Quel bonheur j’ai éprouvé lors de ma première collecte de données. La tâche, bien qu’ardue, constituait un minuscule premier pas vers le savoir scientifique. Après avoir passé plusieurs années à étudier la neuroscience de la dépendance, j’ai dû en venir à la conclusion que les travaux de recherche, de la collecte de données à la publication d’articles en passant par la demande de subventions, sont souvent menés de façon si compulsive qu’ils semblent occasionner une dépendance étonnamment semblable à celles que je tentais d’illustrer en laboratoire.
Comme la toxicomanie, la dépendance aux données constitue un trouble récurrent et chronique. Le besoin de recueillir de l’information est si compulsif qu’il fait fi de toutes conséquences négatives. Elle peut comprendre un phénomène de tolérance s’expliquant par la nécessité de recueillir davantage de données pour atteindre le bien-être recherché. Des rages ou un sevrage peuvent aussi se produire si aucune donnée n’est obtenue pendant une période prolongée.
Plus qu’une carrière, la recherche est souvent un mode de vie très prenant. Prenons l’exemple de Maura Gillison, une des talentueuses scientifiques ayant découvert que le virus du papillome humain cause le cancer du col de l’utérus. Elle aurait, à un moment donné, passé 18 mois sans prendre un seul jour de congé. Même dans mon domaine, il n’est pas inhabituel de travailler tous les jours pendant quelques mois, car les rats ne prennent pas de vacances. Mais ces efforts continus et prolongés peuvent facilement causer de l’anxiété, un épuisement et un isolement social.
Au fil du temps, une certaine tolérance s’installe chez le chercheur. Au départ, il se réjouit d’aider à rédiger un article ou, pendant ses études supérieures, d’en publier un par année. Mais, dès le postdoctorat, l’euphorie diminue, et les articles doivent être plus nombreux ou prestigieux pour être satisfaisants. Quant aux chercheurs principaux, ils en viennent à ne plus pouvoir se contenter de recueillir eux-mêmes des données. Ils cherchent à obtenir des subventions toujours plus importantes afin d’être constamment approvisionnés par leurs étudiants, leur personnel et leur réseau croissant de collaborateurs.
Malheureusement, dans le milieu de la recherche, les choses vont souvent mal pendant de longues périodes. C’est là que les symptômes de sevrage peuvent se manifester. Le chercheur devient anxieux, et il s’inquiète du moment où de nouvelles données lui permettront d’écrire un article important ou d’obtenir une subvention. Il sait sans doute que les emplois ne manquent pas pour les gens intelligents, mais sa soif de données le ramène toujours au laboratoire ou sur le terrain et le pousse à refuser des emplois payants, malgré l’attrait d’un horaire raisonnable et de meilleures conditions. Il peut éprouver des rages de données si puissantes que, même après une expérience traumatisante au doctorat, il reprendra la recherche (et rechutera), même s’il doit pour cela commencer un nouveau doctorat ailleurs.
De nombreux chercheurs sont heureux au travail, mais une proportion importante d’entre eux travaillent dans des conditions très stressantes. Bien sûr, les chercheurs ne sont pas tous dépendants aux données, tout comme les personnes qui boivent de l’alcool ne sont pas toutes alcooliques. Mais le simple fait de savoir qu’il est possible d’être dépendant aux données peut aider à prendre conscience d’habitudes de recherche inappropriées ou néfastes.
Les chercheurs peuvent s’efforcer d’entretenir des liens avec des parents ou amis qui ne gravitent pas autour du milieu universitaire. Des études ont démontré que l’isolement social ou un réseau social inadéquat peuvent favoriser la consommation de drogues. Il semble donc particulièrement indiqué pour les chercheurs d’entretenir des relations en dehors du milieu universitaire, avec des personnes ne risquant pas de souffrir de dépendance aux données et qui pourront les ramener sur terre au besoin.
Une prise de conscience des symptômes peut aussi favoriser la recherche d’un traitement, en cas de besoin. Les chercheurs devraient donc porter attention aux incidences de la collecte de données sur leur humeur. Par exemple, si vous vous sentez excessivement anxieux ou coupable de ne pas travailler lorsque vous n’êtes pas au laboratoire ou sur le terrain, vous avez peut-être besoin d’aide.
Heureusement, vos amis, votre famille, vos collègues, vos mentors, les conseillers en orientation et les professionnels de la santé mentale peuvent vous aider. Pour les thérapeutes spécialisés en dépendance, un traitement « réussi » se définit par l’abandon total ou la réduction importante, jusqu’à un niveau inoffensif, de la consommation. Par ailleurs, il revient au chercheur de consulter ses confidents et conseillers pour décider s’il doit réorienter sa carrière ou s’il peut mener une vie équilibrée dans le milieu de la recherche.
La dépendance aux données est un trouble nocif qui peut engendrer du stress, de l’anxiété et un isolement social chez les chercheurs. Mais elle peut être évitée. En étant attentifs aux symptômes, nous pouvons obtenir l’aide dont nous ou nos collègues avons besoin pour mener une carrière enrichissante, mais qui ne prend pas toute la place.
Shaun Khoo est chercheur postdoctoral au Département de pharmacologie et physiologie de l’Université de Montréal.
Excellent article! On commence à parler de ce sujet plus fréquemment…mais qu’il soit vivement discuté dès l’entrée aux cycles supérieures ! Des chercheurs/étudiants en santé ne peut être qu’une bonne chose pour le monde académique… ne l’oublions pas…