Universités canadiennes : la tentation américaine est-elle allée trop loin?

Si la préférence pour les doctorats américains semble moins marquée dans les universités francophones du Québec, le phénomène n’en demeure pas moins révélateur d’un déséquilibre croissant dans l’embauche professorale au Canada.

29 mai 2025
Graphique par Edward Thomas Swan avec contribution de Aaron Hawkins

Alors que les coupes budgétaires et les diktats idéologiques de Donald Trump s’abattent sans merci sur les universités états-uniennes, une idée semble faire son chemin : pourquoi ne pas accueillir nos voisines et voisins universitaires du sud laissés-pour-compte?

Pas si vite; attendons un peu avant de dérouler le tapis rouge (et blanc).

L’enseignement supérieur canadien est déjà en train de prendre les couleurs des États-Unis. À en croire plusieurs témoignages, les comités d’embauche favoriseraient souvent les titulaires d’un doctorat états-unien plutôt que canadien. Faire de la crise actuelle un motif pour accélérer le processus, c’est risquer d’évincer du marché du travail les talents formés ici. On ne parle pas ici d’un secteur en pénurie, comme la médecine familiale ou les soins infirmiers : les doctorantes et doctorants canadiens sont légion à se disputer les rares postes universitaires – une rareté qui, faut-il le rappeler, est exacerbée par le sous-financement généralisé de nos universités.

Sur les seize membres du corps professoral à temps plein en anthropologie à l’Université McGill – mon alma mater doctorale –, une seule personne a obtenu son doctorat au Canada.
Les quinze autres ont décroché leur diplôme aux États-Unis, notamment à l’Université de Chicago, Harvard, l’Université de Californie à Berkeley et Columbia.

L’Université McGill n’est pas une exception. En 2015, les anthropologues canadiens de renom James Waldram et Janice Graham observaient déjà cette tendance dans les départements d’anthropologie à travers le pays : parmi les embauches récentes au titre de professeure ou professeur adjoint, les deux tiers avaient suivi leur formation aux États-Unis, et près de 80 % avaient obtenu leur doctorat à l’étranger.

À l’heure actuelle, il n’existe pas d’analyse systématique permettant de mesurer l’ampleur du phénomène. Ce n’est pas étonnant : il est souvent difficile de retracer l’origine des diplômes, les sites universitaires étant lacunaires à cet égard et les CV sont rarement diffusés.

Cela dit, mon propre examen de plusieurs départements universitaires canadiens réputés m’a mené à des constats étonnamment similaires. Prenons par exemple le Département de sociologie de l’Université de Toronto, le plus grand au pays, qui offre plus de 70 postes à temps plein menant à la permanence. J’ai pu recenser 57 professeures et professeurs ayant obtenu leur doctorat aux États-Unis, dont cinq avaient fait leurs études de premier cycle au Canada. En revanche, seulement dix détenaient un doctorat canadien – soit moins de 15 % du département.

À McGill, les proportions étaient presque identiques : seize professeures et professeurs formés aux États-Unis (dont trois avaient fait leurs études de premier cycle ici), et seulement trois titulaires de doctorats canadiens.

Le constat est le même dans bien des départements, du moins en sciences humaines et sociales. Ce biais à l’embauche n’est toutefois pas uniforme; il semble plus prononcé dans certains établissements et départements, en fonction de l’importance de la culture locale. Le phénomène semble par exemple épargner les universités de l’Atlantique et toucher tout particulièrement celles de l’Ontario. Je n’ai pas non plus examiné les universités francophones du Québec, qui possèdent leurs propres dynamiques culturelles et linguistiques.

Mon examen a toutefois révélé deux autres tendances troublantes. D’abord, les titulaires de doctorats canadiens ont souvent plus d’ancienneté au sein de leur département, signe que la préférence pour les diplômes états-uniens est une tendance plutôt récente. Ensuite, nombre de diplômées et diplômés canadiens semblent avoir été embauchés précisément pour leur connaissance des thématiques canadiennes. Autrement dit, les diplômées et diplômés canadiens en sociologie, en histoire ou en science politique tendent à se spécialiser dans des enjeux nationaux, ce qui laisse le champ libre aux universitaires venus d’ailleurs en histoire du monde, en théorie politique et en relations internationales, par exemple. Les seules sphères épargnées par cette préférence systémique sont celles où les profils états-uniens sont difficiles à trouver.

Parallèlement, si les titulaires de doctorats canadiens occupent trop peu de postes menant à la permanence, elles et ils sont nombreux dans les postes d’enseignement, qui sont généralement moins bien rémunérés, moins prestigieux et plus précaires. En quelque sorte, on les relègue au deuxième rang dans les établissements mêmes qui ont effectué leur formation. Ironiquement, ce sont les disciplines les plus critiques du colonialisme, de l’impérialisme, du néolibéralisme, des inégalités et de l’hégémonie – comme la sociologie, les sciences politiques, l’histoire et l’anthropologie – qui tendent à être les plus dominées par des universitaires venus des États-Unis.

Le plus choquant, c’est que les offres d’emplois indiquent souvent accorder la priorité aux Canadiennes et Canadiens ainsi qu’aux résidentes et résidents permanents. Dans les faits, la personne la plus qualifiée ayant à juste titre préséance, cette exigence est très facilement contournée. Or, plus les profils états-uniens se multiplient dans les départements, plus ils prennent de place dans les comités de recrutement, ce qui amplifie les biais. Les professeures et professeurs formés aux États-Unis privilégieront-ils vraiment les candidates et candidats canadiens? Tout semble indiquer que non.

Il est vrai que quelques titulaires de doctorat américain ont leur citoyenneté canadienne, mais c’est une minorité. Dans tous les cas, à quoi bon offrir des programmes de doctorat si l’on valorise davantage les diplômes états-uniens? Depuis des années, les étudiantes et étudiants ambitieux au baccalauréat et à la maîtrise me posent invariablement la même question : rester au Canada pour son doctorat, est-ce un handicap sur le marché universitaire canadien? Beaucoup se résignent à partir, sachant pertinemment qu’un diplôme états-unien leur ouvrira davantage de portes. C’est triste, d’autant plus que leur formation est souvent payée… par des bourses d’études canadiennes.

Je ne prêche pas le chauvinisme, loin de là. J’ai simplement à cœur les intérêts du pays. Et même si je suis originaire des États-Unis, j’ai choisi d’obtenir ma résidence permanente et de rester au Canada après y avoir fait mes études supérieures. Je suis fier de notre système d’enseignement supérieur et je n’ai jamais considéré mon doctorat inférieur à celui de mes pairs des États-Unis.

Il est tout à fait légitime de recruter des chercheuses et chercheurs formés en Amérique latine, en Afrique, en Asie et même aux États-Unis, afin de nourrir une pluralité de perspectives et d’horizons intellectuels. Mais la préférence marquée pour les diplômes états-uniens favorise plutôt l’homogénéisation : recruter son corps professoral dans les mêmes bassins, c’est limiter ses approches pédagogiques et oublier que bien des nouvelles idées, percées et innovations scientifiques ont vu le jour en marge des grands centres universitaires.

En classe, on parle de moins en moins des enjeux canadiens et de plus en plus des polémiques états-uniennes, qui ne trouvent pas toujours le même écho ici. Le phénomène met aussi en péril l’avenir des associations professionnelles universitaires au pays et menace d’effacer les particularités de disciplines comme la mienne, l’anthropologie canadienne. Si bien des universitaires des États-Unis s’adaptent à leur nouveau pays, d’autres garderont toujours un pied de l’autre côté de la frontière – surtout si le Canada était leur plan B. Après tout, leurs réseaux personnels, familiaux et universitaires s’y trouvent toujours.

Même dans les cercles les plus instruits des États-Unis, on en sait étonnamment peu sur le Canada, qui prend des allures de paradis socialiste ou de refuge pour échapper au gouvernement républicain. Mais bien que les inégalités y soient moins criantes qu’aux États-Unis, les nouvelles recrues ne tardent pas à déchanter face aux coûts du logement et aux problèmes des systèmes de santé et d’éducation. Comparativement aux universités états-uniennes, avec leurs généreux fonds de dotation et de dépenses et leurs logements subventionnés, les établissements canadiens peuvent sembler sous-financés et moins attrayants que prévu. Il n’est pas rare qu’après avoir commencé leur carrière ici, des universitaires venus des États-Unis saisissent la première occasion profitable de rentrer chez eux.

La guerre commerciale lancée par Donald Trump a ravivé l’élan nationaliste au Canada, la population souhaitant protéger son identité et son indépendance. Peut-être devrait-on étendre ce réflexe de protection aux universités. Peut-être, au lieu de recruter encore plus aux États-Unis, devrait-on miser sur les talents formés ici. Peut-on attendre des universités canadiennes qu’elles incarnent l’identité canadienne? Nous défendons activement notre culture et nos médias face à l’influence états-unienne; pourquoi ne pas faire de même avec nos universités? Ces questions sont loin d’être simples, mais il faut les poser : il en va du caractère national et de l’indépendance de notre système universitaire.