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L’attraction de la procrastination

La procrastination chronique est à la hausse, disent les experts, et elle semble répandue parmi les universitaires. Tôt ou tard, il faudra agir.
par KERRY BANKS
28 OCT 20

L’attraction de la procrastination

La procrastination chronique est à la hausse, disent les experts, et elle semble répandue parmi les universitaires. Tôt ou tard, il faudra agir.

par KERRY BANKS | 28 OCT 20

Léonard de Vinci est souvent décrit comme le plus grand artiste de tous les temps. Ses talents variés en font « l’homme de la Renaissance » par excellence pour bon nombre de gens. Alors, peut-être serez-vous étonné d’apprendre qu’il cédait à la procrastination. Son imagination débordante le poussait constamment à entreprendre des projets qu’il abandonnait ensuite. C’est ainsi qu’à son décès, une pléthore de peintures, de sculptures et de projets architecturaux sont restés inachevés. Il lui a fallu 15 ans pour réaliser La Joconde. Pire encore, il a travaillé 25 ans sur La Vierge aux rochers, une œuvre peinte qu’il devait initialement livrer en sept mois. À notre grande surprise, bien qu’il ait vécu jusqu’à 67 ans, il n’a terminé que 15 peintures et une poignée de projets architecturaux.

Le fait que même des génies comme Léonard de Vinci puissent se livrer à la procrastination démontre à quel point ce problème est omniprésent. Remplir nos déclarations de revenus en retard. Nous bourrer le crâne précipitamment avant un examen. Regarder une saison complète du Trône de fer en rafale au lieu de faire un devoir. Nous nous sommes presque tous déjà retrouvés dans ce cycle familier de retard volontaire, d’autoréprimande et de regrets – et la pression qu’entraîne la pandémie actuelle n’aide probablement pas les choses.

Piers Steel, professeur en ressources humaines et en dynamique organisationnelle et titulaire de la Chaire de recherche Brookfield à l’École d’administration des affaires Haskayne de l’Université de Calgary, définit la procrastination comme un retard irrationnel qui nous amène à repousser des tâches même si nous pensons empirer ainsi notre situation. « Nous savons qu’il n’est pas dans notre intérêt de procrastiner », dit-il.

Comme l’indique M. Steel dans son livre The Procrastination Equation: How to Stop Putting Things Off and Start Getting Things Done publié en 2010, des sondages révèlent qu’environ 95 pour cent des gens admettent procrastiner occasionnellement. Or, parmi cette majorité, un sous-groupe considère la procrastination comme une caractéristique fondamentale de leur personnalité. Dans les années 1970, seulement cinq pour cent de la population admettait se classer dans cette catégorie de procrastinateurs chroniques, fait remarquer M. Steel. Aujourd’hui, c’est environ 20 pour cent.

Ces cas chroniques procrastinent dans tous les volets de leur vie. « C’est un comportement inadapté. Il est présent à la maison, à l’école et au travail, et s’immisce dans les relations. La personne n’assume pas ses responsabilités, explique Joseph Ferrari, professeur en psychologie à l’Université DePaul de Chicago, alarmé par le nombre de gens touchés. Mettons ce chiffre de 20 pour cent en perspective, dit-il. C’est plus que le nombre de personnes qui souffrent de toxicomanie, d’alcoolisme ou de dépression, des problèmes considérés comme graves. »

Or, M. Ferrari souligne la résistance particulière des cercles scientifiques à prendre le sujet au sérieux, une tendance qui n’a pas beaucoup changé depuis qu’il a commencé à étudier le sujet à la fin des années 1980. « J’ignore la cause exacte. Trop d’universitaires se sentent peut-être visés. »

Dans les dernières années, l’idée selon laquelle la procrastination découlerait d’une mauvaise gestion du temps et d’un échec moral a été remise en question. La plupart des chercheurs s’entendent plutôt pour dire que la procrastination est un trouble psychologique complexe. Tim Pychyl, professeur agrégé en psychologie à l’Université Carleton et auteur du livre Solving the Procrastination Puzzle: A Concise Guide to Strategies for Change publié en 2013, affirme que la procrastination découle d’une incapacité à réguler adéquatement les émotions. « Nous repoussons une tâche parce qu’elle génère des émotions négatives – peut-être est-elle ennuyeuse ou difficile, ou peut-être avons-nous peur d’échouer. Pour nous sentir mieux dans le moment présent, nous faisons autre chose, par exemple regarder des vidéos. Toutefois, cette stratégie d’adaptation n’est efficace qu’à court terme, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas disparaître la tâche qu’il faudra exécuter, avec les émotions négatives qui l’accompagnent et le stress ajouté par le retard. »

Pourquoi les humains sont-ils si enclins à s’autosaboter? Hal Hershfield, psychosociologue et professeur agrégé en marketing à l’École de gestion Anderson de l’Université de Californie à Los Angeles, a récemment jeté de la lumière sur la question à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique. Le chercheur a découvert que les régions du cerveau qui interviennent lorsque nous traitons l’information sur notre présent et notre futur ne sont pas les mêmes. Cela peut sembler logique, mais, ce qui est étonnant, c’est que la partie du cerveau qui s’active lorsque nous nous projetons dans le futur est la même que celle qui s’active quand nous imaginons un étranger. Cette particularité étrange de notre réseau neuronal permet à notre moi présent de se sentir libre de satisfaire ses désirs immédiats aux dépens de notre moi futur, qui aura sans doute plus d’énergie et plus de temps que notre moi présent pour se dévouer à la tâche.

Selon M. Pychyl, mieux comprendre la neurobiologie du cerveau aidera les psychologues à mettre au point des stratégies pour lutter contre la procrastination. Entre-temps, ses collègues et lui tentent de cerner le type de personnes qui ont le plus tendance à procrastiner. Bien que ce problème touche toutes les professions, nationalités et catégories d’âge, il existe des constantes. En 2007, M. Steel a publié une analyse de près de 800 études sur la procrastination et défini quatre traits de caractère qui augmentent les risques de procrastination : une faible confiance en soi, une aversion à la tâche, un degré élevé de distractibilité et d’impulsivité, et une incapacité à fixer des objectifs réalistes et immédiats.

Toutes ces caractéristiques font de certaines personnes des cibles de choix pour la procrastination dans un monde où la technologie est devenue fort attrayante. M. Steel explique que la prolifération des téléphones intelligents et des médias sociaux a donné naissance à une toute nouvelle gamme de tentations ingénieusement conçues pour éroder l’autodiscipline. Ces tentations font appel au système limbique, la partie du cerveau qui gouverne nos réponses émotionnelles et où naît l’impulsion de vivre le moment présent. Selon M. Steel, elles expliquent la prévalence croissante de la procrastination.

Tous ne sont pas du même avis. M. Ferrari pense que l’idée selon laquelle la technologie facilite la procrastination est erronée. « La technologie nous a de tout temps facilité la vie : le téléphone a réduit le besoin d’écrire des lettres, les voitures ont remplacé les chevaux et le rappel d’alarme a permis aux gens de rester au lit quelques minutes de plus le matin. Tous ces outils ont été créés au cours des XIXe et XXe siècles. En soi, les technologies d’aujourd’hui ne facilitent pas la procrastination. Tout dépend de l’utilisation qu’on en fait. »

M. Steel croit que ce raisonnement néglige à tort le pouvoir attractif des technologies numériques. « Toutes les vulnérabilités des gens peuvent maintenant être codifiées, dit-il. Il est désormais possible de créer des profils personnels détaillés pour maximiser l’efficacité de la publicité. Le Web contient 10 milliards de vidéos, mais, parce que leur diffusion est ciblée, vous ne verrez que celles qui vous tenteront le
plus. »

Les psychologues s’entendent mieux sur la prévalence de la procrastination dans le milieu universitaire – un phénomène endémique, selon eux. M. Pychyl ose même l’appeler « le problème numéro un dans le monde actuel de l’éducation ». Selon ses travaux de recherche, les étudiants qui procrastinent mettent plus de temps à rendre leurs devoirs, passent plus d’heures à travailler sur leurs projets et à étudier, cumulent plus de travaux inachevés et sont plus susceptibles de tricher et de plagier que leurs camarades assidus à la tâche. Ses travaux de recherche suggèrent aussi que ces procrastinateurs universitaires n’ont pas tous le même type de personnalité, mais qu’ils partagent certaines caractéristiques : le manque de confiance en eux et la croyance d’avoir peu de pouvoir sur leur réussite scolaire.

M. Steel convient que la procrastination sévit particulièrement à l’université, où 80 à 95 pour cent des étudiants en souffrent au moins occasionnellement. Selon lui, plusieurs raisons peuvent expliquer cette tendance. « Les étudiants sont encore en train de développer leurs capacités d’autorégulation. Ils sont jeunes, impulsifs et nombreux à quitter le nid familial pour la première fois. De plus, la dissertation est difficile et rien ne garantit que ce dur travail sera récompensé par le professeur. » M. Steel pense aussi que la structure des cours universitaires, qui accorde de longs délais pour terminer les travaux favorise la procrastination. Les nombreuses sources de distraction qui entourent les étudiants sont également en cause. « Les résidences étudiantes sont un enfer de procrastination, car on y trouve une myriade de sources de tentation, comme l’alcool, les amis et le sexe. »

« Soixante-dix pour cent des excuses que me donnent les étudiants sont des mensonges, affirme M. Ferrari. “Mon imprimante a rendu l’âme hier soir. Ma grand-mère est morte – encore.” Le problème, c’est que la plupart des professeurs ne demandent jamais de preuve. Ils ferment les yeux. »

Aux cycles supérieurs, on paie particulièrement cher cette plaie qu’est la procrastination. En effet, le phénomène est tellement présent que l’acronyme « ABD » (pour « all but dissertation », ou « tout sauf la dissertation ») fait tristement partie du vocabulaire courant, souligne M. Steel. D’ailleurs, 50 pour cent des étudiants aux cycles supérieurs n’obtiendront jamais leur grade après plusieurs années d’études.

La procrastination est aussi prévalente au sein du corps professoral. « Je surnomme les professeurs des “entrepreneurs scientifiques non réglementés”, dit M. Steel. Ils sont enclins à procrastiner parce que ce comportement n’a pas de répercussions immédiates pour eux. Leurs échéances ne sont pas fermes. »

Ne pas terminer ses tâches à temps ou ne pas les mener à terme du tout peut nuire à la santé. Certaines répercussions sur la santé ont d’ailleurs été mesurées par la psychologue Fuschia Sirois, qui, après un passage à l’Université Bishop’s et à l’Université de Windsor, travaille maintenant à l’Université Sheffield au Royaume-Uni. « Dans le cadre d’une étude, nous avons découvert que les étudiants qui présentent un niveau de procrastination chronique élevé déclaraient un nombre supérieur de problèmes de santé aigus, comme des maux de tête, des douleurs et tensions musculaires, des troubles digestifs, des rhumes et des grippes », indique-t-elle.

Dans le cadre d’une étude réalisée en 2015 auprès de quelque 800 Canadiens et Américains, Mme Sirois a constaté que la procrastination comme trait de caractère – une tendance à repousser des tâches importantes malgré les conséquences négatives – était associée à l’hypertension et aux maladies cardiovasculaires. L’ajustement selon des facteurs comme l’âge, l’ethnie et certains traits de personnalité n’a pas eu d’effet sur les résultats.

Mme Sirois émet comme hypothèse que les procrastinateurs ont tendance à remettre certaines  tâches importantes pour la santé, comme consulter leur médecin ou faire de l’exercice. Elle soupçonne aussi les procrastinateurs chroniques de mal gérer le stress constant qu’engendrent les retards. « Ils ruminent des pensées négatives et peuvent être très critiques envers eux-mêmes, ce qui n’aide pas. » Des sentiments de culpabilité et de honte peuvent survenir. « Chez les cas chroniques, ces sentiments ne font qu’alimenter les émotions négatives qui ont mené à la procrastination en premier lieu et, par le fait même, il se crée un cercle vicieux », explique Mme Sirois.

Il n’est cependant pas nécessaire d’être un procrastinateur chronique pour souffrir d’effets psychologiques persistants. M. Pychyl le souligne : « J’ai fait mon doctorat sur la poursuite d’objectifs et sur ses effets sur le bien-être. J’ai interviewé plusieurs étudiants au doctorat. Ils m’ont révélé que l’immense culpabilité associée à la procrastination leur empoisonnait la vie. Il s’agit d’une émotion destructrice qui affecte notre bien-être et notre santé. »

Lors d’une conférence TED donnée en 2016, le blogueur et procrastinateur autoproclamé Tim Urban a d’ailleurs parlé d’un type de procrastination insidieux qui s’infiltre lorsqu’il n’y a aucune échéance et aucune raison de paniquer. Pour une raison ou une autre, nous n’arrivons simplement pas à faire ce que nous avons planifié. Cette tendance est particulièrement dommageable pour les pigistes et les artistes – des carrières qui dépendent de la capacité des gens à se motiver eux-mêmes –, mais afflige aussi des personnes à l’extérieur du travail, dans la façon dont elles gèrent leur santé et leurs relations. « À long terme, la procrastination fait des gens des spectateurs de leur propre vie, indique M. Urban. Leur frustration n’est pas de ne pas avoir pu réaliser leurs rêves, mais de n’avoir jamais essayé. »

Malheureusement, le message passe parfois trop tard. Si Léonard de Vinci avait pu bénéficier de quelques conseils psychologiques bien éclairés, nous en aurions tous profité. Il s’est plutôt laissé dévorer par le regret. C’est d’ailleurs lui-même qui a passé la remarque la plus sévère sur son comportement en s’excusant, sur son lit de mort, auprès de Dieu et des hommes d’avoir laissé tant d’œuvres inachevées.

Rédigé par
Kerry Banks
Kerry Banks est un rédacteur et photographe basé à Vancouver.
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