Quand la gestion et l’environnement font la paire

À la demande des étudiants et du secteur privé, les écoles de gestion accordent davantage d’attention à la question environnementale et sociale.

17 août 2022
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Au moment de choisir son programme d’études, la maîtrise en administration des affaires (MBA) axée sur l’éco-innovation offerte à l’Université de Victoria s’est imposée d’elle-même à Ryan O’Grady. L’ingénieur écologue de 44 ans se passionne depuis longtemps pour les questions d’environnement et de réconciliation. Directeur du programme de corédaction législative avec les personnes autochtones de Colombie-Britannique, il travaille avec les communautés des Premières Nations touchées de manière disproportionnée par les changements climatiques.

« Il y a une foule de MBA assez classiques, mais ce n’est pas le cas de la maîtrise en éco-innovation », dit celui qui a amorcé l’an dernier le programme de deux ans, offert les samedis et dimanches. « On y retrouve tout le contenu habituel d’un MBA : gestion, stratégie et leadership. Mais l’Université de Victoria a eu l’audace de sortir des sentiers battus et de réinventer son programme de A à Z il y a de cela quelques années. » Elle y a notamment « intégré complètement » la réconciliation, l’environnement, le développement durable et la gouvernance. « Généralement, ces cours sont au choix alors qu’à l’Université de Victoria, ils font partie d’une démarche proactive de compréhension et d’acquisition des connaissances et des compétences nécessaires au changement. »

L’établissement fait partie d’un nombre croissant d’universités canadiennes qui offrent des programmes et des cours en administration des affaires proposant un volet axé sur l’environnement ou même un programme à part entière sur les affaires et l’environnement. À l’autre bout du pays, l’Université Memorial de Terre-Neuve a inauguré en 2019 un MBA en responsabilité sociale des entreprises et entrepreneuriat social. D’un océan à l’autre, on offre désormais une panoplie de cours et de programmes universitaires dans ce domaine.

Donner une voix à la Terre

Pourquoi tous ces nouveaux programmes? La réponse la plus évidente c’est qu’ils sont reliés aux effets croissants de la crise climatique. Si nombre de cours et de programmes sur la protection de l’environnement privilégient des objectifs généraux et interreliés comme l’impact social, la gouvernance, la réconciliation avec les personnes autochtones, la diversité, l’équité et l’inclusion, reste que le sort de la planète est au cœur de ceux-ci.

« Comment peut-on écarter la planète des parties prenantes? » demande Cheryl Mitchell, directrice des études à la maîtrise en éco-innovation de l’Université de Victoria, qui propose notamment des cours sur le leadership éthique et responsable et sur l’avenir des populations et du travail. « Il faut se demander comment nous pouvons donner une voix à la Terre. Si elle pouvait dire ce qu’elle attend de nous, que réclamerait-elle? J’aime penser que notre programme est un premier pas dans la bonne direction. La protection de l’environnement n’est pas facultative et il faudra un énorme travail de régénération pour réparer nos dégâts. Il faudra également faire preuve d’innovation pour avancer. »

Pour les étudiants des générations Y et Z, les perturbations climatiques qui ont marqué leur enfance sont un puissant catalyseur. Lul Ali, par exemple, est très préoccupée par l’état de l’environnement depuis la fin du primaire, ce qui l’avait amenée à l’époque à créer avec quelques amis un club pour sauver des pingouins. Le baccalauréat international en administration des affaires de l’École de commerce Schulich de l’Université York a galvanisé cette passion.

« J’ai suivi un cours sur la responsabilité des entreprises en contexte mondial. Il a vraiment éveillé mon intérêt pour la protection de l’environnement, les technologies propres et autres sujets du genre. J’ai choisi les affaires pour rendre le monde meilleur », explique-t-elle.

À l’image des jeunes de sa génération, Mme Ali est profondément troublée par les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations unies, mais elle est également inspirée par des activistes comme Greta Thunberg et la Kényane Wangari Muta Maathai, défunte lauréate du prix Nobel de la paix. « On voit bien que la situation est très grave. Si on ne change rien et qu’on ne réduit pas la température à l’échelle mondiale, on court à la catastrophe. Il va falloir composer avec les effets de ces changements », ajoute la jeune femme, qui a terminé le programme de l’École Schulich au printemps et est maintenant conseillère en changements climatiques et en développement durable pour Deloitte, à Toronto.

Changer le monde des affaires

Comme l’indique le titre du poste de Mme Ali, l’émergence de programmes d’études en administration des affaires et en protection de l’environnement résulte aussi de la demande du marché du travail. Le recrutement a notamment été propulsé par l’Accord de Paris sur la réduction du réchauffement climatique et par la volonté du gouvernement fédéral d’éliminer les émissions de gaz à effet de serre au Canada d’ici 2050.

Ces facteurs combinés à d’autres, comme l’accroissement de la rentabilité par des gains d’efficacité, l’amélioration de la réputation des entreprises et le recyclage des déchets en nouveaux matériaux et produits, par exemple, poussent les organisations à adopter des pratiques écoresponsables. Selon la Global Sustainable Investment Alliance, l’actif en investissement durable a augmenté de 48 % entre 2018 et 2020. Et un sondage effectué en 2021 par le Fonds mondial pour la nature montre que 60 % des entreprises Fortune 500 se sont fixé au moins un objectif lié au climat ou à l’énergie, soit une augmentation de 12 % depuis 2017. Par ailleurs, un rapport publié par LinkedIn en 2022 indique que le nombre de personnes qui contribuent à l’économie verte sur le marché du travail mondial a atteint 13,3 % en 2021, contre 9,6 % en 2015.

Professeur à l’École d’environnement, d’entrepreneuriat et de développement de l’Université de Waterloo, Olaf Weber explique que l’intérêt accru des étudiants et l’évolution du marché du travail ont incité l’établissement à proposer des programmes dans ce domaine. « La demande vient du secteur privé, des administrations publiques, d’organisations non gouvernementales et d’autres secteurs. » L’Université offre en effet un doctorat en gestion du développement durable, des maîtrises en gestion et en environnement et un baccalauréat en gestion et environnement qui a précédé la création de l’École il y a 13 ans. « L’élaboration de programmes de gestion du développement durable découle également des besoins en recherche, parce qu’il y a peu de programmes dans ce domaine », poursuit le professeur, qui est aussi titulaire d’une chaire de recherche en finance durable.

Comme l’Université de Waterloo, HEC Montréal est fière d’avoir été l’une des pionnières des études en matière d’écoresponsabilité des entreprises, et ce, bien avant l’Accord de Paris et avant que les étudiants et le secteur privé ne le réclament. C’est en 2006 que HEC Montréal a créé son premier programme du genre : un diplôme d’études supérieures spécialisées en gestion du développement durable. Depuis, elle propose sept options, dont trois maîtrises et un microprogramme de premier cycle en développement durable. À l’automne 2020, l’établissement a vu bondir le nombre d’inscriptions de 78 % par rapport à l’année précédente. HEC Montréal attribue cette augmentation à la fois à l’intérêt des étudiants et la création de nouveaux programmes.

« Nous avons commencé tôt pour répondre aux préoccupations de notre personnel universitaire, dont une partie fait de la recherche sur la surconsommation des ressources de la planète et les inégalités sociales », explique Johanne Turbide, secrétaire générale à HEC Montréal, où elle est également directrice du développement durable et responsable du service Équité, diversité, inclusion. « En 2019, nous avons dressé un plan stratégique et orienté notre mission vers la promotion du développement durable et la responsabilité sociale auprès des futurs dirigeants. »

Cultiver l’entreprise sociale

À l’Université Memorial, la genèse de la maîtrise en responsabilité sociale des entreprises et de l’entrepreneuriat reflète la « longue histoire » de la province en la matière, affirme Tom Cooper, directeur par intérim du programme. À titre d’exemples, celui-ci cite, entre autres, le mouvement coopératif, en agriculture notamment, la force du secteur sans but lucratif et Port Union – une municipalité historique à 120 kilomètres au nord-est de St. John’s, qui serait la seule en Amérique du Nord à avoir été créée par un syndicat et dont la mission était de donner un peu de pouvoir aux pêcheurs de la région.

L’universitaire souligne que si la plupart des MBA sont d’ordre général, « les étudiants et les employeurs cherchent de plus en plus un facteur de différenciation, sous forme d’apprentissage expérientiel et de contenus intellectuellement rigoureux ». Celui de l’Université Memorial dure 12 mois, dont quatre sont consacrés à un stage. Ce dernier facilite l’entrée des étudiants sur le marché du travail, y compris les étudiants étrangers qui espèrent s’installer au Canada, précise-t-il.

Wendy Reid Fairhurst fait partie de ceux qui ont complété le programme. Après une formation en design et architecture, elle a travaillé à un projet d’habitation participatif dans la région de St. John’s tout en faisant sa maîtrise. Elle étudie aujourd’hui au doctorat, dans ce même établissement, avec l’objectif de mener le projet d’habitation à bien.

« En fait, je ne m’étais jamais vraiment intéressée à la gestion, confie-t-elle. Mais nous voulons changer la société et j’admets que nos compétences en gestion avaient des lacunes. Maintenant, nous négocions à armes égales avec les bailleurs de fonds potentiels. » Fondé sur la viabilité sociale et l’écoresponsabilité, « le but ultime [du projet] est, essentiellement, de redresser ces deux piliers dans un contexte de viabilité financière et d’augmenter l’impact des entreprises à cet égard ».

L’étudiante explique qu’un terrain d’une superficie de 58 acres a été acheté l’an dernier pour le projet, qui en est à l’étape de la « conception participative ». « La construction ne vise que trois acres, où une trentaine de ménages pourront s’installer. Le reste sera consacré à une agriculture régénérative. On dispose d’un marais artificiel qui servira au traitement des déchets. On espère que la permaculture maintiendra autant d’eau que possible sur le site. On se soucie vraiment du climat et on agit en prévision des 60 années à venir. »

Le fait d’établir des communautés vertes n’est qu’une des nombreuses formes que prend la contribution des programmes d’études en écoresponsabilité des entreprises aux efforts déployés à l’échelle mondiale pour atténuer les changements climatiques et sauver la planète. Certains spécialistes estiment cependant que les universités peuvent en faire davantage. Toby Heaps, chef de la direction et cofondateur du magazine trimestriel Corporate Knights, qui s’intéresse au « capitalisme propre », c’est-à-dire « un système économique où les prix sont établis en fonction des avantages et des coûts sociaux, économiques et écologiques », a porté attention à la façon dont les établissements d’enseignement postsecondaire abordent, entre autres, les questions environnementales.

« Je vois beaucoup de signaux encourageants [émanant des universités], mais elles sont plutôt à la remorque de ce qui se passe dans le monde, se désole-t-il. On vit sur une planète en surchauffe, surpeuplée et socialement explosive, qui connaît une foule de problèmes qui requièrent des solutions provenant de toutes les disciplines et qui ne pourront être résolus que par une démarche holistique et interdisciplinaire. » Les subventions publiques et les dons soutiennent de plus en plus le développement durable, ajoute-t-il, mais les employeurs qui voudraient prendre part aux solutions ont du mal à trouver des diplômés dotés des bonnes compétences.

À son avis, cet obstacle montre à quel point il est urgent pour les universités de modifier leur culture administrative afin d’être en mesure de réagir de manière audacieuse et rapide, comme le réclament ces temps très changeants. « Les universités sont vraiment à un tournant existentiel et je suis convaincu qu’elles ont un rôle important à jouer pour que notre civilisation soit en mesure de prospérer en dépit de toutes ces difficultés. »

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