Des chercheurs en quête d’un ordinateur quantique fiable

Les chercheurs canadiens attendent beaucoup d’une éventuelle informatique quantique fiable, et ils mettent tout en œuvre pour que notre pays puisse se démarquer.

14 octobre 2020

Dans un laboratoire de l’Institut du calcul quantique (IQC) de l’Université de Waterloo, deux engins constitués de tiges, de poutres et de contenants métalliques recouverts de gros fils orangés produisent d’incessants cliquetis métalliques. Il s’agit de réfrigérateurs à dilution, des dispositifs cryogéniques qui, à l’aide d’isotopes de l’hélium, refroidissent une poignée de minuscules circuits en aluminium (d’environ un centimètre carré) jusqu’à un centième de degré Kelvin. À cette température glaciale, l’aluminium perd sa résistance électrique, les atomes ralentissent et la mécanique quantique prend le relais.

La mécanique quantique a été qualifiée d’« inquiétante » par Albert Einstein. Selon Bill Gates, les calculs qui s’y rattachent sont « hiéroglyphiques ». Même feu Richard Feynman, un pionnier américain de la physique théorique, l’a déjà dit : « Je crois pouvoir affirmer sans me tromper que personne ne comprend la mécanique quantique. » Et pourtant, ses comportements inhabituels et déroutants fascinent Christopher Wilson, membre de l’IQC et professeur au Département de génie électrique et informatique de l’Université de Waterloo, et son équipe, et c’est pourquoi ils cherchent à les démystifier.

L’IQC compte plus de 200 chercheurs provenant de maintes disciplines qui travaillent sur des projets quantiques, souvent liés à l’informatique. À l’échelle du Canada, quelques centaines d’autres universitaires explorent diverses facettes du secteur, aussi bien en pratique qu’en théorie. Qu’ils collaborent avec des géants comme IBM et Google ou avec de jeunes entreprises, ils sont tous engagés dans une même course mondiale visant à créer un ordinateur quantique utile à grande échelle. Selon eux, un tel appareil serait à plusieurs égards incroyablement plus performant que les ordinateurs traditionnels.

L’Institut du calcul quantique de l’Université de Waterloo. Photo de l’Université de Waterloo.

« Si et seulement si cet ordinateur voyait le jour, sa puissance de calcul serait révolutionnaire, explique Daniel James, professeur de physique à l’Université de Toronto. Pensez à l’histoire sociale des cent dernières années et aux changements apportés par les ordinateurs. Cette percée serait tout aussi transformatrice. »

Un ordinateur quantique offrirait un traitement de l’information inédit, permettant ainsi la résolution de problèmes informatiques jusque-là insurmontables, et ce, en raison de la mécanique quantique qui présente des caractéristiques uniques, dont la superposition, à savoir la capacité à conjuguer plusieurs états à la fois. Alors qu’un bit d’ordinateur classique est désigné par 1 ou 0, le bit quantique, ou qubit, peut partiellement correspondre à 1 et à 0 simultanément. À ce principe s’ajoute l’intrication quantique, où au moins deux particules agissent à l’unisson, même si elles sont loin l’une de l’autre.

Ces phénomènes quantiques ne touchent toutefois que les particules minuscules comme les atomes, les électrons et les photons. Dès qu’un élément est plus complexe, les règles de la physique classique reprennent le dessus. Mais, comme M. Wilson le demande pour la forme, « quand cette transition de la physique quantique à la physique classique se produit-elle? Personne ne le sait ». En outre, dès qu’on observe un système quantique ou qu’on tente d’interagir avec lui, il se désorganise (ou retourne à son état classique) et perd ses caractéristiques uniques. Les vibrations, les champs magnétiques et toutes les autres formes de « bruit » peuvent entraîner une désorganisation, et donc des erreurs. Et celles-ci sont difficiles à déceler et à corriger, car il est impossible d’observer le déroulement partiel des calculs quantiques. Autrement dit, l’informatique quantique est complexe, et nous ne la maîtrisons pas encore.

Une chose est sûre, il y a beaucoup à gagner au fil d’arrivée. Une grande entreprise américaine ou chinoise ayant la capacité de bâtir des ordinateurs de grande envergure remportera peut-être les honneurs, mais les universitaires canadiens espèrent qu’il y aura plusieurs vainqueurs. « Il y a en fait plusieurs courses », explique Michele Mosca, cofondateur de l’IQC et professeur de mathématiques à l’Université de Waterloo. Globalement, l’informatique quantique offre plusieurs applications; déjà, dans le milieu de la santé, elle entre dans la conception de tomodensitomètres. La communication quantique, dont un nouveau type d’Internet, pourrait bientôt devenir réalité, sans oublier la cryptographie et les simulations. « Les technologies dérivées ne manquent pas. Nos efforts ne sont jamais vains », souligne Alexandre Blais, directeur scientifique de l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke. Voici donc comment les universitaires canadiens comptent sortir gagnants, ou au moins occuper l’un des 10 premiers rangs de la course quantique.

Photo de l’Université de Sherbrooke.

Il fut un temps où on ne pouvait s’en remettre qu’à la physique classique pour expliquer le Big Bang, la relativité et les autres théories du genre. Puis, en 1900, un physicien théoricien allemand du nom de Max Planck a inventé le terme « quanta » pour décrire les minuscules ensembles de rayons changeant de couleur selon la température. Au cours des décennies suivantes, d’autres physiciens, comme les célèbres Albert Einstein et Erwin Schrödinger, ont mis en commun les théories de la mécanique quantique pour expliquer que les lois de la physique sont bien différentes à l’échelle microscopique.

Les bases de l’informatique quantique ont vu le jour dans les années 1960, et un modèle a été proposé dans les années 1980. En 1984, Gilles Brassard, de l’Université de Montréal, a co-inventé le protocole BB84, qui utilise la mécanique quantique en cryptographie. M. Brassard est largement reconnu comme un pionnier de l’informatique quantique. Il travaille toujours à l’Université de Montréal, où il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en informatique quantique, et continue à publier de nombreux travaux. Dix ans plus tard, le mathématicien Peter Shor a créé un algorithme démontrant qu’un ordinateur misant sur la mécanique quantique pourrait déchiffrer le type de cryptographie protégeant les échanges de données. « C’est ainsi que l’idée de l’informatique quantique a germé dans l’esprit des gens », explique M. Wilson.

M. Mosca se souvient d’avoir reçu, avec M. Brassard et une poignée d’autres universitaires canadiens, une subvention de recherche concertée de 86 500 dollars du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie dans le cadre d’un projet d’informatique quantique en 2000. « Je ne sais pas du tout ce que le comité de sélection en pensait, s’étonne aujourd’hui M. Mosca, car il n’y avait aucune démarche proactive en ce sens à l’époque. Il ne s’agissait pas du tout d’un enjeu prioritaire. » Néanmoins, tous les espoirs étaient permis. En 1999, un trio de l’Université de la Colombie-Britannique avait fondé D-Wave, une des premières entreprises canadiennes d’informatique quantique.

En 2002, M. Mosca et Raymond Laflamme, lui aussi physicien, ont créé l’IQC grâce au financement du fondateur de BlackBerry, Mike Lazaridis. Stephanie Simmons, alors adolescente, se souvient avoir lu la nouvelle dans son journal local. « J’étais fascinée », se remémore-t-elle. C’est d’ailleurs cet article et l’échéancier qu’il sous-tendait qui l’ont incitée à choisir d’étudier à l’Université de Waterloo. « J’avais l’impression que les ordinateurs quantiques seraient sur le marché à la fin de mes études de premier cycle », raconte celle qui est aujourd’hui professeure adjointe de physique spécialisée en technologie quantique à l’Université Simon Fraser.

À mesure que le domaine prenait de l’envergure, le Canada est rapidement sorti du lot en y investissant environ un milliard de dollars dans les 10 dernières années. En 2010, l’Université de la Colombie-Britannique a fondé l’Institut de la matière quantique. Cinq ans plus tard, celui-ci recevait un coup de pouce de 66,5 millions de dollars du Fonds d’excellence en recherche Apogée du Canada, qui a aussi accordé 33,5 millions de dollars à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke. D’autres plus petits centres de recherche ont également vu le jour un peu partout au pays. En 2019, l’Université Simon Fraser a obtenu un financement provincial de 17 millions de dollars pour mettre sur pied l’Institut des algorithmes quantiques.

Stephanie Simmons, au centre, avec Alexander Kurkjian, à gauche, et Kevin Morse. Photo de l’Université Simon Fraser.

Parallèlement, des universitaires commençaient à s’associer au secteur commercial. En 2017, l’Université de Toronto a ajouté un volet quantique à son accélérateur Creative Destruction Lab, tandis qu’IBM s’est financièrement associée à des projets de l’Université de Waterloo. Xanadu, une jeune entreprise torontoise d’informatique quantique qui a reçu 45 millions de dollars en capital de risque et exploite un ordinateur de huit qubits, collabore avec des professeurs de l’Université de Toronto.

En octobre 2019, la course s’est accélérée lorsque Google et l’Université de Californie à Santa Barbara ont proclamé leur suprématie en dévoilant que leur ordinateur quantique de 53 qubits, Sycamore, avait mis 200 secondes à calculer ce qu’un superordinateur classique aurait mis 10 000 ans à résoudre. L’entreprise rivale, IBM, en a fait peu de cas : selon elle, le calcul (par ailleurs très peu utile) aurait pu être terminé en seulement deux jours et demi. « Que nous acceptions ou non les allégations de Google importe peu », indique Barry Sanders, directeur de l’Institut de science et de technologie quantique et professeur à l’Université de Calgary. « Ce qui compte, c’est que nous en sommes presque au point où les ordinateurs quantiques pourront mieux réussir certaines choses que les ordinateurs classiques. »

« Ce qui compte, c’est que nous en sommes presque au point où les ordinateurs quantiques pourront mieux réussir certaines choses que les ordinateurs classiques. »

Malgré les exploits de Sycamore, rares sont les ordinateurs quantiques à grande échelle alliant fiabilité et gestion des erreurs. Selon John Preskill, professeur à l’Institut de technologie de Californie, nous en sommes à l’étape intermédiaire, et donc bruyante, de l’ère quantique. La correction des erreurs repose sur l’utilisation d’algorithmes informatiques permettant de les détecter et de les corriger, mais la création de codes suffisamment puissants nécessite de nombreux qubits. Même si les universités collaborent avec des entreprises qui bâtissent des appareils de plus en plus volumineux, sur les campus, on s’intéresse à l’approfondissement de la science fondamentale à la base de la prochaine génération de dispositifs.

« Théoriquement, un grand problème demeure : que pouvons-nous faire avec ces ordinateurs quantiques? Comment utiliser la quantique à des fins informatiques? », se demande Robert Raussendorf, professeur agrégé au Département de physique et d’astronomie à l’Université de la Colombie-Britannique. David Gosset, membre de l’IQC et professeur agrégé au Département de combinatoire et d’optimisation de l’Université de Waterloo, affirme que les théoriciens peinent à créer des algorithmes utiles. « La direction à prendre et les nouvelles idées dont nous aurons besoin sont difficiles à prédire. »

Les ordinateurs quantiques existent bel et bien, mais le flou demeure quant à la meilleure façon de les construire et de les faire fonctionner. Les ordinateurs quantiques de D-Wave, en Colombie-Britannique, s’appuient sur un processus appelé « recuit quantique ». L’entreprise se targue de son plus récent appareil, accessible sur le nuage, qui utilisera 5 000 qubits. D-Wave mise sur une plateforme libre d’accès, à partir de laquelle ses clients ont conçu plus de 200 applications embryonnaires aux fonctions variées. Elle propose d’ailleurs de mettre ses ressources d’informatique quantique à la disposition des chercheurs menant des projets sur la COVID-19.

La plupart des entreprises d’informatique quantique ont recours aux principes de superposition et d’intrication. Les circuits supraconducteurs sont donc l’outil de prédilection des Google, IBM et autres grands joueurs de ce monde (D-Wave utilise les mêmes circuits). Ils ne sont toutefois pas encore au point, et ils coûtent cher. À l’IQC, M. Wilson utilise simultanément quatre ou cinq qubits environ et un axe de recherche de son équipe consiste à déterminer si certains radars ou capteurs généraux peuvent être améliorés par l’intrication quantique.

Du côté de l’Université Simon Fraser, Mme Simmons croit que les circuits en silicone sont la voie à suivre, étant donné qu’ils sont déjà utilisés dans les ordinateurs classiques, ils sont faciles d’accès. « Les anciens modèles solides ont un temps de vie quantique de quelques microsecondes, [tandis que] les nôtres durent des heures », souligne-t-elle. L’Université Simon Fraser mène, entre autres, des expériences mariant le silicone avec des qubits de photons provenant de lasers. « Cette démarche pourrait devenir le fondement de tout l’Internet quantique », explique Mme Simmons. L’entreprise torontoise Xanadu utilise la photonique, tout comme de nombreux laboratoires universitaires. Les activités se déroulent à la température de la pièce, contrairement aux circuits supraconducteurs qui nécessitent un refroidissement.

Un autre secteur de la photonique mise sur des ions piégés, c’est-à-dire des particules atomiques chargées emprisonnées dans un champ électromagnétique et manipulées par laser. M. James, qui étudie l’aspect théorique de ces travaux avec une équipe de l’Université de Toronto, indique qu’il est ainsi possible d’accroître le nombre de qubits tout en maîtrisant les particules, même si celles-ci demeurent imprévisibles comme la plupart des matériaux quantiques. « Nous voulons créer un ordinateur que nous pourrons allumer et utiliser sans encombre. Mais la nature de cette technologie nous complique la tâche. »

Parallèlement, certains universitaires voient plus loin et s’intéressent aux transformations que cette nouvelle génération d’ordinateurs apportera. « Il faut se préparer à l’arrivée des ordinateurs quantiques. Les banques et les autres établissements du genre doivent être prêts », souligne M. Mosca, qui étudie les façons d’éviter que les capacités de décryptage des ordinateurs quantiques mènent au piratage de données et à l’interruption de systèmes essentiels, comme ceux des hôpitaux. C’est pourquoi il demande aux gouvernements et à l’industrie de se préparer à cette nouvelle réalité.

Personne ne sait quand le premier ordinateur quantique fonctionnel verra le jour. Mais dans tous les cas, peu de gens risquent de mettre la main dessus. « Votre ordinateur portable n’est pas près d’être remplacé », précise M. James. Tout porte à croire que ces engins coûteux, et probablement fragiles, seront l’apanage des grandes entreprises et peut-être de quelques universités. Moyennant certains coûts, leurs clients pourront y accéder sur le nuage. D’ici là, d’autres technologies de l’information quantique auront des répercussions sur une foule d’industries. Les capteurs seront plus efficaces et intelligents, et peut-être même assisterons-nous à la naissance de l’Internet quantique. Mises en commun, l’informatique et les simulations quantiques pourraient, à terme, permettre à l’industrie pharmaceutique d’isoler les cibles thérapeutiques avec précision. Évidemment, bien des processus observés au niveau quantique, comme la biologie humaine, pourraient être simulés de façon optimale par les technologies quantiques. Plus celles-ci évolueront, plus elles auront de répercussions. « Le changement sera profond dans la société », explique M. Blais, de l’Université de Sherbrooke.

Les joueurs commerciaux les plus fortunés sont peut-être en tête de la course quantique, mais les universitaires canadiens espèrent toujours faire leur marque grâce aux brevets et aux entreprises dérivées. « Nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers. Nous devons cesser de céder notre propriété intellectuelle », soutient M. Mosca. Il fait donc breveter tout ce qui pourrait avoir une valeur à l’avenir. Mais il admet qu’il est difficile de deviner ce qui s’avérera utile, et craint que ses collègues d’ailleurs au pays ne protègent pas leurs droits de propriété intellectuelle. Selon lui, les logiciels et leurs applications sont les plus prometteurs financièrement pour les jeunes entreprises canadiennes, et celles-ci bénéficieraient d’un soutien accru à cet égard.

Évidemment, pour rester dans la course, le Canada aura besoin d’un financement suffisant et d’un réseau de soutien solide. À cette fin, un groupe d’universitaires et de représentants de l’industrie a élaboré une stratégie quantique nationale et espère obtenir un financement fédéral. Les universités ont un important rôle à jouer sur le plan de la recherche fondamentale, mais elles doivent aussi former la prochaine génération de spécialistes capables de fabriquer, de réparer et d’utiliser ces appareils exceptionnels. Car, selon M. Gosset, « l’industrie manque déjà de main-d’œuvre ».

Comme le milieu de la physique, les domaines de l’ingénierie, des mathématiques et de l’informatique sont en ébullition à l’idée d’un avènement quantique. Les questions de recherche ne manquent pas, et il y a beaucoup à enseigner aux étudiants, qui auront accès à des emplois dans divers secteurs. Et même si toute la portée de l’univers quantique demeure difficile à saisir, le domaine est exceptionnellement prometteur pour la prochaine génération de scientifiques. « Tous sont invités à y prendre part, souligne M. Sanders, de l’Université de Calgary. Il y a suffisamment à faire pour tout le monde. »

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