Une épopée scientifique centenaire
Regard sur l’émergence de la science en français au Canada.
La décennie 1920 nous évoque des images de paillettes scintillantes, de sequins, de perles de verre et de couples qui se déchaînent sur des rythmes de jazz et de charleston. Mais au Canada, ces années folles ont aussi constitué un tournant majeur dans le développement de la communauté scientifique francophone, marqué par la création de l’Université de Montréal et surtout celle de l’Acfas.
Avant la Première Guerre mondiale, les scientifiques canadiens-français restent peu nombreux. Le niveau de scolarisation dans cette population demeure inférieur à celui des anglophones et ceux qui effectuent des études supérieures choisissent surtout le droit, la médecine ou la théologie.
En l’absence d’impôt sur le revenu, les gouvernements du Québec et du Canada disposent de fonds limités et soutiennent peu la recherche et la science. Les établissements anglophones, notamment l’Université McGill, misent sur la philanthropie pour devenir des incontournables de la recherche. « Les francophones sont globalement moins riches et ceux qui donnent favorisent plutôt les œuvres de l’Église catholique, présente dans la santé et l’aide sociale, mais moins dans les sciences », explique l’historien Martin Pâquet, professeur à l’Université Laval.
Prise de conscience
La Première Guerre mondiale force une prise de conscience quant à l’importance de la science pour la souveraineté et le développement des nations. En 1924, le botaniste et intellectuel Marie-Victorin, l’un des cofondateurs de l’Acfas, écrit dans un article de la Revue trimestrielle canadienne : « Dans cette course à la connaissance et à la découverte, comme dans celle aux armements, nulle nation ne peut s’arrêter sans devenir automatiquement tributaire de celles qui battent la marche. »
Au même moment, la production d’électricité et l’expansion d’industries telles que le papier, les mines et l’aluminium transforment l’économie québécoise. S’il n’impose pas encore les revenus, l’État québécois perçoit tout de même plus d’argent provenant de taxes et de redevances. « Il peut donc investir dans la science, notamment par l’entremise des octrois aux universités et de programmes d’aide financière », indique M. Pâquet.
Entre 1920 et 1959, Québec décernera plus de 650 bourses dans le cadre de son premier programme de bourses d’études supérieures. Cela contribuera à former de grands scientifiques comme les physiciens Pierre Demers et Paul Lorrain, Adrien Pouliot, principal instigateur de la création de la Faculté des sciences à l’Université Laval, et Marthe Pelland, première étudiante en médecine au Canada français et première femme neurologue au Québec.
L’émergence d’une communauté
C’est dans ce contexte que se développe une communauté scientifique canadienne-française à partir de 1920. Cette année-là, l’Université de Montréal prend son indépendance de l’Université Laval et fonde une faculté des sciences. L’Université Laval riposte en créant son École de chimie. De nombreuses sociétés savantes apparaissent, comme la Société de biologie de Montréal, la Société de mathématiques et d’astronomie ou encore la Société canadienne d’histoire naturelle. Comme quoi, même le milieu scientifique goûte à l’effervescence qui traverse cette décennie.
En 1923, le président de la Société de biologie, Léo Pariseau, propose l’idée d’une association pour l’avancement des sciences. Les fondements de l’Acfas, dont M. Pariseau deviendra le premier dirigeant, sont posés le 15 juin. Elle réunissait alors 11 sociétés savantes. L’année suivante, lors de son inauguration officielle, il résumera ainsi sa vision de l’importance de sa mission : « La culture intensive des sciences nous apparaît à nous, Canadiens français, comme une des conditions les plus essentielles de notre survivance. »
À ce moment, la science est vue comme un puissant outil d’émancipation politique et économique. Le 26 septembre 1925, Marie-Victorin écrit dans Le Devoir : « Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers; qu’à l’heure où nous serons maîtres par la connaissance d’abord, par la possession physique ensuite des ressources de notre sol, de sa faune, de sa flore. Pour cela, nous avons besoin de sérieuses vocations scientifiques. »
Ce nationalisme scientifique traverse les premières décennies de l’Acfas. « On ne peut pas comprendre le développement de la science au Canada français en le séparant du nationalisme canadien-français », avance Yves Gingras, historien des sciences et professeur à l’Université du Québec à Montréal.
Les fondateurs de l’organisme, qui se consacre encore aujourd’hui à la promotion de la recherche et de l’innovation ainsi qu’à la culture scientifique dans l’espace francophone, souhaitent que les Canadiens français participent à la production de connaissances scientifiques. « Au départ, l’objectif prioritaire sera d’attirer plus de jeunes vers les sciences naturelles, raconte M. Gingras. Ses membres donneront une multitude de conférences sur la physique, la biologie, la chimie, notamment dans les collèges classiques. »
Cet effort vise presque exclusivement les garçons. Au début du XXe siècle, la seule université francophone au Québec, la très catholique Université Laval, n’admet les femmes qu’à de très rares exceptions, contrairement à l’Université McGill. Celles qui réussissent à œuvrer en sciences, en trouvant des moyens détournés pour se former, exercent surtout dans les sciences biologiques et les sciences humaines et sociales. Pendant les 13 premières éditions du congrès de l’Acfas, seulement 16 femmes ont présenté des communications, soit 2 % de l’ensemble. On n’en recense presque aucune en physique, chimie, mathématiques et génie. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que l’accès des femmes aux universités francophones se généralisera.
Quant aux sciences humaines et sociales, elles restent sous la coupe de l’Église catholique jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se développent pas. Les Dominicains, entre autres, fréquentent les grandes écoles de sciences sociales européennes et américaines. Mais leur approche demeure moraliste et ancrée dans la doctrine sociale de l’Église. Par exemple, la réponse aux difficultés économiques causés par la crise de 1929 doit selon eux venir d’une meilleure charité.
Communiquer la science
L’essor de cette communauté scientifique alimente la culture scientifique de la population francophone. « Les fondateurs de l’Acfas comprenaient la nécessité de s’occuper du public et notamment des plus jeunes, puisque le développement des sciences ne se produira que si les jeunes francophones choisissent ces disciplines », note M. Gingras. En 1933, par exemple, l’Acfas tient à Montréal son premier congrès. Or, au même moment, l’association collabore à une grande expo-sciences, organisée au Collège Mont-Saint-Louis par les Cercles des jeunes naturalistes (CJN) et visitée par 100 000 personnes.
La création en 1926 de l’Institut scientifique franco-canadien, un autre organisme voué à la formation et la vulgarisation scientifique, générera par ailleurs une féroce rivalité avec l’Acfas. Fondé à l’initiative du professeur de biologie de l’Université de Montréal Louis-Janvier Dalbis, l’Institut a permis jusqu’en 1967 à des scientifiques français de venir prononcer des conférences au Québec, dont plusieurs étaient destinées au grand public.
Marie-Victorin voit d’un mauvais œil cet organisme, qui selon lui sert davantage à promouvoir les scientifiques français qu’à développer la science au Québec. La préférence qu’accorde le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau à l’Institut par rapport à l’Acfas ne fait qu’augmenter son irritation. Les deux organismes joueront un rôle radicalement différent. L’Institut servira à créer des liens scientifiques et intellectuels entre la France et le Québec. Inspiré par les grandes fédérations américaine, britannique et française pour l’avancement des sciences, l’Acfas deviendra un acteur de promotion de la recherche et de l’enseignement.
« L’Acfas a sans cesse favorisé les échanges entre le milieu scientifique et le grand public et le contexte actuel montre que cela demeure important, affirme Jean-Pierre Perreault, président du conseil d’administration de l’Acfas et vice-recteur à la recherche et aux études supérieures à l’Université de Sherbrooke. La désinformation sur des sujets tels les vaccins ou les changements climatiques ont des impacts politiques et sociaux bien concrets. »
La conseillère scientifique en chef du Canada, Mona Nemer, souhaite que l’exemple de l’Acfas fasse des petits. « Nous avons besoin de plus d’organismes comme l’Acfas, croit-elle. La désinformation table beaucoup sur l’incompréhension des méthodes scientifiques. L’intersection entre la science et la société devient cruciale. »
L’organisme joue aussi un rôle majeur dans la formation des jeunes chercheurs. « Le congrès de l’Acfas constitue souvent une première occasion de présenter leurs travaux de recherche sur une scène nationale et même internationale et d’interagir avec d’autres chercheurs francophones, avance Mme Nemer. C’est crucial pour la vitalité de la science en français. »
La vulgarisation passe aussi par l’écrit. Les membres de l’Acfas n’hésitent pas à s’exprimer dans les quotidiens et revues de l’époque. Les Clercs Saint-Viateur lancent dès 1950 la revue Le Jeune naturaliste, cédée à l’Acfas en 1962 et rebaptisée Jeune scientifique. Le magazine, renommé Québec Science en 1970, est maintenant publié par Vélo Québec Éditions.
Dès 1935, les Annales de l’Acfas proposent des résumés des communications du congrès, ainsi que des résultats de travaux réalisés par les chercheurs francophones. Dans les années 1950, elle deviendra une revue scientifique généraliste. Depuis 1979, l’Acfas publie annuellement des actes de colloques. L’Association présente aussi la revue Interface en 1984, qui prendra le nom de Découvrir en 2000, puis de Magazine de l’Acfas en 2019.
Le gouvernement du Québec a soutenu ces efforts. « En 1981, la première politique scientifique comportait déjà la création de la bourse Fernand-Séguin, qui soutient la relève en journalisme scientifique », rappelle l’historien des sciences Camille Limoges.
Écoutez un balado d’une entrevue avec Livia Tür, première présidente de l’Acfas (1974), par BaladoQuebec
Des défis en milieu minoritaire
Alors que diverses initiatives permettaient l’essor d’une communauté scientifique francophone au Québec, le scénario était tout autre dans les autres provinces. Entre 1864 et 1930, une série de lois provinciales interdisent l’enseignement en français dans les écoles publiques. Avant de penser à former une communauté scientifique forte, les francophones hors Québec se battront d’abord pour pouvoir étudier dans leur langue.
Au Québec, le lien entre la science en français et l’avenir de la nation s’est estompé quelque peu après la Révolution tranquille (1960-1966). Les chercheurs et scientifiques francophones à l’extérieur du Québec vivent une situation bien différente. « Il y a un appel beaucoup plus intense de la société en milieu minoritaire pour que la science joue un rôle actif de légitimation de l’existence des collectivités francophones », soutient François-Olivier Dorais, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Chicoutimi.
Cette pression affecte les chercheurs, notamment ceux des sciences humaines et sociales. Certains souffrent d’une surcharge de travail lorsqu’ils doivent ajouter à leurs activités d’enseignement et de recherche de nombreuses interventions dans les médias ou auprès d’associations. D’autant que dans les petites universités, près des deux tiers des chercheurs francophones n’ont pas accès à des assistants de recherche, révélait un rapport de l’Acfas publié en juin 2021. C’est également le cas pour la moitié de ceux qui évoluent dans les grandes universités.
« Les ennuis financiers de l’Université Laurentienne et la menace de disparition du Campus Saint-Jean montrent aussi la fragilité de l’écosystème universitaire francophone hors Québec », poursuit M. Dorais, lui-même ancien étudiant de l’Université d’Ottawa. Le rapport de l’Acfas constate par ailleurs un déclin de la place du français dans le système de la recherche au Canada hors Québec, tant du côté des demandes de subventions que des publications.
« Nous discutons présentement de l’instauration d’un service d’aide à la recherche en français, un peu semblable aux bureaux de la recherche des universités québécoises », souligne M. Perreault, qui rappelle que l’Association compte sur six sections régionales hors Québec. Cette initiative, réalisée sous l’égide de l’Acfas, sera financée par le gouvernement du Québec.
La langue, porteuse de sens
Le développement de la science en français au Canada s’est souvent accompagné d’un débat sur la place de l’anglais dans la science. « À partir des années 1950, l’anglais devient hégémonique dans les communications scientifiques et cette domination se renforce au début des années 1990, avec la montée de l’économie du savoir », explique M. Dorais.
M. Limoges se souvient de la polarisation des opinions dans ce débat lorsqu’il présidait l’Acfas en 1989-1990. « Certains défendaient une vision maximaliste, qui pouvait aller jusqu’à la volonté de forcer les chercheurs francophones à ne publier qu’en français, et d’autres ne voyaient aucun mal à laisser l’anglais s’imposer jusque dans les salles de classe », se rappelle-t-il.
L’Acfas a tranché en distinguant la langue de publication d’articles scientifiques de la langue d’enseignement et de vulgarisation. « À l’époque, les manuels en anglais se multipliaient dans les universités francophones et ça, c’était un problème, illustre M. Limoges. Les francophones doivent avoir accès à une formation en français dans tous les domaines scientifiques. » À l’inverse, la publication d’articles scientifiques en anglais heurtait moins l’Association.
Cependant, la prédominance de l’anglais dans la communauté scientifique francophone au Canada continue d’inquiéter le professeur Dorais. « En science, la langue n’est pas neutre et ne représente pas qu’un simple outil de communication, croit-il. Elle pèse sur le choix des enjeux, sur la manière de les aborder et sur la pertinence des chercheurs par rapport à leur communauté. En ce sens, faire de la science en français en Amérique du Nord est un geste politique. »
Sans aller aussi loin, Mme Nemer, reconnaît l’importance de la langue dans laquelle les chercheurs génèrent la connaissance. Elle a d’ailleurs présidé le comité organisateur du 77e congrès de l’Acfas à Ottawa en 2009, dont le thème était la science en français. « L’existence d’une communauté scientifique francophone apporte une richesse supplémentaire au Canada, estime-t-elle. Elle favorise la diversité culturelle et linguistique dans les orientations, la production et la communication de la science. C’est très important. »
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