Seul ou avec d’autres?
Réflexions sur le travail d’équipe, une pratique d’enseignement qui mise sur la collaboration et la solidarité comme vecteurs essentiels de l’apprentissage.
Ce texte a d’abord été publié par l’Université de Montréal, pour lire la version originale, cliquez ici.
« Tu étais dans ta bulle. »
Le constat était brutal, mais juste. Je venais de passer une belle soirée avec des ami.e.s. Le rire communicatif, les souvenirs partagés, les bonnes histoires, les dernières nouvelles des un.e.s et des autres, les potins rigolos : tous les ingrédients étaient au rendez-vous, sur la table et autour de la table. Mais allez savoir pourquoi, j’étais resté plutôt silencieux, laissant aux convives le soin d’entretenir la conversation. Je n’étais pas fatigué ni triste ou irrité, bien au contraire. J’étais juste… passif. Hilare, totalement attentif au bonheur ambiant, mais ne faisant rien pour y contribuer. Ma femme avait bien raison : la conversation est un sport (un art) qui se joue en équipe. Carton jaune pour moi.
Peu de temps après, j’ai vu un documentaire sur la formule 1 qui soulignait à quel point le travail des un.e.s et des autres, en plus du talent du pilote, est déterminant dans le succès d’une écurie automobile. Un seul faux pas au moment de changer les pneus aux puits et c’est la catastrophe. Les secondes perdues ne peuvent pas être récupérées. Idem pour un quatuor à cordes, ai-je aussi appris. Il paraît que les musicien.ne.s doivent s’écouter avec le plus grand soin non seulement pour maintenir le tempo, mais également parce que les instruments d’un quatuor n’ont pas d’intonation fixe, ce qui exige que chacun.e adapte son jeu pour parvenir à la justesse collective. Pas facile à faire seul.e. Encore moins à quatre.
Bref, dans le monde qui nous entoure, le travail d’équipe est partout. Personne n’est une île. Faut-il en conclure que la formation universitaire doit nécessairement comporter des activités réalisées en petits groupes? Est-il utile que tout le monde ait fait l’expérience du travail d’équipe?
Commençons par dire que la plupart des étudiant.e.s n’aiment pas beaucoup les travaux de groupe. Mais soyons précis : je pars de la prémisse, maintes fois vérifiée dans mes propres cours, que la grande majorité n’aime pas les évaluations en équipe, mais accepte avec plaisir d’apprendre en équipe. Leur réticence n’est pas un obstacle insurmontable. Il faut surtout bien leur expliquer pourquoi le travail d’équipe est un cadre d’apprentissage pertinent et bénéfique.
Avant toute chose, il importe de distinguer différentes formes d’interaction en équipe. Dans la « vraie vie », l’activité collective est à géométrie très variable. Le quatuor à cordes dont je parlais tantôt est la forme la plus intégrée de travail d’équipe, où le succès de la performance dépend à chaque instant de la collaboration étroite entre les membres du groupe. À l’autre bout de l’échelle, le travail sur une ligne de montage classique s’effectue bien en équipe, en ce sens que chacun.e contribue au produit fini, mais les contributions s’additionnent plutôt que de se coordonner en temps réel. Dans certains cas, le travail d’équipe se fait dans un cadre égalitaire, où les membres participent librement au projet en fonction de leurs moyens et ressources. Dans d’autres, le partage des responsabilités est très structuré, avec une répartition des tâches précises, parfois sous l’autorité d’une personne désignée pour coordonner le projet.
C’est la même chose en contexte pédagogique. Le travail d’équipe peut prendre des formes multiples, chacune appuyant des objectifs pédagogiques distincts dont la pertinence peut varier selon les disciplines et les contextes.
Un.e professeur.e doit donc déterminer clairement quel type d’expérience en équipe faire vivre à la classe. Ainsi, certaines activités pédagogiques favorisent la mise en commun des idées et des habiletés de chacun.e. Il y a quelques semaines, j’ai eu le bonheur d’assister à un atelier en sciences infirmières où de petits groupes de huit ou neuf personnes devaient produire un arbre de décision lié à une étude de cas. L’apprentissage par problèmes, dans ce cadre, s’apparente à mon dîner entre ami.e.s. Chaque intervention fait évoluer la conversation d’une manière et à un rythme qu’il serait très difficile de reproduire à l’échelle individuelle. La multiplication des points de vue permet de poser un regard périphérique sur le problème et, dans le meilleur des cas, de bonifier la solution. C’est une forme classique de collaboration en continu : l’exercice est conçu pour faire comprendre que plusieurs têtes valent mieux qu’une et que le manque de communication, ici en contexte thérapeutique, peut conduire à des résultats qui ne sont pas optimaux. Il permet aussi à chaque personne de tester certaines idées ou même de commettre des erreurs sans conséquences, dans un contexte qui nourrit la confiance réciproque.
D’autres activités pédagogiques en équipe imposent à chacune des parties de plus grandes responsabilités individuelles. Par exemple, mes étudiant.e.s ont parfois rédigé des mémoires ou des essais sous forme de roman à la chaîne, où chaque personne prend le texte en l’état et s’efforce de le faire évoluer dans le bon sens. Dans d’autres cas, j’ai demandé à chaque équipe de rédiger un seul et même texte tout en exigeant des membres d’ajouter leurs commentaires respectifs en annexe. J’aurais très bien pu vouloir que le produit fini soit signé par le collectif, tout en attribuant à chacun.e des membres de l’équipe un rôle ou une responsabilité précise touchant à l’un ou l’autre aspect du travail. Allant encore plus loin, j’ai déjà proposé des productions écrites sous forme de transcription d’un dialogue à quatre ou cinq voix, chacune désignée distinctement. Un exercice très difficile, mais riche en enseignements.
Les possibilités sont nombreuses, selon les habiletés et les modes de connaissance qu’on souhaite développer : l’écoute, le compromis, la planification, la coordination, la synthèse, la créativité ou le leadership – des angles qu’on n’explore pas aussi facilement dans un travail individuel. On aura avantage à être explicite à cet égard, car les habiletés requises pour travailler efficacement en équipe ne sont pas toutes connues ni maîtrisées par les étudiant.e.s. Il sera parfois utile de guider les équipes à travers chacune des étapes de réalisation : planification des tâches et de l’échéancier, gestion des risques, configuration de la recherche, processus de rédaction et de révision, etc. Mais l’effort sera récompensé. Toutes les formes de travail d’équipe nourrissent l’étonnement devant la pluralité des regards, des habiletés et des méthodes de travail. Elles permettent toutes de voir l’altérité comme un vecteur incontournable de la connaissance, mais aussi comme le grand défi de l’expérience humaine. L’enfer, c’est les autres, mais le paradis aussi.
Dès lors qu’il s’agit d’une production ou d’un exercice qui contribue à la note finale, la question de l’évaluation doit être tranchée. À l’Université de Montréal, les règlements pédagogiques posent les balises de l’évaluation des travaux d’équipe : « Dans le cas d’un travail de groupe, chaque étudiant.e doit être évalué.e individuellement, sauf si un objectif du cours justifie une évaluation collective. » À cet égard, certain.e.s étudiant.e.s s’inquiètent parfois de la perte de contrôle sur leurs résultats qui vient avec le travail d’équipe. D’autres se préoccupent des possibilités de conflits au sein de l’équipe ou de la présence de personnes peu scrupuleuses qui reçoivent les crédits sans contribuer au travail collectif. Il faut être à l’écoute de ces inquiétudes comme de celles manifestées (ou pas) par d’autres personnes socialement moins à l’aise qui auraient du mal à se joindre à un groupe ou encore qui seraient confrontées à une situation personnelle (charge parentale, emploi, etc.) rendant la coordination des rencontres d’équipe plus difficile. Dans tous les cas, les professeur.e.s sont responsables de créer les conditions de succès de l’exercice. Et il ne faut pas hésiter à intervenir pour libérer un groupe du carcan de l’équipe quand un conflit profond éclate entre ses membres.
Chacune de mes expériences pédagogiques à partir de travaux d’équipe m’en a appris un peu plus sur la nature humaine. J’ai vu de petits et de grands conflits, des drames à désamorcer, mais aussi des épiphanies et de formidables synergies à valoriser. Je demeure convaincu des avantages tirés de ces contextes pédagogiques où la collaboration et la solidarité sont mises de l’avant comme vecteurs essentiels de l’apprentissage. Quelle joie, au bout du compte, d’avoir contribué avec d’autres au succès de quelque chose de plus grand que soi : un travail d’équipe, un projet collectif, un quatuor de Mozart ou un dîner entre ami.e.s.
Note à ma conjointe : la prochaine fois, un petit coup de pied sous la table devrait suffire à faire éclater ma bulle.
Daniel Jutras est recteur de l’Université de Montréal depuis le 1er juin 2020.
Postes vedettes
- Medécine- Professeur.e et coordonnateur.rice du programme en santé mentaleUniversité de l’Ontario Français
- Droit - Professeur(e) remplaçant(e) (droit privé)Université d'Ottawa
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
- Chaire de recherche du Canada, niveau 2 en génie électrique (Professeur(e))Polytechnique Québec
- Médecine - Professeur(e) adjoint(e) (communication en sciences de la santé)Université d'Ottawa
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