Prendre le plaisir au sérieux
Deux professeur.e.s ont développé une nouvelle philosophie d’enseignement et d’apprentissage qui donne davantage de place au plaisir dans la pédagogie universitaire.
Le plaisir et le jeu sont au cœur de l’apprentissage de bien des enfants. Toutefois, ces notions sont lentement évacuées au fil de l’enfance et après le secondaire, elles sont pratiquement absentes : on s’amuse alors surtout à l’extérieur des salles de classe.
Sharon Lauricella et T. Keith Edmunds veulent renverser la vapeur. Dans son nouveau livre dynamique et fort pertinent, Ludic Pedagogy: A Seriously Fun Way to Teach and Learn, le duo démontre comment les études et le plaisir peuvent – et doivent – coexister. D’entrée de jeu, la question est posée : « Et si les étudiant.e.s s’amusaient en classe? Et si, après leur parcours scolaire, les étudiant.e.s éprouvaient la même nostalgie pour leurs cours que pour les fêtes et les déjeuners du lendemain au casse-croûte? »
Le modèle de pédagogie ludique des auteur.e.s s’articule autour de quatre éléments : le plaisir, le jeu, l’entrain et la positivité. Les deux expliquent avec brio les tenants et aboutissants de chacun de ces concepts et saupoudrent le tout d’anecdotes hautes en couleur sur la pédagogie ludique en action.
Mme Lauricella, professeure à la Faculté des sciences sociales et humaines de l’Université technologique de l’Ontario, et M. Edmunds, professeur adjoint d’administration des affaires à l’Université de Brandon, ont discuté avec Affaires universitaires du livre et de leurs idées pour ajouter du plaisir à l’enseignement postsecondaire.
Affaires universitaires (AU) : En quoi consiste le modèle de pédagogie ludique?
Sharon Lauricella : Le plaisir est l’élément central de la pédagogie ludique. C’est le grand motivateur; c’est ce qui part le bal, en classe et pour l’apprentissage en général. Il s’appuie sur trois piliers : le jeu, qui est l’élément actif de notre modèle; l’entrain, soit l’attitude qu’adoptent enseignant.e.s et étudiant.e.s; et la positivité, qui est un affect, les émotions que nous font vivre nos expériences d’apprentissage. Voilà, en gros, notre modèle.
AU : Pourquoi devrait-on injecter plus de plaisir dans l’enseignement supérieur?
M. Keith Edmunds : Les études révèlent que les étudiant.e.s et les professeur.e.s sont plus engagé.e.s lorsque le plaisir est au rendez-vous. Les étudiant.e.s sont moins enclin.e.s à assister à un cours magistral « traditionnel »; la motivation n’y est pas. Mais si on intègre le plaisir, la crainte de rater quelque chose fait son œuvre. Le plaisir motive les étudiant.e.s à assister aux cours et à y participer.
Mme Lauricella : Au-delà de l’engagement, il y a la rétention. Nous retenons plus facilement l’information lorsqu’elle est associée à quelque chose de positif ou d’agréable. Mais c’est aussi la rétention au sens de rétention des étudiant.e.s, qui sont davantage susceptibles de poursuivre leur cours et de ne pas changer de programme et d’établissement lorsque les études sont synonymes de plaisir.
M. Edmunds : Nous ne proposons pas de transformer les collèges et les universités en écoles de cirque où les enseignant.e.s arrivent en classe en faisant des pitreries. Intégrer le plaisir n’a pas à être compliqué. Il suffit de s’éloigner de l’enseignement conventionnel, où l’enseignant.e monologue d’un ton monocorde et où les étudiant.e.s ne sont que des réceptacles d’information passifs.
Mme Lauricella : Il a aussi la possibilité d’établir des liens, à la fois entre les étudiant.e.s et avec les professeur.e.s. Si on arrive en classe, on s’assoit, on écoute et on s’en va, il n’y a simplement pas de liens comme ils ne viennent pas naturellement. L’une de mes responsabilités consiste à donner aux étudiant.e.s le temps et l’espace nécessaires pour tisser et cultiver des liens.
AU : Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce livre ensemble?
M. Edmunds : C’était en juillet 2020, donc en plein cœur de la pandémie. J’étais assis dans ma cour en train de parcourir Twitter, car il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire, et je constatais qu’il y avait beaucoup d’inquiétude à propos de la prochaine année scolaire, qui allait se dérouler à distance. J’ai donc publié un gazouillis demandant si, à travers toutes ces inquiétudes, on pensait au plaisir qu’on aura dans ces classes virtuelles? C’est alors que MmeLauricella (@AcademicBatgirl) a répondu.
Mme Lauricella : La publication de Keith m’a fait sauter de joie. Tout le monde paniquait à propos de l’enseignement à distance, mais on parlait peu des relations. J’ai republié son gazouillis en y ajoutant un commentaire très enthousiaste. C’est ça qu’il nous fallait, du plaisir! Nous nous sommes liés d’amitié en ligne. Nous avons pris un certain temps pour mener nos recherches et concevoir notre modèle avant de passer de Twitter au public universitaire. Nous avons commencé par publier des billets dans Inside Higher Ed et Faculty Focus, ce qui nous a ouvert la porte à des entrevues et à des présentations dans plusieurs conférences et ateliers. Nous avons ensuite publié notre premier article scientifique, dans Educational Considerations.
AU : Pouvez-vous nous donner des exemples de ce modèle en action?
M. Edmunds : L’humour est l’un des éléments du ludisme. Alors, j’arrive au cours quelques minutes à l’avance et je raconte des blagues de papa. Ça me permet d’alléger l’ambiance avant de plonger mes étudiant.e.s dans les modèles d’affaires ou d’autres sujets. Le simple fait d’avoir un certain sens de l’humour apporte une dose de plaisir. Voilà un exemple très simple. J’ai une étagère pleine de livres de blagues dans lesquels je pige avant d’aller en cours.
Mme Lauricella : Les blagues de papa, ça ne marche pas pour moi. De mon côté, j’ai complètement repensé la prestation d’un cours optionnel de quatrième année sur l’écoute. J’ai amené mes 33 étudiant.e.s dans une aire de conservation pendant quatre jours. Nous y avons fait des mises en situation, joué à des jeux, discuté et fait des activités à l’extérieur. Nous avons fait une randonnée de nuit et appelé des hiboux (qui nous ont répondu!), et nous nous sommes assis.e.s en silence, seul.e et tout le monde ensemble. Nous avons échangé des idées et des expériences, et avons bien ri.
M. Edmunds : Je vais vous donner un autre exemple tiré d’un cours de synthèse pour mes étudiant.e.s de quatrième année du premier cycle. Lors des premiers cours, je leur demande de faire des rencontres éclair. Chaque étudiant.e doit parler à un.e autre. Au début, tout le monde bougonne et trouve l’exercice stupide. Mais à la fin, j’ai plusieurs commentaires du genre : « C’est super, j’ai eu six autres cours avec cette personne et je n’ai jamais su son nom! » Encore une fois, c’est une activité simple grâce à laquelle on peut tisser des liens, comme le mentionnait Sharon plus tôt.
Mme Lauricella : On peut aussi utiliser ChatGPT pour intégrer la pédagogie ludique. Ce sera d’ailleurs une partie très importante de mon prochain cours sur l’éthique de la communication. Je ne veux pas parler de ce logiciel dans un esprit de surveillance et de peur. Je souhaite plutôt l’aborder avec curiosité et un désir d’exploration. Utilisons cet outil pour un paquet d’activités, explorons-le à fond. La pédagogie ludique, pour moi, c’est ça : amusons-nous, voyons comment ça peut nous servir en tant que professionnel.le.s de la communication.
AU : Avez-vous des conseils pour les enseignant.e.s qui souhaitent ajouter une touche de plaisir à leur enseignement, mais qui ne savent pas trop par où commencer?
Mme Lauricella : Lorsque vous concevez un cours, une leçon, une évaluation ou toute activité que vous ferez en classe, posez-vous trois questions. La première : « Est-ce que ça rendra mes étudiant.e.s plus intéressant.e.s lors d’une sortie? » Par sortie, j’entends par exemple une fête, un souper en famille ou un rendez-vous galant. Le contenu du cours doit pouvoir être appliqué ailleurs qu’en classe. Est-ce que les étudiant.e.s auront assimilé la matière de sorte à pouvoir l’expliquer simplement à une personne qui ne la connaît pas aussi bien? Je leur dis toujours : « Attention, avec ça, vous allez épater la galerie. »
La deuxième question : « Est-ce que je voudrais faire ça? » Si vous étiez étudiant.e, voudriez-vous assister à ce cours? Faire ce travail? Rédiger ce texte? Si la réponse est « je ne voudrais pas faire ce travail avec mes collègues », trouvez autre chose.
La troisième et dernière question : « Est-ce que je vais détester l’idée d’évaluer ce travail? » Si je n’ai pas hâte de plonger dans ce que mes étudiant.e.s m’ont remis, il y a un problème. Je dois alors repenser à ce que je leur donne comme travail. Voilà quelques questions intéressantes auxquelles peuvent réfléchir les enseignant.e.s.
M. Edmunds : Vous pouvez aussi commencer à intégrer la pédagogie ludique en essayant quelque chose, n’importe quoi. Vous n’avez pas à appliquer tout le livre d’un coup. Si on permet à nos étudiant.e.s de jongler avec des idées, de faire des erreurs, de carrément se planter et d’apprendre de tout ça sans que leurs notes en souffrent, on peut certainement se permettre de faire de même. Essayez quelque chose de nouveau et si c’est un désastre, riez-en avec votre groupe. Dites-lui que ça n’a pas marché et que vous allez essayer autre chose. Commencez avec une blague, une nouvelle activité, une nouvelle façon d’aborder la matière, peu importe. Essayez. À partir de là, tout est possible.
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