L’écart entre les sexes en génie : aller au-delà des chiffres

Les universités et les organisations du secteur privé conviennent qu’il faut aider les jeunes femmes talentueuses à accéder à une carrière en génie.

09 janvier 2020
Two ladies taking picture...picture 4

En 2009, alors que Liz Hofer était en sixième année, son école primaire située à Kitchener, en Ontario, avait prévu de séparer filles et garçons pendant le cours sur la santé. Les filles parleraient menstruations pendant que les garçons construiraient des voitures de course avec des souricières. « Nous nous sentions lésées », se souvient Mme Hofer. Elle et ses compagnes de classe ont réclamé le droit à la même activité que les garçons, mais l’école a refusé. Elles ont donc rédigé une pétition. « Les enseignants étaient furieux. Ils nous ont accusées d’avoir agi sournoisement », se souvient-elle.

Le père de Mme Hofer, à l’esprit technologique développé, l’a aidée à transformer une souricière en voiture, à la maison. Enseignant d’électronique au collège, il a tenu à apprendre la soudure à sa fille dès son jeune âge. « Finalement, nous sommes allées voir les garçons s’affronter avec leurs bolides. Ils n’ont pas roulé bien loin. Le mien est allé trois fois plus loin… »

Le soutien des parents de Mme Hofer, qui l’ont encouragée à être curieuse et créative, ainsi que ses excellentes notes en mathématiques et en science l’ont conduite à s’orienter vers les STGM (science, technologie, génie et mathématiques). Les résultats d’un questionnaire d’orientation et les conseils d’une amie lui indiquaient de choisir le génie. « Je ne savais pas à quoi m’attendre », avoue-t-elle. Le fait d’être une femme lui a parfois posé problème en classe et pendant son stage, mais qu’importe : Mme Hofer obtiendra ce printemps son diplôme de génie mécatronique de l’Université McMaster, où elle est également co-présidente de la McMaster Women in Engineering Society.

Les universités, les bailleurs de fonds gouvernementaux et les organisations du secteur du génie conviennent qu’il faut aider les jeunes femmes brillantes comme Mme Hofer à accéder au domaine du génie. Si les femmes sont fortement représentées dans les disciplines liées à la santé, comme la médecine ou la dentisterie, et en sciences vétérinaires où elles constituent 80 pour cent de l’effectif étudiant, elles ne le sont pas suffisamment en génie et dans les disciplines associées que sont la physique et les mathématiques. Selon Ingénieurs Canada, les femmes ne représentent que 22 pour cent des étudiants au premier cycle en génie, et se concentrent dans des disciplines comme les biosystèmes et le génie environnemental. Les femmes représentent seulement 14 pour cent des étudiants en génie mécanique, logiciel ou informatique. Enfin, elles ne constituent que 13 pour cent des ingénieurs agréés à l’échelle du Canada.

Depuis 10 ans, les écoles canadiennes de génie ont beaucoup fait pour atteindre la parité. Celle-ci n’est, hélas, pas pour demain, même si le nombre de demandes d’inscription de jeunes femmes a triplé depuis 2005 selon un rapport de l’Ontario Network of Women in Engineering (ONWiE). « Le nombre de facteurs en jeu rend le défi difficile à relever », explique Kim Jones, professeure agrégée au département de génie chimique de l’Université McMaster. À l’heure où les universités peinent à atteindre le modeste objectif fixé par Ingénieurs Canada (parvenir d’ici 2030 à 30 pour cent de femmes parmi les nouveaux diplômés en génie), il faut à la fois amener les filles à opter pour d’autres programmes au secondaire et changer l’image de la profession dans la société.


Il y a quelques centaines d’années, on croyait en Occident que l’enseignement des sciences aux femmes nuisait à leur santé et à leur fertilité. « Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pratique de la science était tributaire des rôles dévolus à chaque sexe, rappelle Tanja Tajmel, professeure agrégée au Centre Génie et société de l’Université Concordia. Quelque 200 voire 300 ans plus tard, cette aberration persiste. » On offre des Lego et des trains aux garçons. Les Lego AMIS s’adressent aux filles et se contentent de miser sur leur allure charmante. Nous ne sommes pas loin des Barbie de jadis, à qui on a déjà fait dire : « les maths, c’est difficile… »

« Ce fossé entre les sexes est un problème très nord-américain ou occidental », selon Mme Tajmel. Dans de nombreux pays émergents, les filles se tournent vers la technologie. Étudiante de quatrième année en génie logiciel à l’Université Concordia, Riya Dutta, originaire de l’Inde, a immigré au Canada quand elle était en onzième année. « Où j’ai grandi, on encourage les gens à faire des études scientifiques en médecine et en génie, des disciplines considérées supérieures. »

Ancienne de Concordia, Gina Cody a fait don de 15 millions de dollars en 2018 afin de fonder l’École de génie et d’informatique Gina-Cody, première faculté de génie à porter le nom d’une femme au Canada. Mme Cody a grandi en Iran, où les femmes représentent aujourd’hui plus de 50 pour cent des étudiants en informatique et en génie. « Mon père m’a toujours incitée à me considérer comme l’égale des hommes, affirme Mme Cody qui, bien que retraitée, reste active, principalement dans le cadre de projets éducatifs. En Amérique du Nord, nous nous croyons plus avancés qu’au Moyen-Orient ou en Europe de l’Est en matière de parité. Pourtant, ils nous surpassent. Il faut se demander pourquoi. »

Au Canada, on ne tarde pas à passer le message aux filles qu’elles ont leur place dans le monde scientifique. L’été dernier, Mme Jones a tenté d’inscrire son fils et une camarade, tous deux en troisième année, à un camp d’été de l’Université McMaster intitulé « Ordinateurs et technologie ».

« La fillette était réticente. Non parce que ça ne l’intéressait pas, mais l’intitulé du camp lui laissait entendre qu’il n’y aurait que des garçons », raconte Mme Jones, qui a alors proposé à ses collègues d’en changer le nom.

Au secondaire, les filles optent davantage pour la biologie que pour la chimie et la physique. « Les cours de physique sont les moins prisés des filles, mais ils sont essentiels à l’inscription en génie », souligne Mary Wells, doyenne du collège de génie et de sciences physiques de l’Université de Guelph. Même celles qui possèdent les préalables pour intégrer un programme de STGM sont souvent attirées par d’autres domaines. « Les filles ont des parcours scolaires plus harmonieux que les garçons et ont donc plus d’options », affirme Mme Wells.

Les étudiantes en génie qui intègrent l’université ne se sentent pas toujours les bienvenues, ou en sécurité. En déposant sa fille à l’Université Queen’s, au début de ses études de premier cycle en génie, Mme Cody assiste à une des nombreuses manifestations de la culture machiste liée aux blousons universitaires : des étudiants en génie frappant le trottoir ou la rue devant les voitures à l’aide de leur blouson de cuir. « C’était vraiment intimidant », avoue-t-elle.

Jeanie Malone, doctorante en génie biomédical à l’Université de la Colombie-Britannique, a intégré l’Association des étudiants au premier cycle en génie pendant sa deuxième année. « Une association reconnue pour la propension de ses membres à boire et à parler fort », commente-t-elle.

En classe, les étudiantes sont entourées d’hommes, y compris les formateurs. Selon Statistique Canada, en 2010-2011, à peine 12 pour cent des professeurs de génie au Canada étaient des femmes, et seulement sept pour cent étaient professeures titulaires.

Pendant la première séance de laboratoire à laquelle Mme Hofer a pris part en première année à l’Université McMaster, un camarade de classe lui a lancé qu’avec sa belle écriture, elle devrait se porter volontaire pour prendre les notes. Mme Malone a, elle aussi, été cantonnée à des tâches peu techniques pendant les activités de groupe du début de ses études universitaires. « C’est monnaie courante, dit-elle. C’est discriminatoire, autant pour moi que pour le groupe. » Plus tard, elle a décidé de prendre sa place et de faire davantage de travaux pratiques et de calculs.

Les chiffres de Statistique Canada montrent que les jeunes femmes sont proportionnellement un peu plus nombreuses que les hommes à abandonner leurs études de génie, mais aussi plus nombreuses à faire tardivement ce choix de carrière. « Les hommes les abandonnent au profit d’autres sciences tandis que les femmes se tournent vers les sciences humaines », précise Mme Cody. Les garçons optent souvent pour des programmes collégiaux liés au génie.

D’après les chiffres, 40 pour cent des diplômées en génie n’intègrent jamais la profession ou finissent par la quitter. « Les études successives montrent que le milieu de travail inhospitalier est l’une des principales raisons qui poussent les femmes à quitter la profession », précise Mme Jones. Mme Malone indique que nombre de ses collègues féminines ont été vic-times de harcèlement pendant leur stage. Pendant le sien, Mme Hofer est régulièrement apparue dans une vidéo promotionnelle de l’entreprise, qui cherchait à soigner son image paritaire. « Cela m’a éloignée de mon travail », déplore-t-elle.

En 2017, une enquête de la Société des ingénieurs professionnels de l’Ontario a révélé des conditions de travail déplorables : une femme sur deux ne se sent pas respectée au travail, une sur trois gagne moins qu’un homme, et une sur quatre est victime de discrimination, de harcèlement ou d’intimidation. Il est difficile pour les ingénieures de se rebeller, vu leur faible représentation. « On est souvent la seule femme dans la pièce. On se sent isolée et intimidée », affirme Mme Cody.


En 2005, Lawrence Summers, alors recteur de l’Université Harvard, a affirmé publiquement que le fait que les femmes fassent peu carrière en mathématiques et en science tenait à des « problèmes d’aptitude intrinsèque ». « Cela a déclenché une foule d’études sur le rôle de ces obstacles sociétaux », raconte Toni Schmader, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en psychologie sociale à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC).

Un travail sur ce plan était déjà en cours au Canada grâce au financement, dès 1996, du Programme de chaires pour les femmes en sciences et en génie par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie. Valerie Davidson, désormais professeure émérite à l’Université de Guelph, s’est vu attribuer en 2005 la chaire ontarienne de ce programme à l’Université Queen’s, lorsqu’elle s’est jointe à une table ronde formée de représentants des facultés de génie de l’Ontario. « Nous avons compris qu’il nous fallait des outils », se souvient-elle. Le groupe a mis sur pied l’ONWiE, avec Mme Davidson à la présidence, et rapidement lancé le programme de sensibilisation Go Eng Girl, qui propose gratuitement aux adolescentes des programmes en génie d’une journée organisés par des universités ontariennes.

« Nous leur permettons de s’initier au génie par des activités pratiques axées sur des problèmes réels », précise Mme Davidson. Le programme permet aussi aux parents de découvrir la profession et ses divers aspects. « Les modèles parentaux et le soutien familial ont vraiment un effet à long terme », affirme Mme Jones, présidente actuelle de l’ONWiE. Le programme Go Eng Girl existe présentement dans sept provinces. Quelque 45 000 filles y ont déjà pris part. Il permet à l’organisation de récolter des données, et des commentaires du type « Avant, je pensais que le génie était réservé aux garçons. »

En 2017, des représentants de diverses disciplines et universités ont mis sur pied le projet Engendering Success in STEM (ESS). Soutenu par un financement de deux millions et demi de dollars du Conseil de recherches en sciences humaines, le projet vise à réduire les conséquences des préjugés sexistes par une stratégie fondée sur des données probantes. « Nous tentons de cerner les obstacles subtils auxquels se heurtent les femmes aux différents stades », explique la directrice du projet Mme Schmader, de l’UBC.

L’UBC investit beaucoup pour sensibiliser les jeunes femmes. Elle mène chaque année des programmes dans 51 collectivités, y compris des camps pour filles, et d’autres programmes en partenariat avec des clubs réservés aux filles. Elle forme aussi des enseignants du secondaire aux rudiments du génie. « Le problème est qu’aucun d’eux ne les enseigne », déplore Sheryl Staub-French, professeure de génie civil à l’UBC.

Le programme Folie technique de l’école de génie Polytechnique Montréal permet depuis 28 ans à 20 000 enfants par année de participer à diverses activités, dont un camp d’été. Ses représentants visitent toute l’année les classes du primaire et du secondaire pour faire découvrir l’univers du génie et de la science. Trente pour cent des participants au camp d’été sont des filles. « Nous veillons à ce qu’il y ait dans chaque classe une étudiante et un étudiant pour que les élèves puissent s’identifier à elle ou à lui, précise Annie Ross, professeure de génie mécanique. Quand on demande aux étudiants qui entrent à Polytechnique ce qui les y a conduits, certains répondent : “Quand j’avais 12 ans, j’ai participé au camp d’été Folie technique, et c’était génial.” »

Riya Dutta affirme que ce sont les étudiantes représentantes du groupe Femmes en génie rencontrées lors d’une visite de l’Université Concordia qui l’ont convaincue d’opter pour le programme de génie de l’établissement. « Ces femmes faisaient un travail remarquable et m’ont paru exceptionnelles, se souvient-elle. Je n’aurais pas été aussi à l’aise avec des garçons. » Il semble que ce soit les jeunes femmes qui parviennent le mieux à attirer leurs semblables vers la profession. « Tous nos programmes font appel à des presque pairs, en qui les filles peuvent se reconnaître. Elles ont tout ce qu’il faut pour intégrer l’univers du génie, mais ont du mal à s’imaginer dans celui-ci. Il faut les y aider », affirme Mme Staub-French.

Sur les campus, les groupes dirigés par des femmes, comme celui qui a inspiré Mme Dutta, organisent des séances d’orientation et des activités sociales dans le but d’accueillir chaleureusement les nouvelles venues et d’éradiquer la culture machiste des écoles de génie. Ils procurent également des outils aux femmes. Mme Hofer a ainsi assisté à une séance sur les microagressions en milieu de travail, organisée par le groupe Women in Engineering de l’Université McMaster. « J’ignorais que ce phénomène avait un nom. Je savais simplement que certains commentaires me mettaient mal l’aise. »

Pour aider davantage les nouvelles venues à se sentir à l’aise, l’Université de Waterloo a mis sur pied en 2016 une communauté de vie et d’apprentissage pour les étudiantes de première année en génie du Collège universitaire St. Paul’s. Il permet à une soixantaine d’entre elles de vivre ensemble en résidence, ainsi que de tisser des liens grâce à des activités parascolaires et des programmes en mentorat. « Ce programme est un petit bijou méconnu », affirme Karim Karim, professeur de génie à l’Université de Waterloo, ainsi que doyen associé à la sensibilisation.

Les écoles de génie commencent à intégrer de l’information sur la diversité et les préjugés à leurs programmes d’études. « Nous tentons de façonner la façon de former les ingénieurs », explique Mme Staub-French de l’UBC. Elle et ses collègues ont ajouté au cours d’introduction en génie un module sur l’inclusion et, en deuxième année, un cours de gestion de projets axé sur l’éthique, l’inclusion et la diversité. À l’Université McMaster, Mme Jones s’apprête à introduire un cours sur l’inclusion en milieu de travail. Les professeurs veillent aussi à ce que les groupes en laboratoire comprennent deux femmes ou plus, ou n’en comprennent aucune, et à assurer une rotation des rôles – fini les filles cantonnées à prendre des notes toute l’année.

Les universités sont aussi conscientes de la nécessité de féminiser leur corps professoral. Depuis quelques années, en modifiant son mode d’embauche, l’Université de Sherbrooke est parvenue à porter de six à douze pour cent la proportion de professeures de génie. « Nous avions jusque-là privilégié la productivité en matière de recherche, d’après le curriculum vitæ, mais ça nous conduisait à toujours embaucher les mêmes types de chercheurs. Nous avons donc modifié nos critères d’embauche pour privilégier des compétences diverses », explique le doyen de la Faculté de génie, Patrik Doucet.

La Faculté de génie privilégie désormais les compétences en enseignement et en matière de collaboration. Elle veille à ce que tous les nouveaux professeurs aient des mentors et à ce que ceux qui demandent à accéder à la permanence soient évalués selon les nouveaux critères. Elle souhaite parvenir d’ici 2022 à 20 pour cent de femmes parmi ses professeurs, grâce à un nouveau programme qui subventionnera huit chercheuses postdoctorales assurées d’obtenir un poste de professeure. « Nous avons huit programmes de génie et nous aurons huit nouvelles professeures grâce à ce concours », résume M. Doucet.


Le fruit de tous ces efforts dépendra de la volonté des entreprises d’accroître le nombre d’ingénieures qu’elles embauchent et maintiennent en poste. Des organisations tentent de les y inciter. La Société des ingénieurs professionnels de l’Ontario, par exemple, a lancé une application appelée Diversify STEM, qui propose de mini-leçons sur la promotion de la pluralité des genres et le changement de culture. Ingénieurs Canada collabore avec l’Association des firmes d’ingénieurs-conseils à promouvoir la diversité dans les entreprises membres de cette association.

Mme Schmader a réalisé un sondage en milieu de travail auprès de 1 250 personnes, qui a révélé que 85 pour cent des hommes se considèrent comme des alliés des femmes, mais qu’à peine 54 pour cent des femmes voient ainsi les hommes qui les entourent. « Il y a un problème », commente Mme Schmader. Les écoles de génie qui tentent d’attirer davantage de femmes vers la profession se heurtent à la perception des ingénieurs par la société. « Les idées fausses abondent. Si on cherche “ingénieurs” dans Google, seules des photos d’hommes blancs coiffés de casques de chantier s’affichent », déplore Mme Staub-French.

Mme Cody affirme que le pays pourrait connaître d’ici 2025 une pénurie de quelque 100 000 ingénieurs, selon Ingénieurs Canada. « Pourtant, cette profession et les autres liées aux STGM sont bien rémunérées, et elles sont l’avenir de notre économie, dit-elle. Pour remédier à cette pénurie, il nous faudra plus d’ingénieures. Si la représentation des femmes dans ces carrières n’augmente pas, le Canada perdra du terrain sur le plan économique. »

La domination de la profession d’ingénieur par les hommes a conduit à de graves erreurs : voitures plus sûres pour les hommes que pour les femmes, pénurie de combinaisons spatiales pour femmes, etc. Seules la diversification et l’ouverture de la profession aux esprits les plus brillants permettront de faire mieux. « Nous avons besoin de cerveaux à la hauteur des problèmes de notre monde », conclut Mme Wells.

This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.