en vogue. Le terme « Une seule santé », né vers 2004 pendant l’épidémie de SRAS, est quant à lui resté, sans que l’on sache pourquoi.

« Une seule santé » a notamment gagné en popularité, car on a réalisé au début des années 2000 la nécessité d’une telle approche pour bien comprendre les multiples facteurs contribuant à des crises sanitaires et s’y attaquer. Pensons à des situations comme l’éclosion mortelle d’E. coli à Walkerton, en Ontario, due à la contamination de l’eau potable, et à des éclosions de zoonoses comme la grippe aviaire et le virus du Nil occidental qui se transmettent des animaux aux humains. Il y a en plus la menace croissante des infections résistantes aux antibiotiques. Selon un rapport du Conseil des académies canadiennes, 5 400 personnes sont mortes au Canada en 2018 en raison de la résistance aux antimicrobiens, un problème causé par la surutilisation d’antibiotiques chez les humains, mais surtout chez les animaux.

En 2008, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation mondiale de la santé animale et d’autres organisations mondiales d’envergure ont créé un cadre stratégique sur les maladies infectieuses axé sur l’approche « Une seule santé ». Aux États-Unis, les Centres de contrôle et de prévention des maladies ont créé en 2009 le One Health Office, qui fait partie du Centre national pour les zoonoses et les maladies infectieuses émergentes. Le premier Congrès international « Une seule santé » s’est tenu en 2011. Peu après, on a vu naître des groupes comme la One Health Commission et le One Health Global Network.

C’est aussi cette année-là que les universités canadiennes ont véritablement commencé à adopter l’approche. À l’époque, en effet, l’Université de la Saskatchewan a fait d’« Une seule santé » un domaine de recherche de prédilection (un engagement renouvelé en 2022). Si par la création cette année de l’Initiative « Une seule santé », l’Université de Montréal fait de l’approche une priorité stratégique en matière de recherche, plusieurs membres du corps professoral menaient depuis déjà un certain temps des travaux suivant cette approche via le Centre de recherche en santé publique et le Groupe de recherche en épidémiologie des zoonoses et santé publique (GREZOSP).

Écologiste de formation, M. Leighton est membre de l’Initiative et du GREZOSP en plus d’être directeur du Réseau de recherche national sur la maladie de Lyme. Selon lui, le cas de l’envahissement des parcs publics par les tiques infectées causant ainsi un risque pour la santé des humains et des animaux qui fréquentent ces endroits représente un « parfait exemple » d’un enjeu nécessitant une approche « Une seule santé », car il se trouve au croisement de la faune sauvage, des environnements naturels et sociaux, et de la santé humaine. Le réseau de recherche mène actuellement un projet dans un parc de Bromont, où des souris sont traitées avec un pesticide placé dans des sites d’appâtage. L’objectif est d’empêcher la transmission de la maladie des souris aux tiques, et par conséquent sa propagation à d’autres animaux et aux humains. Le projet, qui vise aussi à encourager des changements de comportement, comme rester sur les sentiers et vérifier la présence de tiques après une promenade dans le parc, est appuyé par la ville et des groupes communautaires.

À l’Université de Calgary, des membres du groupe de recherche One Health ont lancé en 2020 un projet visant à examiner une éclosion de COVID-19 qui s’est produite dans une usine de transformation de la viande en Alberta. Les chercheurs veulent comprendre la cause de l’éclosion et la réponse à celle-ci, en plus de recueillir des témoignages sur les employés, le tout avec la collaboration des sujets de la recherche et de leur syndicat, précise Herman Barkema, professeur d’épidémiologie des maladies infectieuses à l’Université de Calgary et directeur du groupe.

Les travaux qui appliquent l’approche « Une seule santé » portent aussi sur la situation dans son ensemble. Arne Ruckert est chercheur en développement international à l’Université d’Ottawa et coordonnateur de recherche du Réseau 1 Seule Santé, un groupe de recherche axé sur les maladies infectieuses et la résistance aux antimicrobiens. En 2021, il a coécrit un mémoire qui exhortait l’OMS à inclure l’approche dans son traité sur les pandémies, qui établirait des règles internationales sur le partage de connaissances en matière de santé et la préparation aux pandémies. « Nous avons soutenu que sans une forme de structure « Une seule santé » à l’échelle globale, qui évaluerait les capacités d’intervention en santé, il sera impossible de déterminer dans quelle mesure les pouvoirs publics des pays pourront coordonner la réponse à une pandémie », déclare le chercheur.

Dans les salles de cours

Les compétences qu’apprennent les étudiant.e.s des programmes « Une seule santé » sont utiles pour mener des recherches dans le domaine, mais elles sont aussi recherchées dans d’autres secteurs, notamment l’administration publique, la santé et les relations internationales. « Nous formons les gens à réfléchir différemment, analyse M. Leighton. Nous voulons les amener à éviter les vases clos disciplinaires et à aborder les problèmes d’un point de vue systémique. »

C’est l’une des raisons pour lesquelles d’autres universités que celles de l’Université de Guelph veulent faire connaître ces concepts à leurs étudiant.e.s. L’Université de la Saskatchewan, avec son certificat de premier cycle en approche « Une seule santé », fut l’une des premières à offrir ce champ d’études en 2014. Bénéficiant d’une bourse du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, le certificat a été offert pendant huit ans. Mme Jenkins précise que l’établissement veut obtenir une nouvelle bourse pour créer un programme de formation similaire axé sur la préparation à la menace biologique.

« Nous formons les gens à réfléchir différemment. Nous voulons les amener à éviter les vases clos disciplinaires et à aborder les problèmes d’un point de vue systémique. »

En 2018, l’École de médecine et de dentisterie Schulich de l’Université Western a ajouté une spécialisation en approche « Une seule santé » à son baccalauréat en science médicale. Les étudiant.e.s peuvent ainsi suivre des cours obligatoires sur le sujet et faire leur projet de recherche et leur thèse de dernière année avec un.e superviseur.e d’un autre département. « La demande continue de grimper », remarque Francisco Olea-Popelka, titulaire de la Chaire Beryl Ivey axée sur l’approche « Une seule santé » de l’Université Western depuis 2019.

Dès son arrivée en poste, M. Olea-Popelka a offert aux étudiant.e.s en sciences de la santé deux cours de troisième année sur le sujet, dont ceux compris dans la spécialisation, et a dû hausser le nombre d’inscriptions pour répondre à la demande. En 2021-2022, 60 personnes étaient inscrites au cours d’introduction Fondements de l’approche « Une seule santé » et 40 autres étaient sur la liste d’attente (120 personnes sont inscrites à l’automne 2022). L’Université Western a lancé la majeure en approche « Une seule santé » en 2021. Comme elle est conçue pour faire partie du programme avec double majeure, les étudiant.e.s pourront combiner ce domaine d’études à un autre. M. Olea-Popelka se réjouit du fait que les étudiant.e.s adhèrent à « Une seule santé », qui est selon lui un moyen plus efficace d’aborder les problèmes, en regardant ce qui se fait ailleurs dans les universités. « Mon but, c’est de changer la culture de l’éducation, de la santé et de la médecine. »

M. Barkema et ses collègues à l’Université de Calgary travaillent à la création d’une maîtrise et d’un doctorat qui seront offerts à partir de 2024. Le scientifique explique que ces diplômes, tout comme le One Health Summer Institute organisé par l’Université en 2022, sont préparés en collaboration avec des groupes autochtones. L’Université de Montréal planche aussi sur un programme de doctorat qui viendra compléter sa maîtrise en santé publique, où il est déjà possible d’avoir une concentration en « Une seule santé ».

Dès 2024, l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard pourrait être la première à intégrer une approche de santé planétaire (qui traite des répercussions des activités humaines sur la planète) à sa Faculté de médecine. « Notre université a déjà une Faculté de médecine vétérinaire et une École des changements climatiques; il nous semblait donc logique de suivre cette trajectoire », soutient Laurie McDuffee, professeure au Département de gestion de la santé du Collège vétérinaire de l’Atlantique de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard.

Les autres facultés de médecine canadiennes semblent vouloir lui emboîter le pas. Par exemple, l’Association des facultés de médecine du Canada ajoutera les compétences en santé planétaire à sa mise à jour du curriculum en 2025. (La santé planétaire est une approche similaire qui intègre davantage les enjeux environnementaux.) Mme McDuffee remarque que le traitement de l’anxiété climatique et la réponse aux catastrophes météorologiques prennent de plus en plus de place dans le rôle des fournisseurs de soins de santé.

« Ce n’est pas suffisant »

Toutefois, lorsqu’on s’éloigne de ces programmes et des facultés de médecine vétérinaire, on constate que peu d’étudiant.e.s sont exposé.e.s à l’approche « Une seule santé », même lorsqu’elle est pertinente pour leur discipline. D’ailleurs, le débat entourant le moment idéal pour offrir les compétences associées à l’approche n’est pas tranché. « Nous n’en ferons pas un diplôme de premier cycle, indique M. Barkema, de l’Université de Calgary. Nous ne voulons pas former des gens qui ont une connaissance générale de plusieurs domaines, mais n’en maîtrisent aucun. »

L’un des obstacles à l’adhésion des étudiant.e.s et de la communauté de recherche à l’approche « Une seule santé » est la nature des structures universitaires. « Nous sommes pris en vase clos, déplore M. Barkema. Les étudiant.e.s en médecine et en médecine vétérinaire n’ont généralement aucun cours ensemble. On ne nous apprend pas à collaborer. » Par conséquent, les universitaires de différentes disciplines ont du mal à bien communiquer entre eux. « On se rebute mutuellement avec notre jargon, affirme Mme Jenkins. Même le fait de trouver une terminologie commune ou un terrain d’entente avec des gens d’autres disciplines est vraiment ardu. »

« L’approche “Une seule santé” est fondée sur l’action. Elle ne sert pas seulement à apprendre; elle doit aussi mener à une meilleure santé pour les humains, les animaux et l’environnement. »

Puisque bien souvent, les projets « Une seule santé » sont dirigés et leur orientation décidée par des vétérinaires, il est difficile de susciter l’adhésion d’autres expert.e.s, comme des spécialistes des sciences sociales. « Nous avons besoin de ces spécialistes, mais allons-nous à leur rencontre? demande Mme Pearce. Il faut que ce soit important pour ces universitaires et bénéfique pour leurs travaux. » Sans leur contribution, l’approche « Une seule santé » devient moins efficace. « Les sciences sociales doivent avoir une grande place, plaide M. Ruckert. Environ 75 à 80 % de tous les problèmes de santé tirent leur origine non pas de facteurs biologiques ou génétiques, mais des déterminants sociaux. »

Pour être réellement efficace, l’approche doit être intégrée aux projets sur le terrain. « L’approche « Une seule santé » est fondée sur l’action, explique M. Olea-Popelka. Elle ne sert pas seulement à apprendre; elle doit aussi mener à une meilleure santé pour les humains, les animaux et l’environnement. » Pour cela, on doit s’engager à long terme. Pour amener les projets « Une seule santé » plus loin, le chemin vers les bourses de recherche doit être plus clairement établi. À l’heure actuelle, les organismes de financement sont aussi cloisonnés que les universités. « « Une seule santé » tombe dans les mailles du financement des trois organismes subventionnaires fédéraux », se désole M. Leighton. Il y a eu des appels ponctuels, mais dans les concours réguliers, les projets axés sur « Une seule santé » peuvent être pénalisés en raison de leur multidisciplinarité.

Selon un document sur la prévention d’éclosions de zoonoses rédigé en 2022 pour la Société royale du Canada, la communauté de recherche pourrait obtenir un financement stable si le Canada avait une stratégie nationale en place. Mme Jenkins note que des discussions sur la création d’un institut national ont eu lieu, mais qu’elles ont été menées par les écoles vétérinaires. « Pourquoi les facultés de médecine et compagnie devraient-elles participer à ces discussions? demande-t-elle. Nous avons encore beaucoup à faire pour les convaincre qu’elles ont une place à la table. »

S’il y a des actions à prendre pour qu’il y ait reconnaissance nationale de l’approche « Une seule santé », il faut les prendre maintenant, pendant que la COVID-19 persiste et que la conscience du lien humains-animaux-environnement est encore bien présente. « Il y a beaucoup d’adhésion en ce moment », observe M. Ruckert, qui prévoit que l’intérêt du public s’émoussera, surtout si les interventions axées sur la recherche diminuent. « Il n’y aura pas de solutions immédiates et bon marché. »

Rédigé par
Diane Peters
Diane Peters est une rédactrice-réviseure basée à Toronto.
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