La chercheuse australienne Shari Forbes éclate de rire lorsqu’on lui demande, par une froide journée d’hiver, ce qui l’a poussée à quitter son pays chaud pour revenir travailler au Canada. « C’est un beau défi à relever. Je passe d’un extrême à l’autre. »
Mme Forbes est titulaire de la Chaire de recherche Canada 150 en thanatologie forensique à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Elle est également directrice du tout premier laboratoire de corps en décomposition au Canada – un site protégé où des cadavres sont laissés à l’air libre pour étudier le processus de putréfaction. Spécialiste des processus chimiques post mortem liés à la décomposition des tissus mous, elle étudiera en profondeur les effets de l’environnement canadien sur les restes humains.
Une demi-douzaine de chercheurs de l’UQTR travailleront avec elle. Leurs travaux de recherche produiront des données importantes qui aideront la police, les forces armées et même les organisations de défense des droits de la personne à enquêter sur des morts suspectes ainsi qu’à récupérer et à identifier les restes de victimes.
La majeure partie de ces travaux d’avant-garde se dérouleront dans un laboratoire à ciel ouvert, sur une petite parcelle de terrain située dans le parc industriel de la ville voisine de Bécancour. Les activités devraient y débuter d’ici la fin de l’année, lorsque le ministère de l’Environnement du Québec aura délivré les permis nécessaires pour laisser jusqu’à 10 corps par année à l’extérieur. Il n’existe que deux autres laboratoires du genre à l’extérieur des États-Unis et aucun au Canada. Celui-ci sera le plus nordique du monde.
Le premier laboratoire de cadavres à l’extérieur des États-Unis a été fondé en 2016, en Australie, par Mme Forbes. Diplômée de l’Université technologique de Sydney, elle a travaillé pendant sept ans au Canada, de 2005 à 2012, comme professeure et première directrice du programme de premier cycle en criminalistique de l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario, à Oshawa, en Ontario. Elle est ensuite retournée à son alma mater, où elle s’est employée à créer l’AFTER, l’Australian Facility for Taphonomic Experimental Research.
À la même époque, l’UQTR s’affairait à mettre sur pied son propre programme de criminalistique. En 2012, l’Université a recruté le chercheur en criminalistique français Frank Crispino, qui allait devenir, de mai 2015 à juillet 2018, le premier directeur du Laboratoire de recherche en criminalistique de l’établissement. Auparavant, M. Crispino a œuvré au sein de la police, dans des fonctions scientifiques et opérationnelles de lutte contre le crime organisé et le terrorisme, à Paris. De concert avec Gilles Bronchti, directeur du département d’anatomie de l’UQTR et responsable du programme de don de corps mis sur pied par l’Université il y a 20 ans pour l’étude interdisciplinaire de la mort, il a mené à terme le projet de laboratoire de corps en décomposition de l’établissement trifluvien.
« Trois-Rivières est une petite ville à mi-chemin entre les deux métropoles de la province, Montréal et Québec, explique M. Crispino. Pour nous démarquer, nous devons créer des programmes novateurs, comme celui-ci. »
Il avoue avoir été agréablement surpris que Mme Forbes accepte de quitter le soleil de Sydney pour devenir la candidate de l’UQTR au programme des chaires de recherche Canada 150 – et absolument enchanté qu’elle obtienne une des 24 chaires attribuées en 2017, ce qui se traduit par un financement annuel de 350 000 dollars pendant sept ans. « En sciences, rien n’est certain. Un des défis majeurs de la criminalistique est de garantir la fiabilité des résultats d’enquête et des données recueillies lors de la découverte de restes humains, déclare le chercheur. Le fait de pouvoir travailler au quotidien avec une chercheuse de calibre mondial comme Shari nous aidera à diminuer la part d’incertitude. »
Mme Forbes dit avoir été ravie d’accepter l’offre de l’UQTR lorsqu’elle a constaté que l’Université avait réuni les trois conditions essentielles à la création d’un laboratoire de corps en décomposition : une organisation prête à mener le projet et à l’appuyer, un programme de don de corps et un permis pour utiliser un terrain facilement accessible. « Le don d’un corps est un cadeau extrêmement précieux pour la société. Cela nous permet de faire avancer la science et de donner une voix aux morts. »
La chercheuse salue également les efforts de l’UQTR pour faire connaître le laboratoire et la valeur des travaux de recherche qu’on y mènera. Dans cette optique, en novembre dernier, elle a elle-même présenté le projet à la population de Bécancour lors d’un exposé en français, une langue qu’elle s’efforce d’apprendre. « Ça aussi, c’est un défi. Mais je suis prête à le relever. »
Mme Forbes est impatiente de placer des corps sur le site – sur le sol, sous une couche de terre ou disposés autrement – afin de pouvoir observer, sentir et étudier le processus de décomposition. Un de ses champs d’expertise est l’étude des composés organiques volatils émanant des cadavres. Des clôtures seront érigées autour du site et les corps seront recouverts d’un grillage métallique pour les protéger des charognards.
En plus de Mme Forbes, qui étudiera les changements de l’odeur produite par la chair en décomposition (utilisée pour entraîner les chiens détecteurs de cadavres), divers chercheurs visiteront les lieux pour analyser le processus de putréfaction en prélevant des échantillons d’ADN, en relevant la présence d’insectes et de larves et en observant la dégradation des os, des dents et des vêtements sous l’effet des éléments.
En Australie, la chaleur caniculaire et l’aridité du climat signifient qu’on se débarrasse rarement des corps en les enterrant et qu’on les retrouve souvent momifiés, mais au Canada, Mme Forbes précise qu’il est plus rare que les restes humains soient abandonnés en surface. Elle ajoute que la vitesse de décomposition n’est pas la même non plus, particulièrement dans les régions nordiques, où les corps gèlent et dégèlent au gré des saisons.
« La géographie et le climat influent directement sur la décomposition. L’écologie est également un facteur, dans la mesure où les insectes ne sont pas les mêmes. La culture entre aussi en ligne de compte. Même l’alimentation a une incidence sur l’odeur du corps après la mort. »
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