Ryan Brook : la référence canadienne en matière de cochons sauvages

Le chercheur établi en Saskatchewan étudie et surveille les super cochons depuis plus de 14 ans.

21 février 2024

Imaginez un groupe de spécialistes qui entreprend de concevoir l’espèce envahissante idéale pour les Prairies canadiennes. Et « idéale » veut ici dire dévastatrice : une espèce capable de s’établir et de proliférer tout en causant des dommages graves et irréversibles aux écosystèmes indigènes. Selon Ryan Brook, ces spécialistes auraient bien du mal à créer une espèce plus dévastatrice qu’un animal qui existe déjà : le cochon sauvage.

Depuis 2010, M. Brook les étudie et met tout le monde en garde contre leur présence. Professeur au Département de sciences animales et avicoles de l’Université de la Saskatchewan, il s’emploie notamment à produire la première carte du territoire où se trouve des cochons sauvages au Canada. Ce n’est pas une mince affaire, puisqu’il doit suivre les traces d’un animal rusé sur plusieurs millions de kilomètres carrés.

Grâce aux signalements de la population, à des photographies de caméras de détection, aux données de colliers télémétriques et à des conversations sur le terrain, M. Brook et son ancienne étudiante au doctorat, Ruth Aschim, ont cartographié la dispersion rapide des cochons sauvages, principalement en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba. « Bientôt, il y aura plus de cochons sauvages que de personnes en Saskatchewan », déclare M. Brook, une conclusion qui a depuis souvent été citée.

Cela pose des problèmes, puisque ces animaux agressifs ravagent les écosystèmes indigènes et les récoltes. Connus pour manger presque n’importe quoi, quand ils fouillent ou creusent, ils détruisent leur environnement. Qui plus est, ils peuvent transmettre des maladies aux espèces sauvages, au bétail et aux êtres humains, notamment la préoccupante peste porcine africaine.

Brook juge que le Canada n’est pas bien préparé à affronter cette crise imminente. Ces quatorze dernières années, il s’est employé sans relâche à changer les choses, exhortant les décisionnaires à agir. Il fait également connaître ses travaux sur une page Facebook engagée, Canadian Wild Pig Research Project, et donne des centaines d’entrevues aux médias – dont 201 entretiens en 2023 seulement. Les « super cochons canadiens » ont même eu droit à leur propre blague à The Late Show with Stephen Colbert l’an dernier.

Brook n’avait pas prévu de devenir une référence au Canada en matière de cochons sauvages – un titre qu’il a maintenant apprivoisé. En fait, quelques années après le début de ses travaux, il était prêt à tout abandonner et à trouver une autre espèce à étudier.

« C’est de loin le projet le plus difficile que j’ai entrepris », explique-t-il. L’animal est intelligent et robuste, ce qui en complique le suivi et le dénombrement. D’ailleurs, les tentatives de limiter sa propagation ont été vouées à l’échec. De plus, les travaux de M. Brook ont soulevé l’ire de critiques, qui l’accusent de monter le problème en épingle et de mener une campagne de peur. Les cochons sauvages restent donc loin des yeux, loin du cœur de la plupart des gens au pays, précise M. Brook, et personne n’agit.

Ces jours-ci, M. Brook ne songe toutefois plus à abandonner. Il a à cœur de continuer de sensibiliser la population à la menace que représentent les cochons sauvages et de militer pour la prise de mesures. « C’est une lutte de tous les instants, mais elle en vaut tellement la peine que je dois la mener. »

Une incidence réelle et concrète

« Cochons sauvages » est un terme générique qui regroupe différents types de porcs. Au Canada, il désigne les cochons et les sangliers domestiques qui se sont sauvés ou qui ont été relâchés dans la nature; les sangliers ont été importés d’Europe dans les années 1980 et 1990 pour diversifier l’élevage. Des sangliers ont également été croisés avec des cochons domestiques. Ces hybrides, une fois dans la nature, sont qualifiés par M. Brook de « super cochons » : plus imposants et très fertiles, ils s’adaptent facilement à la vie sauvage.

« Étant donné leur taux de reproduction et leur capacité à se nourrir des récoltes et de toute espèce sauvage indigène, leur population a explosé. »

Brook s’intéresse à ces animaux depuis bien des années. Ayant grandi dans une ferme au Manitoba, il se décrit comme une personne terre-à-terre qui veut résoudre des problèmes et aider autrui.

Il a financé ses études de premier cycle à l’Université du Manitoba en travaillant à la ferme avec son père, élevant et vendant des cochons. Son amour de la nature l’a poussé à travailler en Arctique pendant sa maîtrise et il s’y rend encore chaque année pour poursuivre ses travaux de recherche.

Son doctorat l’a ensuite ramené dans les Prairies, où il s’est intéressé aux wapitis, qui transmettaient aux bovins la tuberculose bovine dans le sud-ouest du Manitoba. On a souvent lancé à la blague qu’il obtiendrait plutôt un doctorat en construction de clôtures, puisqu’il n’a ménagé aucun effort pour maintenir les wapitis à distance des bottes de foin. Mais son travail a porté ses fruits, offrant aux éleveurs et éleveuses une solution pratique à un problème bien réel.

Brook s’est ensuite employé à travailler auprès de communautés autochtones et rurales à divers projets de recherche qui intègrent le savoir local, le savoir traditionnel et la surveillance communautaire. Dans le cadre de tous ses projets, il vise à établir des relations solides et à aider les autres, une philosophie qu’il attribue à son enfance passée sur une ferme. « Je considère que je joue un rôle de soutien plutôt que celui de catalyseur de la science. Je demande : “En quoi puis-je être utile?”, et c’est ce qui déterminera l’objet et la méthodologie de mon travail. »

En 2010, M. Brook a commencé son premier « vrai emploi ». Il se rappelle avoir demandé à la personne à la tête de son département à l’Université de la Saskatchewan : « Sur quoi voulez-vous que je travaille? » Sur ce que vous voulez, lui a-t-on répondu. « Je suis sorti de la rencontre en me disant que c’était l’occasion d’une vie. »

Il a cherché un sujet auquel peu de personnes s’intéressaient et qui lui permettrait d’avoir une incidence réelle et concrète. Il savait que les cochons sauvages posaient de plus en plus problème aux États-Unis. Il s’est servi de la subvention de démarrage de l’Université pour acheter des appareils photo de chasse et il est parti à la recherche de ces animaux au Canada.

Un travail de sensibilisation

En 2010, la réalité était que la plupart des gens doutaient de la présence de ces cochons ici, ou sinon, de leur capacité à survivre à l’hiver des Prairies. L’une des premières séries de photographies prises par les pièges de M. Brook leur a prouvé que ce n’était pas le cas. On y voyait une grosse truie en hiver, suivie de deux portées de porcelets. Cette truie survivait non seulement au temps froid, mais elle se portait à merveille, s’étant reproduite plus d’une fois la même année. « On s’est dit : “L’heure est grave. Ils sont bel et bien présents.” Nous avons consacré de plus en plus d’énergie au projet. »

Il a lancé des mises en garde : silence radio. Dès 2014, M. Brook voulait abandonner l’étude des cochons sauvages. « Personne ne s’en souciait, personne ne nous écoutait et surtout, personne ne voulait financer notre travail. » Après que certains de ses appareils photo eurent été volés, M. Brook s’est mis à envisager d’étudier une autre espèce, « qui intéresserait véritablement les gens ».

Coïncidence : c’est à ce moment que le ministère de l’Agriculture des États-Unis s’est intéressé au travail de M. Brook et lui a consenti un financement, ce qui a donné un nouveau souffle au projet. Le sujet lui colle à la peau depuis, bien qu’il fasse l’effort de vivre d’autres expériences et de mener d’autres projets de recherche. Au lointain parc national Wapusk, situé sur les rives de la baie d’Hudson, il surveille les loups et les caribous.

Chaque année, il passe le mois d’août dans le Nord, où il donne un cours universitaire sur le terrain et où il travaille auprès de jeunes du secondaire dans le cadre d’un programme international de recherche et de surveillance mené par les étudiant.e.s en Arctique (ISAMR).

Brook et Julie Rogers, professeure à l’école secondaire Park School à Baltimore, au Maryland, ont fondé l’ISAMR en 2007. Le programme invite les jeunes de Winnipeg, de Churchill et de Baltimore à étudier les changements climatiques sur le terrain dans le cadre de projets étudiants.

Décrit par Mme Rogers comme un brillant pédagogue qui sait transmettre son savoir aux personnes de tous les âges, M. Brook s’efforce d’écouter les personnes avec lesquelles il travaille et d’apprendre à leurs côtés. « Il a un bon sens de l’humour et il est prévenant et attentionné, ajoute-t-elle. Il a aussi un profond respect pour le rôle que joue la culture dans la science, ce qui est plutôt rare. »

Brook dit que ces voyages annuels en Arctique le nourrissent. « Je m’y accroche, car ma santé mentale et physique dépend de cet autre projet de recherche. Il m’offre une pause salutaire du cirque politique associé aux cochons sauvages. »

Il refuse néanmoins d’abandonner le sujet. Selon lui, si le Canada a raté sa chance d’éradiquer l’espèce, des approches coordonnées et des mesures majeures pourraient encore redresser la situation. « Je dispose d’une grande liberté universitaire, et ce privilège s’accompagne d’une énorme responsabilité : je dois tout mettre en œuvre pour faire connaître la vérité. »

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