Passer au contenu principal
Parole aux leaders

L’exode des cerveaux n’est pas une fatalité : les universités font partie de la solution

La question n’est pas tant de mettre fin à la migration des compétences que d’équilibrer le capital humain.

par SANNI YAYA | 13 JAN 23

L’exode des cerveaux, défini comme la migration massive, volontaire ou forcée sans espoir de retour, de l’élite intellectuelle d’un pays, est un phénomène ancien. Les raisons de ce mouvement sont parfois manifestes, telles les persécutions politiques de l’ordre des pogroms nazis qui ont vidé l’Allemagne d’un nombre important de ses scientifiques à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale. Le même phénomène a été observé en Haïti quand la dictature de Papa Doc a conduit à l’exil bien des membres de l’intelligentsia hors des frontières nationales.

Aujourd’hui encore, sous nos yeux ébahis, le conflit russo-ukrainien jette sur le chemin de l’exil des milliers de personnes qui, fuyant l’Ukraine, se sont éparpillées dans les pays de l’Europe voisine et jusqu’en Amérique. Ainsi, des scientifiques du pays de Zelenskyy ont pu poser leurs valises en France sans difficultés, grâce à une structure d’accueil particulière appelée PAUSE, le Programme national d’accueil en urgence des scientifiques en exil établi en 2017. Une telle structure n’existe pas au Canada, mais des universités du pays ont ouvert leurs portes à des personnes qui ont pu intégrer leurs communautés étudiantes et scientifiques.

Le point de départ de la fuite de cerveaux ne se situe pas toujours dans les régions en crise ou dans les pays sous-développés. L’instabilité économique, l’inégale répartition de la richesse, le chômage galopant, les conditions de travail très peu attractives, la disparité entre l’offre et la demande de compétences dans certains pays amènent des personnes qualifiées à s’envoler vers d’autres cieux, dans l’espoir de meilleures conditions de vie. En outre, la nouvelle économie du savoir apparaît comme un puissant accélérateur du phénomène, dans un contexte où il existe véritablement un marché international des compétences et une mobilité globale des talents qui ne cessera de s’intensifier. Les entreprises, les centres et instituts de recherche et les universités à l’échelle internationale sont au cœur d’une compétition pour attirer la crème de la crème.

L’impact de l’émigration de la main-d’œuvre qualifiée sur les pays d’origine semble un sujet tabou, notamment dans les pays de destination. En effet, seuls les effets sociaux, politiques et économiques de cette migration semblent animer le débat public. Pourtant, plusieurs régions du monde, dont l’Afrique et l’Asie font face à un taux effarant d’exode des cerveaux qui n’est pas ou que très peu compensé. Dans les faits, ce phénomène unidirectionnel ne s’est jamais accompagné d’un mouvement inverse en direction des pays qui en pâtissent. Si l’exode des cerveaux en provenance du Sud est le résultat de plusieurs facteurs à la fois structurels et conjoncturels, le phénomène est également entretenu par les pays riches, pour peu qu’on se fie aux politiques migratoires qui y sont mises en place.

L’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre le droit de toute personne de quitter un pays y compris le sien, pour faire profiter un autre de ses capacités et de ses compétences. Mais force est d’admettre que les conséquences de l’exercice de ce droit, surtout lorsqu’il peut s’avérer néfaste pour des États fragiles qui voient leurs possibilités de développement s’éloigner, peuvent être majeures.

Une émigration tenace est presque toujours symptomatique et non la cause d’un problème sous-jacent à l’échelle d’un pays. Ceci n’a pas empêché certains États à prendre des mesures pour contenir en amont la fuite des cerveaux. L’ancien président tanzanien Julius Nyerere qui n’hésitait pas à taxer les personnes diplômées qui émigraient du pays de « traîtres » voulait les obliger à redonner à leur pays d’origine, après avoir profité du privilège de l’éducation publique. D’autres, comme l’économiste américain Jagdish Bhagwati, ont cru trouver la solution en proposant que les États des pays pauvres rentrent dans leurs fonds en imposant à ces « traîtres » une taxe de 10 % qui s’ajouterait à l’impôt sur le revenu prélevé par le pays d’accueil. Quant à ces derniers, ils étaient vus comme des adeptes du « pillage de cerveaux » par le fait même d’ouvrir leurs frontières aux personnes qualifiées.

Ces points de vue ne sont pas universels. Pour revenir à la situation ukrainienne, on a vu le président Volodymyr Zelenskyy visiter virtuellement en juin dernier des campus canadiens en Ontario, au Québec, dans les Prairies et dans les Maritimes, appelant les ressortissants de son pays à revenir « avec les connaissances de pointe et avec la volonté de vivre et de construire une Ukraine indépendante ». C’est dire qu’il reconnaît combien les compétences acquises à l’étranger peuvent contribuer à la vie nationale.

La problématique de la fuite des cerveaux est complexe, car des recherches récentes démontrent que dans certains cas, les effets bénéfiques pour les pays d’origine, peuvent partiellement compenser certains des dommages qu’elle induit. En effet, les réseaux de la diaspora contribuent à la croissance de leur pays par de substantiels transferts de fonds qui représentent des flux financiers plus importants que l’investissement direct étranger dans certains pays africains, représentant parfois plus de 50 % de la consommation des ménages et permettant à des familles de rompre avec le cercle vicieux de la pauvreté.

Cependant, l’épineuse question du déclassement et de la dévalorisation des diplômes demeure. De nombreux obstacles et défis se posent en effet à la reconnaissance des qualifications étrangères et ne contribuent pas toujours à une amélioration de la situation des personnes qualifiées. Dans les pays de l’OCDE dont le Canada, les universitaires des pays moins avancés se heurtent au problème de la « transférabilité » des compétences acquises au pays d’origine et font face à des difficultés d’intégration. Du coup, la question du « pillage de cerveaux » devient moins pertinente.

En définitive, il s’agit aujourd’hui moins de se demander si la mobilité internationale des personnes qualifiées est à proscrire ou à encourager que d’essayer de mieux appréhender les facteurs qui font que certains pays en ressortent gagnants et d’autres perdants. C’est d’ailleurs pourquoi de plus en plus de spécialistes, s’éloignant des controverses et des connotations négatives, ne parlent plus de « fuite de cerveaux », mais de « migration qualifiée » ou simplement de « mobilité internationale des personnes qualifiées », mettant de l’avant l’apport considérable des transferts de savoirs dans les économies mondiales. Toutefois, pour que cette mobilité gagne en équilibre et en efficacité, il importe de mettre en place ce qu’on pourrait appeler une « éthique de la mobilité ». Les universités du Sud ont un rôle à jouer dans cette équation à plusieurs inconnus, en favorisant notamment :

La normalisation des échanges universitaires. Il n’est plus à prouver que les échanges enrichissent les connaissances. Le programme européen Erasmus en tire son grand succès. Non seulement ces programmes d’échange doivent s’exporter vers d’autres continents, mais il importe de veiller à l’équilibre entre les universitaires entrants et les sortants, afin que tous en profitent pleinement dans une perspective d’égalité des chances. La reconnaissance officielle de l’expérience internationale ainsi acquise constituerait une incitation de taille.

Le recours à la « télécollaboration ». La restriction des déplacements dictée par la pandémie a forcé la voie non seulement au télétravail, mais aussi à la collaboration à distance. Aujourd’hui, les universités disposent de moyens innovants et efficaces qui leur permettent de repenser la mobilité. Si les déplacements favorisent la « circulation des cerveaux » des pays du Sud vers ceux du Nord surtout, la « télécollaboration » offre l’occasion de rééquilibrer le mouvement par la mise en relation d’universitaires qui n’auraient pas été mis en présence autrement. Du coup, les universités moins connues pourraient devenir plus attrayantes. Cette piste de solution pourrait également permettre de contourner l’épineuse question des visas.

La facilitation de la liberté de mobilité. Il va de soi que l’insuffisance de formations universitaires dans les pays du Sud fait augmenter la demande dans les pays du Nord. Les menaces climatiques, ainsi que les défis socio-économiques et technologiques, font naître de nouveaux besoins en compétences auxquels les universités du Sud ne peuvent pas nécessairement répondre. La liberté de circuler d’un pays à un autre étant un droit, la mobilité entre les pays du Sud et du Nord peut contribuer à réduire les tensions causées par la mobilité unidirectionnelle des cerveaux.

L’équité dans la valorisation des compétences. Pour enrayer la fuite des cerveaux, il importe de considérer l’origine du problème. Les personnes qualifiées prennent la route de l’exode au risque de ne pas réussir la « transférabilité » de leurs compétences. Or, la recherche dans les pays du Nord a besoin de ces compétences, ne serait-ce que pour renverser la hiérarchie des savoirs. Il importe donc que les universités des pays du Sud deviennent des incubateurs de compétences pour les pays du Nord en offrant des formations spécialisées selon la demande. L’échange bidirectionnel de connaissances peut contribuer à réduire l’inégalité des chances.

La responsabilisation dans l’acquisition de compétences. Les universités des pays du Sud peuvent collaborer avec le secteur privé pour répondre à leurs besoins de compétences qui ne peuvent pas toujours être comblés sur place. Le secteur privé, dans une optique de flexibilité stratégique, peut encourager le perfectionnement de son personnel qualifié dans les universités étrangères, en garantissant la disponibilité de l’emploi au retour des études. Le financement de la formation pourrait être un argument plus que convaincant pour le personnel.

L’exode de cerveaux n’est pas une fatalité. Les universités se doivent de proposer des solutions qui passent par une éthique de la mobilité. En fait, la question n’est pas tant de mettre fin à la migration des compétences que d’équilibrer le capital humain. C’est la voie royale d’une mondialisation réussie.

À PROPOS SANNI YAYA
Le professeur Sanni Yaya est vice-recteur, International et Francophonie, à l’Université d’Ottawa, titulaire de la Chaire Senghor sur la santé et le développement et membre de la Société royale du Canada.
COMMENTAIRES
Laisser un commentaire
University Affairs moderates all comments according to the following guidelines. If approved, comments generally appear within one business day. We may republish particularly insightful remarks in our print edition or elsewhere.

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Click to fill out a quick survey