La sécurité nationale et la recherche font-ils bon ménage?
Les organismes de sécurité nationale suivent les activités des universités et de leurs communautés de recherche de plus près en raison de la montée des tensions géopolitiques.
Le Canada effectue une grande quantité de travaux de recherche de calibre mondial, mais le gouvernement fédéral et son service de sécurité mettent le milieu universitaire en garde contre le fait que les technologies de pointe et les talents de cette démocratie libre en font une cible de choix pour l’espionnage étranger.
« L’espionnage et l’ingérence étrangère menacent l’intégrité des activités de recherche au Canada, ainsi que la sécurité nationale », a soutenu une porte-parole d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) dans une déclaration à Affaires universitaires. De nombreuses lignes directrices sur la protection des travaux de recherche et des règles encadrant les collaborations avec des entités étrangères ont donc été établies au cours des dernières années. Bien des chercheurs et chercheuses s’inquiètent toutefois que ce souci accru de sécurité et le manque de clarté à l’égard de ce qui est acceptable pourraient avoir un effet dissuasif sur ces collaborations.
Les menaces pour la sécurité proviennent de divers pays qui peuvent être considérés comme des ennemis du Canada, ou du moins comme des concurrents stratégiques, notamment l’Iran, la Russie et la Corée du Nord. Or, selon Stephanie Carvin, qui étudie les enjeux de sécurité nationale à l’Université Carleton, c’est principalement la Chine qui est dans la mire du service de sécurité depuis les 15 dernières années.
La situation s’est envenimée en 2018, quand le Canada a arrêté Meng Wanzhou, dirigeante de Huawei, et que la Chine a riposté en emprisonnant deux Canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor. Le milieu canadien de la sécurité a alors réitéré auprès du gouvernement ses préoccupations à l’égard de la menace que pose la Chine pour la sécurité et l’économie du pays, y compris pour la recherche universitaire, explique Mme Carvin. « De la précieuse propriété intellectuelle produite au Canada se rendait en Chine, y compris en partie au gouvernement ou à des entités militaires, où elle servait à des fins qui n’auraient pas plu aux contribuables », ajoute-t-elle.
« La pandémie a fait en sorte que les établissements de recherche ont été pris pour cible de manière vigoureuse »
C’est d’ailleurs à cette époque qu’a été formé un groupe de travail mixte du gouvernement et des universités afin d’élaborer des processus et des lignes directrices visant à faire progresser la recherche ouverte et collaborative, tout en protégeant les chercheurs et chercheuses ainsi que leurs travaux. « La nécessité d’intégrer des lignes directrices sur la sécurité nationale à l’écosystème de recherche s’est imposée en 2018 », précise Chad Gaffield, chef de la direction du regroupement des universités de recherche U15 et coprésident du groupe de travail.
Depuis des années, les organismes fédéraux et les bailleurs de fonds font la promotion de la collaboration internationale en matière de recherche. Lorsqu’ils ont commencé à publiquement remettre en question la sécurité de ces partenariats, le changement de ton a semblé subit, explique Mme Carvin. Bon nombre de chercheurs et chercheuses ne savaient pas comment s’adapter à cette nouvelle réalité. « Depuis les deux ou trois dernières décennies, on incitait les universitaires à rechercher les partenariats et le financement internationaux, puis soudainement, on leur a dit d’arrêter. Ce revirement de situation a été perçu comme un claquement de fouet. »
Ce sentiment d’urgence est dû en grande partie à la pandémie de COVID-19, selon ISDE. « La pandémie a fait en sorte que les établissements de recherche ont été pris pour cible de manière vigoureuse », explique une porte-parole d’ISDE. En mars 2020, le Centre canadien pour la cybersécurité lançait une alerte, en raison d’un « risque important pour la cybersécurité des organismes de santé canadiens qui prennent part aux mesures nationales d’intervention [visant à contrer la pandémie] », en mettant l’accent sur les tentatives d’hameçonnage.
En mai 2020, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et le Centre de la sécurité des télécommunications relevaient que le climat d’incertitude causé par la pandémie avait créé des « conditions propices aux tentatives d’exploitation de la part d’auteurs malveillants qui cherchent à promouvoir leurs propres intérêts », notamment en matière de propriété intellectuelle et de données relatives aux efforts nationaux de lutte contre la COVID-19. Ils soulignaient aussi que les entreprises et les centres de recherche canadiens s’exposaient à un risque accru d’ingérence et d’espionnage par des pays étrangers.
Cette mise en garde témoignait de la nouvelle approche centralisée adoptée par le SCRS pour communiquer avec le secteur postsecondaire et susciter sa participation, une approche issue des discussions de 2018 avec le regroupement U15. Auparavant, l’agence aurait probablement communiqué directement avec un.e universitaire par l’intermédiaire de l’un de ses bureaux régionaux. Le SCRS communique maintenant régulièrement avec les universités de tout le pays.
Les Lignes directrices de sécurité nationale pour les partenariats de recherche, qui ont été publiées en 2021 par ISDE pour aider les bailleurs de fonds, les universités et les chercheurs et chercheuses à repérer les risques potentiels pour la sécurité de la recherche découlent de ce dialogue ouvert. Elles s’accompagnent d’une liste des domaines de recherche sensible (sur laquelle figurent notamment la biotechnologie et la science quantique) et d’un formulaire d’évaluation des risques visant à faciliter l’identification et l’atténuation des menaces potentielles. En février 2023, trois ministres fédéraux ont fait une déclaration commune qui élargissait ces lignes directrices, interdisant les subventions de recherche dans un domaine sensible si l’une des personnes « travaillant sur le projet est affilié[e] à une université, un institut de recherche ou un laboratoire rattaché à une organisation militaire ou à un organisme de défense nationale ou de sécurité d’État d’un acteur étatique étranger qui représente un risque pour [la] sécurité nationale [du Canada]. »
Ces lignes directrices ont été appliquées pour la première fois l’an dernier : certaines demandes de subventions Alliance du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) ont été soumises à un long examen additionnel par les organismes de sécurité nationale. Si seulement environ 4 % des 1 000 demandes ont été examinées, la plupart d’entre elles ont été rejetées. Et selon les responsables de ces demandes, les raisons données étaient vagues et peu éclairantes.
« Nous prenons nos repères, mais les choses ont changé tellement rapidement qu’on observe un important écart des compétences en matière de protection de la recherche dans le milieu universitaire. »
Le gouvernement prévoit maintenant appliquer ces règles à tous ses programmes de financement de la recherche. Bien des membres du milieu de la recherche disent pourtant ne pas avoir suffisamment d’information pour correctement identifier et atténuer les risques potentiels. « On gagnerait à clarifier les menaces en question, précise Nigel Smith, directeur général du Centre canadien d’accélération des particules TRIUMF à Vancouver. On reçoit des bulletins du SCRS, mais ils sont plutôt génériques. »
Selon un article du Toronto Star publié en mai, le gouvernement travaillerait à dresser une liste des universités, des instituts de recherche et des laboratoires entretenant des liens avec des États étrangers et qui poseraient un risque élevé de vol, de transfert indésirable des connaissances et d’ingérence en recherche. Cette liste, de même qu’une clarification de la définition des domaines de recherche sensible, devrait être parachevée cette année.
Vice-recteur adjoint du soutien à l’intégrité de la recherche au bureau du vice-recteur à la recherche et à l’innovation de l’Université de l’Alberta, Jason Acker affirme que les services de soutien à la recherche des universités ont de l’expérience dans la gestion des sujets sensibles comme les données sur la santé, les produits chimiques et les agents pathogènes dangereux, mais qu’il faudra du temps pour répondre aux nouvelles considérations et questions soulevées dans le cadre des efforts de renforcement de la sécurité de la recherche. Pour composer avec ces questions, les responsables de la recherche universitaire devront généralement adopter une perspective géopolitique plus vaste que ce qui était auparavant nécessaire. Les postes de direction axés sur la sécurité de la recherche sont encore relativement nouveaux dans les universités – celui de M. Acker a d’ailleurs été créé en août de l’an dernier. « Nous prenons nos repères, mais les choses ont changé tellement rapidement qu’on observe un important écart des compétences en matière de protection de la recherche dans le milieu universitaire », ajoute-t-il.
Martha Crago, vice-principale à la recherche et à l’innovation à l’Université McGill, s’attend à ce que les ministères donnent plus de détails au fur et à mesure qu’évoluent les lignes directrices. Dans l’intervalle, les universités font part de leurs commentaires au gouvernement tout en aidant leurs chercheurs et chercheuses à y voir clair. À l’Université McGill, le personnel du bureau de l’innovation et des partenariats aide les chercheurs et chercheuses à utiliser des données et des logiciels publics pour vérifier les antécédents des personnes ou des établissements étrangers qui pourraient devenir leurs partenaires de recherche. On prête également attention aux technologies qui peuvent avoir un « double usage » (c’est-à-dire un usage à la fois civil et militaire) et qui sont jugées par le gouvernement comme particulièrement vulnérables aux menaces contre la sécurité. « Nous avons fait preuve de naïveté à l’égard du double usage, mais les chercheurs et chercheuses y sont de plus en plus sensibilisé.e.s », ajoute Mme Crago.
Jusqu’à présent, quelques domaines de recherche qu’ISDE et ses partenaires jugent sensibles ont composé avec une surveillance accrue, notamment les technologies à double usage, les minéraux critiques, les infrastructures essentielles et les domaines qui ont recours à l’expérimentation humaine. Quand les règles seront étendues aux domaines de recherche autres que ceux financés par le CRSNG, les universités devront se pencher plus sérieusement sur la question du « double usage », croit Ricardo Smalling, conseiller juridique en matière de confidentialité et de sécurité des données de recherche à l’Université Queen’s. Les scientifiques s’intéressant au comportement, par exemple, peuvent juger leurs travaux assez inoffensifs, mais ces derniers pourraient être utilisés involontairement pour contrôler les gestes d’autrui. « Il y a maintenant de nouveaux facteurs à prendre en considération en matière de sécurité nationale. Il faut tenir compte du fait que des partenaires peuvent avoir des motifs cachés. »
« Les universités sont fondées sur une collaboration ouverte avec leurs partenaires. »
Le conseil le plus avisé que donne M. Smalling aux chercheurs et chercheuses porte sur la sécurité des données. « Les données sont reines. » Il se concentre donc sur aider les chercheurs et chercheuses à établir des mesures sécuritaires de contrôle du stockage et de l’accès, à limiter l’accès aux données des projets aux personnes concernées ainsi qu’à assurer un suivi des accès et des téléchargements.
Or, les choses se compliquent quand les étudiant.e.s et les auxiliaires de recherche changent de poste. Ces personnes pourraient avoir encore besoin de consulter les données pour terminer un projet ou leur nouvelle affiliation pourrait être intégrée à une publication à laquelle elles ont contribué. Toutefois, si leur nouvel établissement figure parmi ceux que le gouvernement canadien juge problématiques, il y aura injustement apparence de collaboration inappropriée. Il serait donc souhaitable qu’on précise la manière de traiter de tels cas et d’autres situations imprévisibles, estime Mme Crago.
Outre ces mécanismes, l’importante accrue de la sécurité nationale en milieu universitaire est au centre d’autres préoccupations des chercheurs et chercheuses. Beaucoup se demandent comment concilier sécurité et liberté académique. « Les universités sont fondées sur une collaboration ouverte avec leurs partenaires », explique M. Acker. Autrement dit, il est impossible de réaliser des projets de recherche de calibre mondial sans le reste du monde.
Ces directives visant le resserrement de la sécurité de la recherche contredisent par ailleurs d’autres impératifs du gouvernement, croit Victor V. Ramraj, directeur du Centre des initiatives en Asie-Pacifique à l’Université de Victoria. Celui-ci a contribué à l’élaboration de la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique qui fait ressortir l’importance de nouer le dialogue avec des pays comme la Chine et d’en améliorer notre compréhension – des efforts d’autant plus importants, selon lui, quand les gouvernements sont en désaccord. Pendant la Guerre froide, par exemple, les relations universitaires ont constitué un pont important entre l’Occident et l’Union soviétique.
« Quand la tension monte, les universités jouent un rôle diplomatique crucial en favorisant la compréhension des différentes sociétés, explique-t-il. Nous devons envoyer des universitaires en Chine et ailleurs pour établir des liens et revenir au pays avec un point de vue éclairé. »
M. Ramraj craint que même si l’ajout de règles plus précises ne compromet pas directement la collaboration et l’échange, il y aura bel et bien des changements. Des politiques de sécurité trop vastes et trop vagues, en revanche, peuvent avoir un effet dissuasif sur l’établissement de relations et de partenariats pourtant essentiels aux progrès scientifiques et techniques ainsi qu’à la compréhension mutuelle entre sociétés.
Les chercheurs et chercheuses souhaitant continuer de collaborer avec des partenaires d’établissements interdits pourront techniquement le faire, à condition que le projet ne reçoive aucun financement du gouvernement. Une telle situation pourrait en pratique s’avérer difficile. L’Université de Waterloo, par exemple, a récemment annoncé qu’elle mettait fin à son partenariat de recherche avec l’entreprise chinoise de télécommunications Huawei, allant jusqu’à fermer les portes du laboratoire d’innovation Waterloo-Huawei financé par l’entreprise.
D’un point de vue humain, on craint dans le milieu universitaire que ce retour du balancier en matière de sécurité nationale ait pour effet de reproduire des erreurs du passé : pensons à la « peur rouge » des années 1950, où les personnes présumément communistes avaient été ciblées et congédiées du gouvernement ou de leur université. L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université exprimait cette crainte dans un éditorial publié en mai, conseillant par ailleurs à ses membres de communiquer avec elle à la réception de tout message de la part du SCRS.
Ces règles suscitent une autre inquiétude, celle de voir leur effet dissuasif s’étendre des établissements et des projets jusqu’aux personnes, à un point où l’on exclura des projets les chercheurs et chercheuses d’une nationalité ou d’une ethnie donnée, croyant à tort que ces personnes pourraient poser un risque pour la sécurité ou anéantir les perspectives de financement. Certain.e.s cadres d’université constatent déjà qu’on exclut de certains postes et autres occasions les chercheurs et chercheuses et les étudiant.e.s d’origine asiatique, entendant des membres du corps professoral se demander s’il faut « prendre le risque » d’embaucher du personnel et des étudiant.e.s qui semblent avoir des origines asiatiques.
Pour leur part, les organismes de sécurité nationale disent avoir conscience des enjeux et insistent sur le fait que leur mise en garde au sujet de la Chine concerne son gouvernement. « Je tiens à préciser ici que la menace n’émane pas de la population chinoise, mais du [Parti communiste chinois] qui exécute une stratégie visant à faire des gains géopolitiques sur tous les fronts (économie, technologie, politique et armée). Ainsi, il exploite tous les éléments de pouvoir étatique dont il dispose pour mener des activités qui menacent directement notre souveraineté et notre sécurité nationale », explique un porte-parole du SCRS.
Pour éviter de cibler des personnes ou des groupes, M. Smalling estime que les droits de la personne et l’équité doivent orienter les procédures dès le début. C’est donc dire que les politiques de sécurité universitaires ne doivent pas s’intéresser à la nationalité des chercheurs et chercheuses. « Il faut songer non pas aux nationalités en présence, mais au risque global que pose le projet. Et si tout le monde doit rendre des comptes, il devient plus facile de déceler d’éventuelles manigances. »
M. Gaffield du regroupement U15 explique qu’à mesure que les règles et les lignes directrices se préciseront au fil des mois et des années à venir, on visera à les mettre en application et à protéger la recherche sans compromettre la grande qualité des travaux ni les principes d’équité, de diversité et d’inclusion auxquels aspire le milieu universitaire.
« L’idée que le monde de la recherche puisse fonctionner sans trop s’attarder aux divergences internationales représente une grande avancée du XXe siècle, observe-t-il. Des projets collaboratifs comme la Station spatiale internationale montrent à quoi peut aboutir une action internationale qui transcende les différences géopolitiques. »
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