Recrutement de professeur.e.s autochtones : aller au-delà de l’auto-identification
Quelques cas hautement médiatisés de professeur.e.s revendiquant peut-être à tort des origines autochtones soulèvent des doutes sur la pratique de l’auto-identification.
Au moment de faire connaissance, les universitaires autochtones parlent souvent de leur territoire et des gens qui les reconnaissent comme les leurs. Les présentations permettent d’échanger sur les nations, les ancêtres, les Aîné.e.s ou les gardien.ne.s du savoir, et ce, en plus de donner l’occasion de discuter des rôles et responsabilités au sein des communautés ou des critères d’appartenance.
Selon Shelly Johnson, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en autochtonisation de l’enseignement supérieur et professeure agrégée à l’Université Thompson Rivers, ces mises en commun d’informations sur l’identité sont importantes pour nouer des relations, surtout lorsque les universitaires en question travaillent hors de leur territoire traditionnel.
« C’est une façon d’installer la confiance : quand notre cercle relationnel commence à comprendre des connaissances communes, qu’on raconte son propre vécu et qu’on entretient des relations indépendantes et croisées », explique Mme Johnson, qui est une Saulteaux de la Première Nation de Keeseekoose, en Saskatchewan. Cette façon de faire constitue aussi un point de départ pour réfléchir aux moyens que peuvent prendre les universités pour éviter la fraude entourant l’identité autochtone.
« Les personnes allochtones se montrent parfois réticentes, trouvant la question trop personnelle. Je n’ai jamais rencontré la famille de la plupart de mes collègues allochtones », fait remarquer Mme Johnson, qui ajoute que c’est néanmoins de cette manière que les professeur.e.s autochtones s’y prennent pour s’identifier auprès des autres.
À l’instar de confrères et de consœurs, elle souligne qu’il n’existe pas de méthode unique pour vérifier les revendications d’appartenance à une communauté autochtone. La question se complexifie d’autant plus si l’on considère la rafle des années 1960, les pensionnats pour personnes autochtones et les autres moyens pris par les pouvoirs publics pour séparer des générations d’enfants de leurs communautés traditionnelles. Une réflexion qui fait écho à celle de la vice-provost à la mobilisation autochtone de l’Université de la Saskatchewan, Angela Jaime. « S’il existait un moyen simple de vérifier qu’une personne est membre ou citoyenne d’une communauté autochtone, ma vie en serait passablement simplifiée », affirme celle qui est originaire des nations de Pit River et de Valley Maidu, en Californie.
Durant la dernière année, la question a beaucoup préoccupé les administrations d’universités qui, comme Mme Jaime, élaborent des politiques visant à assurer que ce soient bel et bien des membres autochtones de la population étudiante ou du corps enseignant qui bénéficient des initiatives qui leur sont destinées. La nécessité d’adopter des politiques et procédures ne se limitant pas à l’auto-identification s’est imposée à la suite d’une série de reportages jetant le doute sur l’identité autochtone invoquée par plusieurs figures universitaires ayant profité de mesures d’embauche, d’avancement et de financement ciblées.
L’Université de la Saskatchewan est d’ailleurs toujours aux prises avec les répercussions de l’un de ces reportages. En octobre 2021, la CBC a rapporté que Carrie Bourassa, professeure éminente de l’Université et directrice scientifique de l’Institut de la santé des Autochtones (ISA), s’était identifiée comme Métisse, Anichinabée et Tlingit, sans jamais en fournir de preuve. L’établissement l’a suspendue et a lancé une enquête externe. Au mois de juin 2022, l’intéressée a quitté ses fonctions auprès de l’Université.
Si le cas de Carrie Bourassa a beaucoup retenu l’attention, depuis, la liste s’est allongée. En août dernier, l’artiste américaine Gina Adams a renoncé à son poste de professeure à l’Institut Emily Carr d’art et de design peu de temps avant la publication d’un article du Maclean’s, qui contestait ses racines autochtones. En décembre 2021, Le Droit a rapporté que la mise en doute de ses origines cherokees avait mené à la suspension de Jessica Bardill, professeure de littérature autochtone à l’Université Concordia.
En juin 2021, un rapport anonyme faisait état d’allégations voulant que six assistant.e.s, professeur.e.s et membres associé.e.s de l’Université Queen’s aient revendiqué à tort l’identité autochtone. Plusieurs universitaires autochtones, membres de communautés autochtones et allié.e.s de partout au pays ont exhorté publiquement l’Université à élaborer des directives d’embauche prenant appui sur les processus de reconnaissance des membres qu’appliquent les communautés métisses, inuites et des Premières Nations. L’établissement a répondu en demandant au cabinet-conseil autochtone First Peoples Group de réaliser une enquête sur le sujet et de produire un rapport assorti de recommandations à cet effet.
À l’hiver 2021, Amie Wolf, professeure adjointe d’études autochtones à l’Université de la Colombie-Britannique qui se présentait comme Métisse et Micmaque, a été congédiée à la suite de doutes soulevés quant à ses origines.
En octobre dernier, une autre enquête de la CBC a remis en question les revendications identitaires de l’universitaire et militante Mary Ellen Turpel-Lafond. Membre de l’Ordre du Canada, Mme Turpel-Lafond enseigne le droit à l’Université de la Colombie-Britannique, a été juge en Saskatchewan et a prodigué des conseils juridiques à des leaders autochtones lors des négociations de l’Accord de Charlottetown. En réaction au reportage de la CBC, des organismes autochtones britanno-colombiens et saskatchewanais ont déclaré leur appui, tandis que des universitaires autochtones ont demandé qu’elle prouve son statut d’Indienne des traités d’origine crie. Dans un reportage publié le 3 janvier dernier, la CBC rapportait que la professeure avait quitté l’établissement depuis le 16 décembre 2022. Mme Turpel-Lafond a par la suite précisé qu’elle avait décidé de prendre sa retraite.
Le dilemme de la carte de statut
La sénatrice Michèle Audette, conseillère principale en matière de réconciliation et d’éducation autochtone à l’Université Laval, fait partie des personnes qui cherchent des solutions. De père québécois et de mère innue, elle vient de la communauté innue d’Uashat mak Mani-Utenam, au Québec. À son avis, le problème est en partie dû à la foi que les administrations d’universités prêtent généralement à l’auto-identification à titre de personne autochtone et à leur crainte de vexer la personne en lui demandant des preuves documentaires.
En faisant un peu de recherche, la sénatrice a cependant découvert que l’Université Laval avait offert des bourses à des étudiant.e.s d’origine grecque, qui devaient prouver avoir un parent grec. Elle se demande pourquoi l’établissement ne pourrait pas faire de même pour les programmes destinés aux personnes autochtones.
À lire aussi : Une question d’identité
C’est justement ce qu’a commencé à faire l’Université Laval, de concert avec la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. L’établissement a instauré en mars une procédure d’identification pour vérifier que les candidat.e.s à une bourse ou à une place réservées aux membres des Premières Nations, aux Inuit.e.s et aux Métis.ses soient effectivement autochtones. Les candidat.e.s doivent être inscrit.e.s auprès de l’une des 11 nations autochtones officiellement reconnues par le Québec, membres de l’une de ces nations ou bénéficiaires de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Cette vérification implique de présenter soit une carte de statut d’Indien délivrée par le gouvernement fédéral, soit une déclaration de la nation concernée attestant leur appartenance. Si la politique vaut actuellement pour la population étudiante, elle éclairera aussi les politiques applicables au personnel et au corps enseignant.
La sénatrice souligne qu’il ne devrait pas appartenir à une université d’établir qui est autochtone. Ce pouvoir devrait plutôt revenir à la communauté d’appartenance de la personne et l’une des possibilités est la vérification de la carte de statut – un document fédéral confirmant que la personne titulaire a le statut d’« Indien inscrit » au sens de la Loi sur les Indiens du Canada et jouit de certains droits en vertu de la loi. Si les cartes de statut sont un héritage colonial, parce qu’accordées ou refusées en définitive par le gouvernement fédéral, Mme Audette observe que de nombreuses communautés autochtones leur trouvent une utilité.
En juillet dernier, l’Université de la Saskatchewan a approuvé une politique similaire de vérification de l’appartenance à une communauté autochtone ou de la citoyenneté autochtone. Élaboré par le groupe de travail créé dans la foulée de l’affaire Bourassa – composé de 27 Aîné.e.s, gardien.ne.s du savoir, enseignant.e.s de langue et autres leaders du campus et des communautés autochtones –, ce document énonce la marche à suivre pour présenter une candidature relativement à un emploi, à une bourse ou à un programme réservés aux personnes autochtones. Dans certains cas, même les titulaires actuel.le.s peuvent faire l’objet de vérifications.
Selon la politique, la personne qui se dit citoyenne de la Nation métisse de la Saskatchewan doit présenter soit une carte de citoyenneté de cette nation, soit une lettre d’un.e registraire confirmant qu’elle satisfait aux critères de citoyenneté. Relativement à la citoyenneté des Premières Nations, le Conseil tribal de Saskatoon, qui représente sept Premières Nations de la province, a décidé qu’une carte de statut faisait foi de la citoyenneté.
« La carte de statut est coloniale, concède Mme Jaime. Le permis de conduire et le passeport le sont aussi. Nous vivons dans un monde où les pièces d’identité sont essentielles. La différence, c’est que nous espérons que le choix des pièces sera laissé aux communautés autochtones au lieu d’être dicté par les gouvernements coloniaux. »
Elle reconnaît cependant que toutes les universités du pays ne peuvent pas demander à chaque communauté autochtone comment établir la citoyenneté. Comme des administrations se concertent avec les communautés autochtones de leur région pour arriver à des normes appropriées, d’autres universités canadiennes peuvent s’inspirer de ce travail pour établir ou améliorer leurs processus de vérification.
Le difficile travail a débuté
L’automne dernier, l’Université de la Saskatchewan a publié un rapport offrant des pistes de solution. Rédigé par Jean Teillet, avocate et experte canadienne des droits des personnes autochtones ainsi que de l’identité et de l’histoire métisses, le document expose les racines du problème, propose à l’établissement une bonne façon de mettre en œuvre ses nouvelles politiques et procédures et indique notamment des signes potentiels d’usurpation de l’identité autochtone.
Bien qu’elle félicite l’établissement d’exiger des pièces d’identité adéquates pour les candidatures autochtones, l’autrice souligne dans son rapport que si les revendications non fondées d’identité ou de citoyenneté autochtone ont pris une telle ampleur, c’est « parce que la population canadienne en général et le milieu universitaire en particulier n’étaient pas conscients du caractère complexe de l’identité autochtone ». Selon elle, la solution passe par « la sensibilisation aux réalités autochtones ». La sensibilisation joue un double rôle : éclairer les responsables des ressources humaines, les administrateurs et administratrices ainsi que les professeur.e.s qui siègent à un comité de recrutement et décourager les personnes qui seraient tentées d’afficher des prétentions illégitimes.
« La carte de statut est coloniale, concède Mme Jaime. Le permis de conduire et le passeport le sont aussi. Nous vivons dans un monde où les pièces d’identité sont essentielles. La différence, c’est que nous espérons que le choix des pièces sera laissé aux communautés autochtones au lieu d’être dicté par les gouvernements coloniaux. »
« Il faut faire comprendre aux usurpateurs et usurpatrices de l’identité autochtone que [l’Université] leur demandera des pièces justificatives et vérifiera le tout, explique Mme Teillet. Si jusqu’à maintenant, des personnes sont passées entre les mailles du filet, c’est parce que personne ne vérifiait les prétentions d’identité autochtone, parce que personne ne pensait devoir le faire. Un signal clair comme quoi cette époque est révolue aura un puissant effet dissuasif. »
Les démarches seront difficiles et prendront nécessairement du temps. Tel est le message qui est ressorti, en mars dernier, du tout premier Forum national sur l’identité autochtone.
Organisé par l’Université des Premières Nations du Canada et l’Association nationale des cadres supérieurs autochtones des universités canadiennes, l’événement avait pour but de répondre à une question aux multiples facettes : comment les établissements postsecondaires peuvent-ils empêcher l’appropriation par des « personnes faussement autochtones » des postes, subventions, bourses et autres possibilités destinées aux personnes autochtones?
« L’un des sujets phares était que l’auto-identification ne suffit plus », rapporte Jacqueline Ottmann, rectrice de l’Université des Premières Nations du Canada et coprésidente de l’Association nationale des cadres supérieurs des universités canadiennes. Anichinabée (Saulteaux), elle parle le nakawe et appartient à la Première Nation de Fishing Lake, dans le territoire du Traité no 4, en Saskatchewan. « Dans ce cas, quelles sont les solutions de rechange?, s’interroge-t-elle. Les universités doivent créer, aux côtés des personnes autochtones, des processus respectueux qui s’articulent autour des façons d’être, de savoir et de faire autochtones, et qui les mettent en valeur. »
Les auteurs et autrices d’un rapport subséquent invitent de toute urgence les responsables des embauches à cesser de se contenter de l’auto-identification ou d’un document attestant le statut de membre. « Demandez des références de la communauté. Incorporez aux entrevues et au processus de sélection des questions sur les savoirs et traditions autochtones », peut-on y lire.
L’équipe qui signe le rapport recommande de se détacher un peu de la notion d’identité et d’aborder la citoyenneté, les relations et la parenté, qui nous renseignent non pas sur les groupes auxquels la personne dit appartenir, mais sur ceux qui la reconnaissent comme l’une des leurs. Elle précise que sur ce plan, les marqueurs d’identité – nom ou clan, responsabilités au sein de la communauté, droit d’offrir des cadeaux, personnes à qui l’on rend des comptes – peuvent être utiles.
Cela dit, la circonspection reste de mise. Mme Johnson de l’Université Thompson Rivers évoque son vécu : après la mort de sa mère, deux familles secwépemcs de l’intérieur de la Colombie-Britannique l’ont reconnue comme leur fille.
« Je me dois d’assister aux rassemblements, de me montrer solidaire, d’être une fille digne, de prendre soin de mes parents et de mes frères et sœurs, mais est-ce que je me dirais Secwépemc? Absolument pas, poursuit la professeure. Que signifie le fait d’avoir été adoptée par une famille, mais pas par une nation? »
Par ailleurs, il faut reconnaître que la carte de statut d’Indien n’est pas garante d’une connaissance profonde de la communauté d’attache. Vice-rectrice adjointe aux initiatives autochtones et à la réconciliation à l’Université Queen’s, Kanonhsyonne Janice Hill, dit connaître des membres de sa famille qui sont mohawks qu’elle n’engagerait pas comme professeur.e.s autochtones, ces personnes ayant une connaissance ou une expérience limitée, sinon nulle, de la culture, des traditions ou de la langue de leur communauté.
« Les universités doivent créer, aux côtés des personnes autochtones, des processus respectueux qui s’articulent autour des façons d’être, de savoir et de faire autochtones, et qui les mettent en valeur. »
« De même, beaucoup d’universitaires allochtones maîtrisent les questions autochtones, ont étudié l’histoire des peuples concernés ou ont une expertise reconnue en la matière, ce qui en fait des professeur.e.s potentiel.le.s, ajoute-t-elle. Ces personnes ne sont toutefois pas habilitées à dispenser des enseignements jugés sacrés ou culturellement déterminants. »
« Je veux que les gens comprennent la complexité de la situation. Ce ne sera pas facile, et nous devons collaborer pour arriver au meilleur résultat possible », souligne Mme Hill.
En juin dernier, l’Université Queen’s a publié le rapport qu’elle avait commandé au First Peoples Group. Ce dernier préconise d’au moins demander une carte de citoyenneté ou de membre, ainsi qu’une référence professionnelle et des références de la part d’un.e membre de la famille et d’un.e leader élu.e d’une Première Nation ou d’une communauté inuite ou métisse. Il conseille également à l’établissement de muter ou de congédier les membres du personnel qui ne satisfont pas aux nouveaux critères.
L’équipe à l’origine du rapport de l’Université Queen’s a résumé la question à merveille en écrivant qu’il était temps d’arrêter de s’approprier à tort l’identité autochtone et de se contenter plutôt d’un rôle d’allié.e. Plus loin dans le rapport, on peut lire ce qui suit : « Les propos recueillis étaient clairs : l’allochtone qui usurpe l’identité autochtone fait preuve d’un manque de respect absolu, aussi bien envers les ancêtres faussement revendiqué.e.s qu’à l’égard de ses véritables ancêtres. »
Laisser un commentaire
Affaires universitaires fait la modération de tous les commentaires en appliquant les principes suivants. Lorsqu’ils sont approuvés, les commentaires sont généralement publiés dans un délai d’un jour ouvrable. Les commentaires particulièrement instructifs pourraient être publiés également dans une édition papier ou ailleurs.