Les excès de la liberté académique remis en perspective

La liberté académique permet de réfléchir sur tous les sujets, mais un universitaire peut-il alimenter une théorie raciste?

10 août 2021
Birds flying

Pour paraphraser un billet de la sociologue Sheila Cote-Meek de l’Université York, il est toujours pertinent de discuter des discriminations dans le monde universitaire. Et j’ajouterais qu’il est tout aussi impératif de ne pas se cacher derrière la liberté académique pour alimenter les affirmations gratuites, les préjugés et les discriminations. Au cours des derniers siècles, ce sont des hommes de science qui alimentaient les théories racistes les plus suivies, et pas seulement dans l’Allemagne hitlérienne.

Garanti par les chartes et par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le principe de la liberté d’expression est chéri de tous, parfois jusqu’à l’absolu. En soi, la liberté de pouvoir dire tout ce que l’on veut apparaît comme un idéal, que l’on voudrait illimité. Pour plusieurs, la liberté de ne rien censurer dans ses déclarations publiques équivaudrait à la liberté de penser de chacun, selon sa conscience. La liberté de conscience est également garantie par la même Déclaration universelle.

« Et pourtant, elle tourne »

Tous les universitaires — et pas seulement les historiens — se souviennent du cas déchirant de Galilée, homme de science par excellence, qui a dû renoncer à sa conception d’une Terre qui tourne autour du soleil, afin de ne pas contredire ce qui était énoncé dans les écrits sacrés à propos de notre planète « située au centre de l’univers ». « Et pourtant, elle tourne », laissait-il échapper, désespérément. On repense aussi au cas des sociologues allemands de la génération de Théodor Adorno qui, quelques années avant la Deuxième guerre mondiale, ont été contraints de quitter leur patrie, car leurs enseignements postmarxistes ne cadraient pas avec la perspective de la nouvelle Allemagne. Par ailleurs, dans des pays comme la Belgique ou les États-Unis, il existe des universités et des collèges affiliés à une religion, qui enseignent une conception du monde en accord avec une tradition religieuse; cet ancrage est clairement énoncé et souvent vérifié dans les faits, dans la manière dont les cours sont orientés; les professeurs sont recrutés en fonction de ces critères et de leur adhésion à cette optique.

Ces exemples fameux nous rappellent l’importance de la liberté académique : la possibilité de contredire les traditions, les discours déjà admis ou les dogmes religieux, pour faire avancer la connaissance, le doute et les débats, et ce, sans risquer de se heurter à une religion ou à une école de pensée divergente ou omnisciente.

Dans le mot « université », il y a « univers », ce qui sous-tend la logique voulant que l’étudiant suit des cours pour être exposé à une multitude de points de vue qui, pris ensemble, sembleraient se contredire les uns face aux autres.

Ainsi, un étudiant acceptera d’être exposé à la doctrine d’un professeur antiaméricain, marxiste, profondément croyant ou athée, ou politiquement engagé, mais seulement à condition de pouvoir entendre le point de vue diamétralement opposé, et de pouvoir ensuite se faire une idée pour lui seul, sans aucune forme de contrainte.

L’université moderne doit pouvoir s’aventurer sur des terrains instables et contaminés, étudier les microbes et les virus les plus dévastateurs, examiner la noirceur de nos sociétés et des esprits les plus déréglés afin d’y trouver du sens et tenter d’y apporter des solutions. C’est sa mission. Nous devons aussi, en tant qu’universitaires, explorer les sujets qui dérangent : les discriminations, les stéréotypes, le racisme, l’intolérance, etc. Mais pourquoi s’attarder à étudier le mal, la méchanceté et les idées fausses?

Tout comme le criminologue étudie les déviants; tout comme l’archéologue déterre les ordures oubliées d’un autre millénaire : il faut parfois se salir les mains pour comprendre les humains.

Comment ils en sont arrivés là?

La liberté académique existe pour permettre aux professeurs de s’aventurer au milieu des controverses, des problèmes les plus criants, de comparer des points de vue divergents et d’en discuter franchement. Non pas pour déclarer qui a tort et qui a raison, mais pour comprendre « comment ils en sont arrivés là? ». Cette question pourrait s’appliquer à élucider bien des problèmes complexes. Les exemples de questionnements semblent infinis, dans une multitude de domaines. Comment les génocides ont-ils été rendus possibles? Comment le définir? Comment a-t-on toléré le racisme? Pourquoi laisse-t-on des personnes adhérer aveuglément à des sectes religieuses qui gâchent tant de vies?

Dans un monde idéalisé, la liberté académique permettrait de dire une chose et son contraire, car l’étude et l’analyse doivent se baser non pas sur l’adhésion, la croyance ou l’imitation, mais d’abord sur la compréhension des logiques internes de chaque attitude, de chaque position. Le plus difficile — mais ce devrait être notre but — serait de se mettre à la place de celui qui ne pense pas comme nous, qui profère des idées qui nous font horreur. Il faudrait pouvoir « sortir de soi » et se placer, momentanément, dans la peau de l’Autre. Non pas pour adopter son attitude ni pour l’approuver, et encore moins pour l’excuser, mais pour mieux saisir ses référents, sa sphère d’idées, les fondements de sa morale, mais aussi détecter ses erreurs de jugement et ses raisonnements fautifs. Et ensuite pouvoir se sortir de cette position instable et revenir à soi-même. Si le professeur réussit à exposer et à faire comprendre à ses étudiants des perspectives opposées, il aura réussi sa leçon. On demande à l’universitaire de se démarquer des discours ambiants, de s’élever au-dessus des préjugés, d’expliquer scientifiquement plutôt que d’accuser gratuitement.

Conclure que la liberté d’expression doit être illimitée est un leurre; c’est le résultat d’une lecture partielle et d’une conception bancale de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui garantit, avant même le principe de la liberté d’expression, celui de la dignité humaine. La liberté d’expression s’arrête au moment où l’on ne respecte plus la dignité de l’individu, des groupes ou d’une nation. La ligne de démarcation semblera claire. La liberté de tout dire doit s’arrêter au moment où l’on s’attaque à la dignité des individus, et à plus forte raison lorsqu’on le fait systématiquement, lorsqu’on en fait son métier, sa profession, son gagne-pain. Si un universitaire, une personnalité publique ou quiconque dispose d’une tribune se sert de son statut pour répéter à l’envi un même message discriminant, il a failli à sa mission et mérite le blâme.

Et comme l’écrivait Raymond Aron en s’inspirant de Montesquieu : « Nous jouissons tous de certaines libertés, et nous ne jouissons jamais de toutes les libertés. »

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