Sécurité de la recherche : les universités apprécient la clarté des nouvelles règles nationales

Une politique liste désormais les domaines de recherche sensible et les établissements étrangers posant un risque pour la sécurité nationale.

19 janvier 2024

Après bien de l’incertitude et plusieurs retards au cours de la dernière année, les administrateurs et administratrices d’université apprécient la clarté de la nouvelle politique fédérale sur la sécurité de la recherche.

« Je n’aime pas ce genre de choses, mais si nous devons nous outiller d’un dispositif parce qu’on sent qu’il y a une certaine menace, cette liste est beaucoup plus claire que ce qu’on a en ce moment », déclare Martha Crago, vice-rectrice à la recherche et à l’innovation de l’Université McGill.

Presque un an après que trois ministres fédéraux ont annoncé de nouvelles mesures répressives en matière de collaborations de recherche avec des partenaires étrangers représentant un risque, le gouvernement a présenté aux universités une politique délimitant avec précision les domaines de recherche névralgiques et les partenaires à éviter.

« La recherche réalisée au pays se définit par son excellence et son caractère collaboratif, mais cette ouverture en fait une cible pour l’influence étrangère. Cela augmente les risques que les efforts de recherche-développement fassent l’objet d’une appropriation illicite, au détriment de la sécurité nationale », peut-on lire dans la déclaration des ministres François-Philippe Champagne (Innovation, Sciences et Industrie), Mark Holland (Santé) et Dominic LeBlanc (Sécurité publique, Institutions démocratiques et Affaires intergouvernementales). « Voilà pourquoi, aujourd’hui, notre gouvernement annonce une étape importante dans la protection de la recherche de calibre mondial menée au Canada. »

La nouvelle Politique sur la recherche en technologies sensibles et sur les affiliations préoccupantes comporte deux listes interreliées : l’une pour les domaines de recherche en technologies sensibles et l’autre pour les organisations de recherche nommées, soit les organisations avec lesquelles il est interdit de collaborer dans le cadre de projets financés par des subventions de recherche fédérales. Les deux listes seront mises à jour régulièrement.

Les chercheurs et chercheuses qui demandent du financement auprès de l’un des trois organismes subventionnaires du gouvernement fédéral ou de la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) devront dorénavant vérifier si leurs travaux visent à faire progresser les technologies jugées sensibles. Le cas échéant, les personnes nommées dans la subvention de recherche devront prouver qu’elles ne sont affiliées à aucune des organisations listées et qu’elles ne reçoivent aucune contribution financière ou en nature de leur part.

La nouvelle politique entrera en vigueur le 1er mai pour toutes les subventions octroyées par l’un des trois organismes subventionnaires ou par la FCI, mais le gouvernement du Canada « pourrait déjà prendre en compte les affiliations de recherche dans ses décisions relatives au financement de la recherche si des risques sont cernés », prévoit le texte. Bien que cette politique ne s’applique qu’aux subventions fédérales, un représentant du gouvernement a déclaré qu’elle donne des « lignes directrices claires » aux universités quant à leurs efforts en matière de sécurité de la recherche.

Selon Ian Milligan, vice-recteur adjoint à l’encadrement et à l’analyse de la recherche à l’Université de Waterloo, les deux listes permettent enfin aux équipes de recherche de savoir à quoi s’attendre. « Avoir accès à une liste claire des domaines sensibles et des établissements de recherche auxquels il faut faire attention nous aide beaucoup », affirme-t-il.

La liste des domaines de recherche en technologies sensibles est divisée en 11 grandes catégories de « technologies de pointe et émergentes qui sont importantes pour la recherche et le développement au Canada, mais qui peuvent également intéresser des États étrangers, des acteurs soutenus par des États et des acteurs non étatiques qui cherchent à détourner les avantages technologiques du Canada à notre détriment », notamment les technologies de l’infrastructure numérique de pointe, et les sciences et technologies quantiques. Ces catégories sont elles-mêmes séparées en sous-catégories, lesquelles correspondent à des exemples de technologies particulièrement sensibles.

Mme Crago estime que cette nouvelle liste constitue une nette amélioration par rapport aux lignes directrices de l’évaluation des risques pour les demandes de subvention Alliance du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, dont les critères flous englobaient à peu près tous les domaines. « Quelques grands domaines ont été retirés, ce qui est rassurant. Nous devrons toutefois consulter la liste avec attention pour vérifier si certaines de leurs technologies afférentes s’y retrouvent toujours », explique-t-elle. Par exemple, une section substantielle sur les « sciences et technologies de l’océan » a été supprimée, mais les réseaux de capteurs sous-marins sont toujours mentionnés dans la catégorie « Technologies de détection et de surveillance avancées ».

Chercheur en informatique de l’Université de Waterloo, Tamer Özsu s’inquiète de certaines définitions qu’il trouve encore trop larges. Il s’étonne notamment que le domaine de l’informatique tombe intégralement dans la catégorie des technologies sensibles, et juge qu’inclure les bases de données dans la définition des contributions en nature relève du manque de jugement. « Nombre des jeux de données sur le virus de la COVID provenaient de Chine. Je suis certain que des équipes de recherche sont capables de trouver des jeux de données très intéressants créés et mis à jour par les établissements visés, argumente-t-il. Que gagne le Canada à se priver de ces données? »

Élaborée à partir de sources publiques et classifiées ainsi qu’en consultation avec des « partenaires étrangers aux vues similaires » (d’après une personne représentant le gouvernement), la liste des organisations de recherche nommées énumère 103 universités, établissements de recherche et laboratoires entretenant des relations avec des entités militaires, de défense nationale ou de sécurité nationale posant un risque à la sécurité nationale du Canada. Le gouvernement insiste sur l’absence de discrimination sur la base des pays, précisant que la liste est uniquement basée sur l’analyse des risques. Néanmoins, seulement trois pays y sont représentés : la Russie, l’Iran et la Chine.

Pour sa part, Stephanie Carvin, qui étudie les enjeux liés à la sécurité nationale à l’Université Carleton, s’attendait à une liste plus longue. « C’est étonnant de ne pas y trouver d’autres pays, notamment ceux d’Asie centrale ou d’ailleurs qui échangent beaucoup avec la Chine, dit-elle. Mais commencer petit n’est pas une mauvaise approche. » Des 103 établissements énumérés, la Chine en compte 85, l’Iran 12 et la Russie six.

Pour un bon nombre des organisations incluses dans la liste, la justification paraît évidente : le nom de l’organisation trahit explicitement sa nature militaire. C’est par exemple le cas de l’Institut de recherche de l’armée de l’Air de Chine. D’autres ajouts sont toutefois plus subtils. L’Institut de technologie de Beijing, par exemple, y apparaît probablement en tant qu’un des « sept fils de la défense nationale », un groupe d’universités publiques largement considéré comme ayant des relations scientifiques étroites avec l’armée chinoise.

Malgré tout, M. Özsu, qui a collaboré avec une personne affiliée à un des établissements listés, estime que les scientifiques ont le droit de connaître les règles de décision. « Dans une société démocratique comme celle du Canada, où les organes gouvernementaux doivent rendre des comptes, le public et le milieu universitaire méritent une explication claire sur le choix des établissements visés », s’indigne-t-il.

Nous ne savons pas très bien combien de scientifiques du pays collaborent actuellement avec ces établissements, mais Mme Crago pense que le chiffre est faible. « La plupart des organisations de recherche nommées sont des établissements avec lesquels nous n’avons ou n’envisageons pas de partenariat », précise-t-elle

Le respect de cette nouvelle politique sera assuré par un mécanisme de sélection aléatoire des demandes de subvention, avec vérification de la conformité une fois le financement octroyé. Toute violation de la politique sera traitée selon le Cadre de référence des trois organismes sur la conduite responsable de la recherche. M. Milligan se réjouit de voir la nouvelle politique se baser sur des processus de contrôle existants et dit « avoir confiance que nous réussirons à résoudre les problèmes avec les outils dont nous disposons déjà ».

Si la Politique clarifie les choses, Mme Crago et M. Milligan sont d’avis qu’il reste encore de nombreuses questions à aborder, surtout en ce qui concerne la manière dont les affiliations sont définies, les exigences relatives aux désaffiliations, le statut des étudiant.e.s aux cycles supérieurs et la définition de « travail faisant progresser » une technologie. « Il y aura toujours des zones grises sur lesquelles nous devrons nous pencher », ajoute Mme Crago.

Dans la plupart des cas, ces questions seront traitées par le nouveau Centre de la sécurité de la recherche, annoncé en même temps que la politique. D’après Mme Carvin, le gouvernement doit impérativement mettre en place un moyen de capter les rétroactions et d’ajuster la politique au besoin pour en garantir la justesse et la transparence. « Nous entendons déjà des anecdotes sur des personnes exclues de demandes ou sur d’autres cas de discrimination, rapporte-t-elle. Certaines personnes vont en pâtir et il faut s’en préoccuper. »

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