Les universités de langue française en milieu minoritaire : une épreuve révélatrice pour la diversité canadienne?
Réflexion sur la valeur ajoutée d’une université de langue française à l’extérieur du Québec pour sa communauté.
Les Acadiens des provinces de l’Atlantique utilisent le mot « barachois » pour décrire une lagune côtière partiellement séparée de l’océan par une barre de sable. L’eau de la haute mer peut y entrer et sortir, mais la zone est protégée des forts courants et des marées. Cette image me vient à l’esprit lorsque je pense à l’établissement postsecondaire que j’ai fréquenté et au rôle qu’il a joué dans ma vie.
Ma culture première est celle d’un Chiac. Ma langue maternelle, ma vraie, c’est celle-là, ce sabir franglais particulier au Sud-Est du Nouveau-Brunswick, dont le nom est dérivé – dit-on – de celui de ma petite ville natale : Shédiac. Patois métissé mal-aimé jusque dans son propre pays, le chiac est le langage que j’ai maîtrisé en premier, le médium dans lequel j’ai d’abord pu communiquer mes espoirs, mes peines, mes déceptions et mes joies.
Je dis « langue maternelle », mais il ne faut pas en tenir ma mère responsable. Enseignante de formation, elle a fait de son mieux pour redresser ma langue lors de ma jeunesse. Je l’entends encore dire : « Surveille ton français, Joel. Fais un effort. » Mon amour précoce et féroce pour les livres m’a aussi donné, assez jeune, de bonnes bases en français standard. Mais ce n’était pas assez pour en faire ma vraie langue d’usage. La force du milieu – de la cour de récré, de la rue, de nos jeux dans le quartier – était trop grande. Le chiac y régnait en maître. Il faisait du français une langue formelle qui devait se cantonner aux livres et à la messe. Quant à l’anglais, s’il était peu commun de l’entendre dans la cour d’école, il était rapidement adopté, sans regrets et sans chichis, aussitôt que nos sorties nous mettaient en contact avec les jeunes de Shediac Cape ou de Pointe-du-Chêne. Nous étions bilingues. Plus que ça, nous étions « des Bilingues » avec un « B » majuscule, comme les jeunes de tant d’autres lieux où le français est minoritaire. À 18 ans, lors de mes premiers voyages en solo, c’est comme ça que je me présentais.
Car si le chiac était un moyen de communication, il révélait aussi notre culture. Nous étions hybrides, et fiers de l’être. La majorité de nos références culturelles étaient issues du monde anglophone. De Metallica à The Tragically Hip, de Bart Simpson à This Hour has 22 Minutes, nous baignions dans le maelstrom nord-américain et n’avions aucune volonté d’en sortir. Bien sûr, une partie de notre consommation culturelle se faisait en français. Nous écoutions les stations de radio communautaires francophones qui, avec les bars de la région, soutenaient une scène musicale francophone locale vraiment originale qui comprenait de nombreux genres. Comme la plupart d’entre nous étions des partisans du Canadiens, nous écoutions religieusement La soirée du hockey de Radio-Canada. Toutefois, il y avait un certain blocage en ce qui concerne les produits culturels du Québec. Comme nous ne nous identifions pas comme Québécois, nous ignorions la plupart des productions télévisuelles et cinématographiques de la Belle Province, trop montréalo-centrique à nos goûts, à quelques exceptions près.
Je suis fier de mes origines. La culture chiaque, qui incorpore de nombreux éléments de la tradition acadienne tout en leur donnant une nouvelle tournure, est riche, originale et colorée. Elle donne au Sud-Est du Nouveau-Brunswick un cachet qui lui est propre. Mais elle demeure une culture locale, qui ne voyage pas très bien. Qu’on le veuille ou non, pour pouvoir interagir avec des gens plus éloignés dans le vaste monde, il faut maîtriser une langue dans sa forme standard. Au rythme où allaient les choses, il était loin d’être certain que le français pourrait jouer ce rôle pour moi. Car malgré toute leur fierté et leur fanfaronnade, les « chiacophones » comme moi (et les membres des communautés francophones minoritaires en général) souffrent souvent d’insécurité linguistique. Les francophones et les anglophones majoritaires nous avaient fait sentir, à maintes reprises, que notre langue était médiocre, voire comique. Cela a été vrai pendant des décennies. Qui aurait pu nous juger si nous avions décidé de nous rabattre sur l’anglais, dont les normes nous ont été inculquées par la position dominante de cette langue en Amérique du Nord? Si tel était le cas, ce ne serait qu’une question de temps – et de peu – avant que le français ne devienne purement folklorique et patrimonial chez nous, comme c’est le cas dans tant de régions du continent. Avec sa disparition, le Nouveau-Brunswick deviendrait en effet un endroit plus terne et moins diversifié.
Heureusement, il n’en a rien été, dans mon cas comme dans celui de beaucoup d’autres. Je suis maintenant un adulte qui possède non seulement un haut niveau de bilinguisme, mais qui est aussi assez ouvert sur le monde pour être culturellement à l’aise de Saskatoon à Saguenay et de Denver à Dijon. L’Université de Moncton, comme un barachois protégé de la haute mer, a rendu cela possible.
Une embûche dans le flot de la culture anglo-américaine
Il y a des gens qui pensent que créer une université de langue française en milieu minoritaire, cela relève de la logique du ghetto, que c’est célébrer l’homogénéité. C’est méconnaître la nature des rapports interlinguistiques et interrégionaux que de penser ça.
D’abord, une université franco, c’est le foyer d’une diversité autre que celle qui prévaut « en ville ». L’UdeM (comme l’appellent affectueusement les intimes), pour moi, a été synonyme de découvertes culturelles. Nous, les nombreux Chiacs du Sud-Est, avons pu y côtoyer des Acadiens « majoritaires » du Nord du N.-B., des Québécois, des Africains, des Français, des Belges, etc. C’était un laboratoire riche, où chacun s’interrogeait sur soi et sur sa place dans le monde. Les étrangers nous trouvaient, les Acadiens, un peu curieux, mais nous étions majoritaires. Les Acadiens du Nord trouvaient que nous, Chiacs, parlions mal, mais nous étions chez-nous. Somme toute, ça créait un melting pot assez égalitaire où se mélangeaient plusieurs francophonies, mais où la saveur locale demeurait dominante.
Pour les francophones minoritaires, arriver à l’Université de Moncton occasionnait aussi un autre type de choc culturel : celui d’intégrer un campus – un espace, un territoire! – ou c’était normal et attendu que tout se passe en français. On devenait majoritaires en y mettant les pieds. Tranquillement, on a pu prendre conscience de nos tics et nous en débarrasser. Plus de « excuse me, do you speak French? ». Plus de gêne à utiliser le mot juste, même si c’est un long mot fancy qui n’est pas très utilisé dans le village ou dans le quartier ouvrier. Par contraste avec notre vécu d’avant, notre expérience sur le campus nous permettait de prendre l’ampleur de notre acculturation. Et de tenter de nous redresser, de la corriger, quitte à inventer continuellement une acadianité nouvelle, pas tout à fait celle de nos parents.
Toutes les universités créent une communauté. L’Université de Moncton ne fait pas exception à la règle; simplement, la langue de sa communauté se trouve à être le français. Dans cet espace culturel, les chanteurs, les poètes et les cinéastes de ma génération, par leurs créations, nous ont montré que la culture acadienne n’était pas nécessairement folklorique; elle pouvait être dynamique et moderne. Pour moi, comme pour d’autres francophones en situation minoritaire, cette expérience m’a réconcilié avec ma langue maternelle et mes origines culturelles. En découvrant le dynamisme des autres communautés francophones et en partageant mon propre héritage, j’ai pu progressivement me débarrasser des préjugés antifrançais que j’avais acquis en grandissant dans la minorité. J’ai découvert des complicités insoupçonnées avec d’autres groupes francophones, j’ai commencé à apprécier la culture québécoise et j’ai cessé de voir mon patrimoine à travers les yeux des anglophones. Je profitais encore de la production culturelle anglophone, et je l’appréciais, mais ma consommation culturelle me semblait désormais plus équilibrée, plus conforme à ma réalité.
Ce qu’il y avait de plus libérateur dans ce processus identitaire, c’est qu’il s’est déroulé presque à notre insu, sans que nous ayons à jouer constamment la carte de l’identité. Comme il s’agissait d’une université entièrement française, et que notre statut n’était pas celui d’une minorité, nous n’avions pas à passer tout notre temps libre à faire valoir nos droits linguistiques À cet âge, j’y aurais été réfractaire; j’étais tout entier dévoué à la « découverte du monde ». Pour moi, l’université devait servir à ça. Plongé comme je l’étais dans l’étude de la philo, des sciences humaines, des relations internationales et de l’histoire de la pensée économique, je n’ai même pas pensé prendre un seul cours portant sur l’Acadie. En tant que journaliste étudiant, comme mes collègues du McGill Daily ou de l’Impact Campus à l’Université Laval, je me suis délecté de l’exploration des questions générationnelles, éthiques, financières, de gouvernance et d’éducation. Je n’avais pas à devenir le porte-parole d’une cause linguistique unique et dévorante. Mais malgré tout, c’est au cours de ces quatre années que je me suis vraiment senti à l’aise avec mon héritage et mon identité acadiens et leur place dans le monde.
Tout n’est pas parfait en Acadie du Sud-Est, loin de là. D’importants défis linguistiques demeurent. Mais l’Université de Moncton est assurément un pilier qui permet de renouveler la communauté, cohorte après cohorte.
Et la Laurentienne?
Des années plus tard, la situation que j’ai rencontrée à l’Université Laurentienne lorsque j’y suis devenu professeur était tout à fait différente. Selon son administration, la Laurentienne était une incarnation, un microcosme, du Canada, en bonne partie à cause de son bilinguisme. Pourtant, ce que j’ai observé, c’est une situation qui n’était pas propice à un pluralisme durable à Sudbury. La communauté étudiante de langue française était en perte de vitesse.
À la Laurentienne, comme dans toutes les universités bilingues situées dans des villes majoritairement anglophones, les francophones sont minorisés pratiquement partout sur le campus. Du Tim Horton’s à la bibliothèque, des matchs de hockey au parlement modèle, des activités d’orientation à la collation des grades. Et malgré tout, on s’attend à ce que les étudiants redeviennent soudainement pleinement francophones en traversant le cadre de porte de la salle de classe. Give me a break. Ils n’ont pas vécu le choc culturel des étudiants monctoniens. Ils ne sont pas devenus majoritaires. Ils n’ont pas de répit. À Sudbury, ils sont sur le campus, comme en ville, encore le 20 %. Le résultat est prévisible. Il n’y a pas de nouvelle norme qui est intériorisée en arrivant à la Laurentian. Leur « communauté imaginée » est bilingue et anglo-dominante. Sans surprise, les jeunes parlent souvent anglais entre eux. Ils ne vivent aucun dépaysement réel. Aucun signe concret ne leur montre que la domination de la langue anglaise, ce n’est qu’une vue de l’esprit. Certes, une minorité active des étudiants francophones de l’Université Laurentienne s’identifie bruyamment comme franco-ontarienne et porte le drapeau. Mais dans un environnement bilingue, c’est une lourde tâche.
Je me remémore cet étudiant francophone de troisième année que j’ai croisé à la station d’autobus de Sudbury. Un étudiant, dans ma tête, clairement franco-ontarien puisque son parler était fluide et sa prononciation sans accent notable. Je me tenais debout à côté de lui sur la plateforme. Un moment donné, il interrompit la conversation qu’il entretenait avec sa voisine et se mit à me parler pendant quelques minutes. Se retournant ensuite vers son interlocutrice initiale, il bredouille, l’air un peu gêné, « I also speak French ». Comme s’il s’excusait, ou du moins comme s’il fallait qu’il explique une anomalie. Il était douloureusement évident que trois années passées à la Laurentienne ne lui avaient pas permis de se débarrasser du syndrome de « l’homme invisible » franco-ontarien, si bien exprimé par le poète de renom Patrice Desbien. J’aurais eu envie de lui prêter mes copies d’Albert Memmi et de Franz Fanon, ces penseurs de la décolonisation qui ont si bien expliqué tout ce qui est perdu lorsqu’un groupe se voit uniquement par les yeux d’une autre culture, dominante.
Toutefois, on ne va pas gagner cette bataille-là un esprit à la fois. Plutôt, il faut donner à la communauté franco-ontarienne les outils dont elle a besoin pour se renouveler. Ça nous prend plus de lieux où les Franco-Ontariennes et les Franco-Ontariens apprendront à se connaître et à s’estimer. Ensuite, à partir de là, ils pourront aller vers l’autre sans se travestir, sans se fondre incognito dans la majorité. C’est à cette condition qu’on pourra avoir une vraie rencontre interculturelle, un vrai dialogue entre les « deux solitudes » canadiennes. N’importe quoi d’autre, même décoré des atours d’un bilinguisme « ouvert » et pluriel, n’est qu’impérialisme culturel enguirlandé.
Le moment de la vérité en Ontario?
Au moment où vous lisez ces lignes, l’Ontario pèse encore – et toujours – le pour et le contre de donner aux Franco-Ontariens leurs propres établissements d’enseignement supérieur. Malgré l’existence d’une petite université de langue française à Hearst, dans le Nord de la province, et malgré l’ouverture cette année de l’Université de l’Ontario français à Toronto, une boutique encore fragile, le modèle postsecondaire dominant de la province pour sa communauté francophone minoritaire demeure le bilinguisme institutionnel. Les universités d’Ottawa, Laurentienne, Saint-Paul et le Collège Glendon en sont les piliers. Et ce, malgré les demandes répétées des Franco-Ontariens, depuis près de 50 ans, d’offrir à leurs enfants le même genre d’expérience universitaire que celle dont j’ai bénéficié à Moncton.
Ne vous y trompez pas : ce qui est en jeu, c’est la survie culturelle puisque les institutions bilingues des villes majoritairement anglaises sont par nature à dominante anglophone. Pour les francophones, il en résulte une marginalisation de leur langue maternelle dans leur vie et un éloignement de leur patrimoine culturel. La possibilité d’étudier au Québec n’est pas non plus un bon argument pour le statu quo : en n’offrant pas aux Franco-Ontariens ce dont les Anglo-Québécois bénéficient au Québec, le message implicite de Queen’s Park est que leur langue et culture ne sont pas valorisées ou vitales dans leur province d’origine.
Le Canada prétend, avec pas mal de crédibilité, valoriser la diversité. Pourtant, ne pourrait-on pas dire que le dossier universitaire francophone hors Québec représente une épreuve décisive? L’acceptation de la diversité par le Canada se limite-t-elle à l’esthétique? Aux recettes, à la musique et aux styles vestimentaires? Ou le Canada valorise-t-il la diversité de la pensée? Il n’y a pas de bilinguisme officiel sans francophones, et il n’y aura pas de francophones à long terme sans la création et le maintien d’institutions et d’espaces éducatifs où le français est la langue naturelle. Les communautés francophones minoritaires du pays peuvent être des ponts, des portails entre sa majorité anglophone et l’ensemble du monde francophone. Mais pour maintenir ces portails ouverts et en tirer profit, nous avons besoin de personnes qui sont à l’aise pour franchir le fossé linguistique et culturel, et qui sentent qu’elles peuvent le faire sans risquer de perdre leur culture et leur langue d’origine. Pour cela, nous avons besoin de plus d’établissements d’enseignement supérieur où les Franco-Ontariens de toutes origines peuvent apprendre tout en apprenant à se connaître et à valoriser les autres cultures francophones. L’Ontario doit adopter la norme d’une éducation « par et pour » la communauté de langue officielle minoritaire au niveau postsecondaire, comme l’ont fait le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et le Manitoba, ainsi que le Québec, qui l’a offert à sa communauté anglophone depuis la Confédération.
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