Du poids des livres

Réflexion sur une carrière universitaire à travers l’accumulation, la transmission et le détachement des livres.

21 janvier 2025
Photo courtosie de : istock.com/Riska

Les livres finissent toujours par vous avoir.

Pour un professeur d’un certain âge, comme moi, qui a commencé ses études doctorales il y a près de quarante ans et dont les premiers travaux portaient sur les textes, l’interprétation, l’histoire des idées… ce qui reste à la retraite, ce sont les livres. Les livres papier.

Comme mes collègues de ma génération, j’en avais une murale impressionnante et foisonnante. De cet amalgame émanait une biographie bien personnelle, à multiples facettes. Même si je ne les consultais pas souvent, ils avaient plusieurs fonctions. L’une d’elles, comme je le disais parfois à mes cohortes étudiantes, surtout sur le ton de la plaisanterie, était de les intimider.

Si les accumulations de notre bibliothèque illustrent ce qu’on a amassé pendant notre carrière universitaire, que représente leur antithèse — leur dispersion? Et d’où vient ce poids qu’on leur accorde?

Les accumulations se racontent aisément. Le récit débute par une mission aux moyens limités, parmi les librairies d’occasion de Kingston, en Ontario; chacune ayant une méthode de classement, des périls des odeurs de renfermé qui lui étaient propres. C’est là, ou lors de la vente annuelle de livres au profit de l’orchestre du coin, que j’ai mis la main, à la fermeture, sur une édition de 1830 de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse traduite par Hobbes pour 4 $, ou encore que j’ai trouvé une mine d’or d’ouvrages presque neufs, à peine annotés — soit les livres d’universitaires à la retraite.

Quand l’heure est venue de déménager ma collection croissante, lorsque j’ai eu un poste dans une faculté à deux fuseaux horaires de distance, j’ai découvert que les entreprises de déménagement sous-estiment le poids des livres. Moi aussi, à une certaine manière.

Bien des livres tapissant mon mur étaient auréolés de leurs propres mythes. Certains m’avaient été offerts en cadeau, ou avaient été le fruit de découvertes inattendues. Certains m’avaient inspiré un fil conducteur pour un cours, lorsque je l’avais donné pour la première fois. L’un d’eux avait été prêté à une personne à qui j’enseignais, qui l’avait ramené par erreur à la bibliothèque. Des mois après, je l’avais emprunté, croyant avoir « perdu » mon exemplaire. J’ai remarqué l’écriture familière des annotations marginales et la dédicace de l’auteur à mon intention sur la couverture intérieure. J’ai réussi à le récupérer et j’ai gardé sa cote sur le dos pendant des années.

Ces ouvrages ont été l’autel dialogique à partir duquel je pouvais invoquer des prises de position, des argumentaires ou des questions en suspens; ils ont été le spectre de mes projets inachevés et de mes limites intellectuelles, me donnant une leçon d’humilité, car je ne les ai jamais tous finis ou compris; et ils m’ont rappelé une autre époque, celle avant les longues périodes passées en fonctions administratives, avant les courriels et les téléphones intelligents; celle où je me penchais plus attentivement sur mes lectures. C’est ainsi qu’on pourrait dire que ces livres m’ont toujours tenu redevable. Et, à dire vrai, je suis content de m’être libéré de certains d’entre eux.

Il y a des années, mes premières réflexions sur la retraite se portèrent notamment sur la question livresque. J’ai limité les achats. J’ai pris connaissance de la pile annonciatrice de bouquins laissés par mes collègues à leur départ et restés intouchés, au bout du couloir de notre département.

À ma retraite, j’avais un plan. Les premières étapes furent bien satisfaisantes. J’ai amené une boîte de livres à mon dernier séminaire et j’ai invité chaque personne de mon groupe à en prendre au moins un; une fois ces bouquins évaporés, je suis allé en chercher d’autres. J’ai invité des étudiantes et étudiants aux cycles supérieurs à passer par mon bureau, pendant ces jours anxieux postpandémiques et je les ai observés de loin, intrigué par ce qu’ils laissaient de côté. J’ai posté des livres jusqu’au Royaume-Uni à celles et ceux qui avaient été dans mes classes. J’ai donné deux lourdes boîtes à une organisation qui offreait des livres aux bibliothèques des prisons, et une autre à un collège tribal. J’ai niché quelques ouvrages dans les piles au bout du couloir.

Ce qu’il restait — les bouquins que j’avais mis de côté ou ceux qui n’avaient pas été choisis — m’a raccompagné à la maison. J’ai dressé jusqu’au plafond une autre bibliothèque dans mon petit bureau au sous-sol. Ce qui ne rentrait pas a pris le chemin du garage — une solution à court terme — et j’ai donc entrepris de faire une liste de librairies d’occasion réputées. L’antiquaire chez qui j’avais amené deux boîtes a rapidement choisi une dizaine de livres avant de m’offrir 75 $. Je n’ai pas négocié. J’étais soulagé de voir que mes bouquins avaient encore une certaine valeur et que, en leur donnant la chance d’orner de nouvelles tablettes, j’avais pris mes responsabilités contre la censure évoquées par John Milton (« celui qui détruit un bon livre anéantit la raison elle-même »).

Pour le reste, je suis rapidement revenu sur le plancher des vaches. Un magasin m’a demandé des photos, puis n’a pris que deux livres. À un autre, j’ai posé deux boîtes sur le comptoir et rempli un formulaire avec mes coordonnées, en cochant la case permettant à la boutique d’envoyer ce qu’elle ne gardait pas à une œuvre de charité. Nous sommes dans un marché acheteur. Quand la boutique m’a rappelé pour m’offrir un prix, j’étais étonnamment guilleret. Un peu plus tard cette semaine-là, le dernier magasin sur ma liste m’a pris une poignée de livres pour 20 $, avec un « merci » contrit.

J’ai repris quelques-uns de ceux qui restaient. Le reste est allé à l’Armée du Salut. Ou bien, hélas, au dépotoir.

Pour l’heure, ma tâche est achevée. Je vis toujours dans mon château de livres — de papier —, même si je me tourne dorénavant surtout vers les bibliothèques pour mes nouvelles lectures. Le jour viendra, je le sais bien, où je devrai de nouveau mettre la hache; d’ici là, la présence de mes livres me ramènera inévitablement à des questionnements sur le sens de la carrière, de la vie et des objets eux-mêmes — et le point final de tout ça, chaque chose à sa manière.

Dans l’Ecclésiaste, on insiste bien : il y a « un temps pour garder et un temps pour jeter ». Je ferai donc de nouveaux dons, même si je connaitrai moins d’étudiantes ou d’étudiants, ou de professeures ou professeurs en début de carrière. J’aurai à nouveau rendez-vous avec les réalités pragmatiques du marché du livre d’occasion. Enfin, la dernière et non la moindre, ce sera l’étagère de mes écrits. Je cite encore l’Ecclésiaste : « Tout est vanité. (…) Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. »

Pour l’instant, je continue de lire. Je n’ai pas d’objectif particulier — seulement, parfois, une certaine curiosité envers des livres autrefois formateurs. 

Mon intuition me dit qu’il me sera profitable de m’imposer la discipline de la lecture, de réfléchir à partir d’un mélange songé d’ouvrages. Et puis il me sera profitable, un livre à la fois, de les donner.

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