L’énigmatique héritage du Printemps érable
Cinq ans après l’une des plus fortes mobilisations populaires qu’a connues le Québec, la question du sous-financement des universités reste entière et des questionnements profonds ébranlent le secteur.
« Nous traversons un long désert, déplore le recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton. Le Printemps érable a paralysé ceux qui dénonçaient le sous-financement des universités. Plus personne ne veut prendre notre défense, surtout pas les politiciens. Personne ne veut discuter de notre financement et encore moins des droits de scolarité. Ce sont devenus des sujets toxiques. »
En mars 2011, le gouvernement libéral de Jean Charest annonce que les droits de scolarité des universités au Québec passeront de 2 168 $ en 2012-2013 à 3 793 $ en 2016-2017, une augmentation de 75 pour cent. Coup de tonnerre au sein du mouvement étudiant, pour qui l’accessibilité aux études postsecondaires est une vache sacrée. Les étudiants forment une vaste coalition nationale. La première salve de ce qui allait devenir le « Printemps érable » est lancée le 7 février 2012 au collège de Valleyfield, lorsque les étudiants adoptent un mandat de grève.
Un mois plus tard, presque la moitié des étudiants de niveau postsecondaire, sur les quelque 400 000 que compte le Québec, sont en grève. Le 7 mars, environ 200 000 personnes – parmi lesquelles bon nombre arboraient le carré rouge qui allait devenir l’emblème de ce mouvement – manifestent contre la hausse à Montréal. La mobilisation, devenue un vaste mouvement social dépassant la question des droits de scolarité, durera des mois et coûtera le pouvoir aux libéraux. En septembre 2012, leur défaite électorale aux mains du Parti québécois sonne le glas de l’augmentation des droits de scolarité.
Pour l’historien des sciences Yves Gingras, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le Printemps érable a connu un succès indéniable, puisqu’il a tué dans l’oeuf la hausse massive des droits de scolarité, préservant l’accessibilité aux études universitaires et réduisant les risques d’accroissement de l’endettement étudiant.
« Toutefois, cela n’a pas réglé la crise dans les universités, causée par la diminution de leur financement public », mentionne-t-il.
L’élection d’un gouvernement minoritaire du Parti québécois a rapidement été suivie d’un sommet sur l’éducation postsecondaire, une rencontre qui avait rempli d’espoir Robert Proulx, recteur de l’UQAM. « On y a discuté d’une loi-cadre sur les universités, de la constitution d’un conseil des universités du Québec, d’un réinvestissement et l’on a beaucoup réfléchi sur le rôle de ces établissements, se souvient-il. Mais il y a eu peu de résultats concrets. » De fait, le Parti québécois n’a eu le temps que d’indexer les droits de scolarité et d’imposer des compressions de 250 millions de dollars avant de repartir en élections… et de les perdre.
Les universités privées d’oxygène
Les libéraux sont revenus au pouvoir en avril 2014 avec un tout nouveau programme. Exit la hausse des droits de scolarité, bonjour les compressions. Le gouvernement de Philippe Couillard tenait mordicus à atteindre rapidement le déficit zéro. « Ces décisions n’étaient pas prises contre les universités, puisque pas mal tous les ministères ont été touchés, soutient M. Gingras. Mais, pour les universités, le résultat a été dur à gérer. »
« Depuis 2012, les compressions ont privé les universités québécoises de près d’un milliard de dollars, alors que les effectifs étudiants augmentaient de 10 pour cent, rappelle Jean-Marie Lafortune, président de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU). Il manque près de 2 600 professeurs au Québec. La FQPPU et les recteurs souhaitent un ratio variant de 18 à 20 étudiants en équivalence au temps plein (EETP) par professeur. Il est actuellement de 25,5. »
Ces coupes n’ont pas été faciles à gérer. À l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), la rectrice, Johanne Jean, a notamment dû absorber une diminution de 6,7 pour cent de son budget de fonctionnement pour la seule année 2015-2016.
« Nous avons accru les services à distance, qui ont haussé notre effectif étudiant, protégeant notre financement, signale-t-elle. Nous partageons de plus en plus nos installations et nos expertises sur le territoire avec le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue pour réduire nos coûts. Plusieurs de nos projets sont sur la glace, dont ceux visant les Premières Nations. Nous avons aussi diminué les embauches de professeurs. »
À l’Université de Sherbrooke, employés et étudiants ont fait des sacrifices. « Les syndicats ont renoncé à des augmentations de salaire et à des créations de postes, et des postes vacants n’ont pas été pourvus, explique la rectrice, Luce Samoisette. Nous avons introduit des frais institutionnels non obligatoires, qui figurent sur les factures des étudiants. Cette situation ne peut perdurer. »
Le désengagement de l’État n’est pas le seul aspect du financement à contrarier les recteurs. Plusieurs remettent en cause la formule de calcul du financement provincial accordé aux universités, qui repose sur les crédits universitaires. Trente crédits équivalent à un EETP. Plus l’université compte d’étudiants, plus elle reçoit d’argent. Dans un contexte de sous-financement, cette formule pousse les universités à se faire une rude concurrence, au point d’installer des points de service à des centaines de kilomètres de leur territoire.
« Il y a maintenant 250 points de service universitaires au Québec, observe M. Breton de l’Université de Montréal. Pourquoi ne pas créer, par exemple, des fourchettes de financement qui permettraient aux universités de conserver le même financement à moyen terme, même si les inscriptions varient d’une année à l’autre? »
Pour Mme Jean, il est clair qu’une telle question ne pourra être abordée qu’en cas de réinvestissement. « Pour que les recteurs soient ouverts à rediscuter des proportions du financement public par université, il faudra que ce dernier soit plus élevé, souligne-t-elle. Personne ne veut risquer de perdre de l’argent à cause d’une nouvelle formule. »
Universités désunies
« Les politiciens ont pris conscience, en 2012, du coût politique de tenter un coup de force quant aux droits de scolarité, mais il semble n’y en avoir aucun à négliger les universités », regrette M. Proulx. Il faut dire que les recteurs et les étudiants militent aujourd’hui en rangs dispersés, ce qui n’aide pas à avoir du poids politiquement. La Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ) et la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) ont implosé, respectivement en 2014 et en 2015. Plus personne ne parle d’une voix commune ni pour les recteurs ni pour les étudiants.
En janvier 2014, la CREPUQ s’est transformée en Bureau de coopération interuniversitaire (BCI), dont la mission était de maintenir la collaboration entre les universités sur le plan des services (achats communs pour les bibliothèques, concertation, etc.). Mais le BCI n’a pas le mandat de parler au nom de toutes les universités.
« Il y avait des différences d’enjeux évidentes entre, par exemple, des universités urbaines dotées de facultés de médecine et des universités régionales inquiètes d’une diminution de leur effectif étudiant en raison d’une démographie défavorable, illustre M. Breton. La CREPUQ avait de plus en plus de difficultés à défendre les unes et les
autres. »
Un diagnostic que pose aussi Mme Jean à l’UQAT. « À peine 25 pour cent de nos étudiants ont suivi le parcours classique école secondaire-cégep-université, fait-elle remarquer. Les autres ont des parcours atypiques. Beaucoup sont des femmes, souvent mères célibataires, faisant un retour aux études. La vaste majorité sont des étudiants de première génération. Pour le type d’étudiants que nous avons, une augmentation des droits de scolarité est un réel frein à l’accessibilité aux études universitaires et à la persévérance. Ce n’est pas le seul, mais il est important. C’était ardu de faire l’unanimité sur de tels enjeux au sein de la CREPUQ, même si nous arrivions souvent à dégager un consensus. »
L’absence d’un porte-parole universitaire se faisant sentir, le rôle du BCI évolue déjà. « Sans revenir à ce qu’était la CREPUQ, le BCI pourra jouer un rôle de représentant sur des dossiers ralliant toutes les universités, propose M. Breton. C’est ce qu’il fait dans la lutte contre le harcèlement sexuel sur les campus, par exemple. »
Du côté des étudiants, un nouveau regroupement est né en avril 2016. L’Union étudiante du Québec (UEQ) rassemble six fédérations étudiantes, mais compte un seul poids lourd, la Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal.
« Plusieurs fédérations étudiantes non membres participent à nos débats, sans avoir de droit de vote, explique le président Nicolas Lavallée. Officiellement, nous représentons 72 000 étudiants, mais les fédérations qui prennent part à nos travaux en comptent au total plus de 120 000. »
M. Lavallée est convaincu que les étudiants doivent avoir une voix nationale forte. Pour l’instant, les principales revendications de l’UEQ concernent l’aide financière aux étudiants, la récupération des sommes liées à l’abolition du crédit d’impôt fédéral pour les études et les manuels ou encore la lutte contre les compressions budgétaires.
Toutefois la question des droits de scolarité n’est jamais loin. « On entend des gens dénoncer le gel des droits de scolarité, alors que ceux-ci n’ont jamais cessé d’augmenter depuis 10 ans, dénonce-t-il. Le gouvernement tente de faire une adéquation entre sous-financement et droits de scolarité pour masquer son propre désengagement. Mais nous avons montré notre force de mobilisation par le passé et nous pourrons le refaire en cas de besoin. »
Entre 2007-2008 et 2015-2016, les droits pour les étudiants de premier cycle sont passés de 1 768 $ à 2 294 $, une hausse de 30 pour cent, rappelait l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) dans un récent document de réflexion. (Ces chiffres s’appliquent aux résidents du Québec; les étudiants de l’extérieur du Québec paient des frais plus élevés.) En appliquant l’indexation décrétée par le gouvernement, ce montant grimpera à 2 965 $ en 2025-2026.
Malgré les récentes hausses, le Québec demeure, après Terre-Neuve-Labrador, la province où les frais de scolarité sont les moins élevés, la moyenne canadienne en 2015-2016 pour les étudiants au premier cycle se situant à 6 201 $.
Plus qu’une question d’argent
Les difficultés du réseau universitaire ne sont pas seulement financières. Le malaise semble plus profond. Le Printemps érable a été le théâtre d’un affrontement entre deux visions radicalement différentes de l’université, précise le philosophe Michel Seymour, professeur à l’Université de Montréal.
« D’un côté, une université comprise comme un bien commun, dont tout le monde profite, même ceux qui ne l’ont jamais fréquentée, décrit-il. Elle forme des médecins, des ingénieurs, des enseignants, etc. Elle contribue également à former des citoyens critiques. De l’autre, une université intimement liée à l’entreprise privée et qui en épouse les modes de gestion. Elle devient une entreprise offrant un service à un “client” qui investit dans sa formation dans l’espoir d’obtenir un meilleur salaire plus tard. Étudier n’est alors plus un droit collectif, mais un bien individuel, une marchandise. »
Une vision qui a largement été reprise par le gouvernement et certains journalistes et commentateurs pendant la crise, et que les manifestants ont fortement contestée. Par exemple, le gouvernement a toujours refusé de parler de grève, préférant le terme
« boycottage ». Après tout, un client ne fait pas la grève. Or, un boycottage n’a pas à être respecté comme un mot d’ordre de grève. Des étudiants contre la grève ont demandé et obtenu des injonctions pour pouvoir assister à leurs cours, même dans les universités où des mandats de grève avaient été votés. « Pour la première fois, la légitimité même du mouvement étudiant était remise en cause », note M. Lafortune, de la FQPPU.
Le discours des opposants était aussi très souvent empreint de mépris. Les partisans de la hausse dénigraient des étudiants jugés « privilégiés », les intellectuels et professeurs d’université. Les manifestants tournaient en dérision des recteurs, commentateurs et citoyens, considérés comme inféodés à la droite néolibérale et adversaires de la justice sociale. « Il y a une vraie cassure, qui n’est pas propre au Québec, mais qui y est très prononcée, entre les intellectuels et universitaires et une partie de la population, croit M. Seymour. Le mépris va dans les deux sens, c’est très malsain. »
Une image à refaire
Comment s’en sortir? Bien sûr, les universités espèrent un réinvestissement massif et rapide, maintenant que le gouvernement provincial dégage des surplus budgétaires. Le ministre des Finances du Québec, Carlos Leitão, a laissé entendre en février qu’il y aura effectivement un réinvestissement en enseignement supérieur dans le prochain budget attendu en mars. Mais il faudra plus. Mme Samoisette rêve d’une politique des universités ambitieuse pour encadrer ces établissements, coordonner leur développement et stimuler le taux de diplomation.
Une proposition à l’étude par le gouvernement québécois pourrait jouer un rôle à cet égard. En effet, le gouvernement projette de faire revivre le Conseil des universités du Québec, un organisme consultatif créé en 1968 et aboli en 1993, dans la foulée d’un effort de réduction des dépenses publiques en éducation. Sa mission serait justement de contribuer à l’orientation générale et à l’amélioration du système universitaire en se basant sur la recherche pour conseiller à la fois le ministère et les universités. Il contribuerait en outre à une évaluation indépendante et publique de la qualité de la formation et de la recherche.
Au cours des consultations nationales lancées par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur en 2016, les acteurs du milieu universitaire ont fait entendre différents points de vue. Les étudiants et les professeurs tiennent à s’assurer que l’organisme sera indépendant et qu’ils y seront bien représentés. Les recteurs jugent l’idée intéressante dans la mesure où elle ne menace pas leur indépendance en imposant un cadre ou des orientations rigides.
La politique que souhaite Mme Samoisette devrait également, selon elle, servir à valoriser et à mettre en lumière la contribution sociale des universités. « Quand on rappelle aux gens ce qu’on fait, en termes de formation et de recherche, qu’on explique concrètement nos apports à l’économie, à la santé, à l’éducation, à la culture et à l’innovation, ils nous voient d’un autre oeil, dit-elle. La grande leçon du Printemps érable, c’est qu’il nous faut mieux illustrer notre contribution à la société. Cela ne doit pas venir seulement des recteurs, mais aussi des diplômés, des professeurs, des élus. Plus il y aura de gens de tous horizons qui soutiendront publiquement l’université, mieux le message passera. »
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