Repenser les travaux de rédaction des étudiants au premier cycle

Les articles d’opinion constituent l’outil idéal pour aider les étudiants à acquérir des compétences importantes.

13 février 2018
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Les communications savantes argumentatives portant sur un enjeu moral, politique ou social ont quelque chose de plutôt futile. Bien qu’elles affinent efficacement les compétences de rédaction, de recherche et de pensée critique des étudiants, elles ratent habituellement leur cible, celle de convaincre le lecteur. Peu importe le nombre de preuves fournies, la structure logique du texte, la clarté et la concision de l’écriture, il est improbable que le lecteur dont la perspective morale diverge de celle de l’auteur soit convaincu. Pourquoi?

Les êtres humains sont des raisonneurs motivés. De nombreuses recherches effectuées par des cognitivistes et des psychosociologues ont démontré que nous acceptons sans critiquer l’information qui correspond à nos croyances existantes et que nous remettons en question l’information qui les contredit. Si je suis végétalien, un texte argumentatif justifiant moralement la consommation de viande me contrariera. Je serai donc motivé à prendre l’auteur en faute. Toutefois, si je lis un article qui défend le végétalisme sur le plan moral, je croirai que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je ferai fi des lacunes de l’article, tandis qu’un carnivore ne verra qu’elles.

Le raisonnement motivé met en lumière la nature de nos croyances morales. Malgré ce que nous pouvons penser, nos croyances ne résultent pas d’un processus rationnel fondé sur des faits. Selon les travaux empiriques de psychologues spécialistes de la conscience morale comme Joshua Greene, nos croyances morales reposent sur nos intuitions et nos sentiments. Comme ce dernier l’explique dans Tribus morales, l’individu moral rationnel éprouve un certain sentiment à l’égard d’un enjeu moral, puis trouve une façon qui semble rationnelle de justifier ce sentiment. Est-il étonnant que les textes argumentatifs ne parviennent généralement pas à convaincre le lecteur? Ils ne franchissent pas nos barrières rationnelles de justification et n’ébranlent pas le noyau affectif de nos croyances.

Il n’est pas surprenant que certains des arguments moraux les plus convaincants visent d’abord les émotions du lecteur. Pensez au texte classique de l’environnementaliste Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables. L’ouvrage s’ouvre sur des descriptions poétiques de la beauté de la nature. Après avoir rallié le lecteur à la cause du respect de la planète, l’auteur présente son argument sur l’« éthique de la terre ».

Martha Nussbaum, la philosophe contemporaine, utilise souvent une stratégie rhétorique semblable. Dans Creating Capabilities, elle raconte d’abord l’histoire de Vasanti – une pauvre femme du nord-ouest de l’Inde qui lutte pour améliorer sa qualité de vie – avant de passer à son argument rhétorique prônant la justice politique. Dans les deux cas, le cadre émotionnel permet à l’auteur de toucher le lecteur. Une fois le lien établi, l’argument est beaucoup plus susceptible d’être bien reçu.

Les articles d’opinion constituent l’outil idéal pour aider les étudiants à acquérir les compétences rhétoriques importantes qui mobilisent et persuadent le lecteur. Comme un texte argumentatif, un bon article d’opinion présente une argumentation fondée sur des faits. Toutefois, il fait encore plus que cela. Les auteurs d’articles d’opinion peuvent raconter des histoires, des anecdotes et des expériences personnelles. Ainsi, ils touchent plus profondément le lecteur. En suscitant l’empathie ou en utilisant l’humour, ils s’adressent au cœur du lecteur et non seulement à sa tête. Émotionnellement touché, ce dernier parvient plus facilement à voir les choses du point de vue de l’auteur. Il devient ainsi plus facile à convaincre.

Ces dernières années, j’ai enseigné la rédaction d’articles d’opinion à des milliers d’étudiants au premier cycle dans toutes les disciplines des arts et des sciences humaines. Lorsqu’ils écrivent des articles d’opinion au lieu de devoir respecter les conventions astreignantes de l’« académie », les étudiants se sentent libérés. Ils peuvent faire preuve de créativité et rédiger avec style. Néanmoins, certaines facultés hésitent encore à inclure ce genre rédactionnel dans leurs plans de cours. Après tout, l’article d’opinion ne s’adresse pas exclusivement à un lectorat universitaire. De plus, le fait de faire appel aux émotions du lecteur ne constitue-t-il pas une faute scientifique? Ces préoccupations révèlent l’archaïsme d’une certaine méthode d’enseignement universitaire. Pourquoi insistons-nous pour que les étudiants au premier cycle écrivent selon les conventions précises des revues savantes alors que si peu occuperont un poste dans le milieu universitaire?

Je ne propose pas d’abandonner complètement le texte argumentatif, car ce genre permet de développer des compétences clés en recherche et en rédaction. Cependant, les professeurs pourraient intégrer le texte argumentatif dans un modèle d’apprentissage progressif de la rédaction qui culminerait par la production d’un article d’opinion. Les étudiants rédigeraient d’abord une communication savante argumentative, puis la transformeraient en article d’opinion destiné à un plus large lectorat. Les professeurs pourraient alors encourager les étudiants qui rédigent de bons articles d’opinion à les soumettre à des journaux. Plutôt qu’une fin en soi, la rédaction de textes par les étudiants permettrait ainsi de susciter la discussion dans la sphère publique.

James Southworth est conseiller en rédaction à l’Université Wilfrid Laurier.

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