Le piège de la capitalisation de l’espoir

Les professeures et professeurs à des postes temporaires et précaires méritent mieux.

24 octobre 2024

Les universités devraient offrir au personnel enseignant et non enseignant des emplois stables, sûrs et dignes, pour permettre à l’ensemble de la communauté universitaire de s’épanouir. Malheureusement, si le système d’enseignement postsecondaire canadien arrive à fonctionner, c’est parce que des gens à des postes occasionnels, précaires, sous-payés et sous-valorisés le tiennent à bout de bras. Les statistiques canadiennes sur les postes occasionnels en enseignement postsecondaire ne pleuvent pas, mais selon Samantha Stainburn, dans son article du New York Times de 2009, on estime qu’en 1960, 75 % des professeures et professeurs universitaires aux États-Unis détenaient leur permanence ou étaient en voie de l’obtenir. Aujourd’hui, on arrive plutôt à 27 %. Les autres étudient aux cycles supérieurs, ou bien ont des postes d’auxiliaire ou des contrats temporaires.

Si la mobilité que permettent les contrats d’emploi flexibles est parfois appréciée, c’est l’espoir d’un jour décrocher un emploi stable permanent avec avantages sociaux (comme un régime de retraite et une assurance maladie complémentaire) qui garde une bonne de partie de ces gens dans le milieu universitaire. Dans son ouvrage intitulé Equality for Contingent Faculty: Overcoming the Two-Tier System, Keith Hoeller fait remarquer qu’au sortir d’une maîtrise ou d’un doctorat, les dettes personnelles sont souvent astronomiques, et qu’à moins d’avoir la chance de décrocher un emploi menant à la permanence, accepter un poste temporaire sans avantages sociaux est pratiquement la seule façon de rester dans le milieu. Pour beaucoup, c’est une façon de faire ses classes, dans l’espoir de ressortir du lot auprès des comités de recrutement. Ainsi, les cerveaux les plus éminents du Canada se retrouvent, trimestre après trimestre, prisonniers d’un système d’exploitation qui nourrit leur espoir d’un jour accéder à un poste permanent, et ce, malgré l’effritement de cette catégorie d’emploi.

Dans leur étude classique The Invisible Faculty, Judith M. Gappa et David W. Leslie font remarquer que les départements contribuent à scinder les corps enseignants en deux castes : tandis que les petites classes et les cours spécialisés sont offerts à celles et ceux avec des postes permanents et à temps plein, le personnel temporaire se retrouve quant à lui à devoir donner des cours génériques de premier cycle devant des classes nombreuses. Comme l’indique Frank Donoghue dans The Last Professors, ce qu’on conseille généralement aux professeures et professeurs en situation précaire, c’est de prendre les choses en main ou de s’aider soi-même. On sous-entend ainsi que c’est une professionnalisation insuffisante ou un manque de compétences qui explique leur situation. Dans The Adjunct Underclass, Herb Childress juge que nous avons désormais accepté que certaines personnes malchanceuses ne puissent gagner dignement leur vie. On s’attend à ce que du personnel qualifié se contente de contrats temporaires à renouveler trimestriellement ou annuellement sans garantie de permanence, souvent pour une bouchée de pain et aucun avantage social. Oui, certains de ces gens arrivent à « s’en sortir grâce à l’écriture », pour paraphraser Hamilton. Ce fut notamment mon cas. En parallèle de mon poste occasionnel en enseignement, j’ai rédigé des articles scientifiques et siégé à divers comités collégiaux et universitaires, ce qui m’a aidé à décrocher mon premier emploi à temps plein. Mon employeur ne m’a pas indiqué de marche à suivre, mais il a quand même laissé sous-entendre que la seule façon d’obtenir un poste menant à la permanence était de faire comme si j’avais déjà un tel poste. Le problème, c’est que des centaines d’autres universitaires tentent la même chose, sans succès. Les universités jouissent de leurs activités de recherche et de leur travail, sans avoir à les payer décemment.

En faire beaucoup plus que ce qui est prévu au contrat avec l’objectif d’améliorer sa situation, c’est ce que Kathleen Kuehn et Thomas F. Corrigan appellent le « hope labour ». Il s’agit d’une forme de travail non rémunéré ou sous-rémunéré effectué dans l’espoir que la visibilité, l’expérience ou la réputation qu’elle génère mènera plus tard à des occasions d’emploi. Mais un problème se pose : on peut devenir accro à l’enseignement. C’est grisant de se présenter devant une classe pour exposer un sujet obscur que l’on maîtrise. Cela donne un sentiment de puissance, la sensation que le jeu en vaut la chandelle. Et le système capitalise là-dessus. Réduire les dépenses d’une université n’est jamais chose facile. Le chemin le plus simple pour maintenir l’équilibre budgétaire est donc de garder bas les salaires pour les postes d’enseignement. Pour celles et ceux d’entre nous qui jouissent d’un emploi stable avec avantages sociaux, on oublie parfois le travail occasionnel et le coût humain nécessaires pour faire fonctionner le système.

Je crains que sur le plan politique, cette crise du travail temporaire soit invisible en dehors du système universitaire, que les étudiantes et étudiants et leurs parents ne comprennent pas la réalité d’une bonne partie du corps professoral : salaires de misère, contrats temporaires et charges d’enseignement dans plusieurs collèges et universités en même temps pour joindre les deux bouts.

S’accrocher à l’espoir est un piège. Si vous vous dites « je n’ai qu’à donner un dernier cours, qu’à publier un dernier article, qu’à siéger à un dernier comité, et tout rentrera dans l’ordre », il devient difficile de trouver l’impulsion nécessaire pour partir. De plus, cette dynamique où l’on exploite l’espoir pour conserver une main-d’œuvre temporaire peut fonctionner, car certains arrivent à en récolter les fruits. Les histoires inspirantes de celles et ceux qui, en se retroussant les manches, ont su défier les pronostics renforcent la croyance selon laquelle on fait sa chance, et que pour accéder à la stabilité d’emploi, la professionnalisation et le travail acharné suffisent.

En tant qu’universitaires, le mieux à faire pour soutenir le personnel occasionnel est de se porter à sa défense le plus possible et de lui tendre la main pour l’aider à se sortir de ce système d’exploitation. Mettons les choses au clair : les emplois précaires dans le système universitaire ne permettent pas de vivre convenablement. Veillons à ce que la population étudiante soit le plus possible formée par des gens capables de gagner leur vie sans s’endetter, de se nourrir adéquatement, de se loger dignement, et peut-être même, de prendre des vacances de temps en temps. Pour remédier à la situation, il nous faudrait des manifestations d’envergure dans le secteur, une montée en puissance des syndicats et un retour au niveau de financement public des collèges et universités des années 1970. Les conseils d’administration universitaires pourraient notamment couper considérablement dans la gestion et l’administration de façon à redistribuer les fonds au personnel occasionnel. Les corps professoraux et syndicats se doivent de lutter en faveur de ces solutions radicales.

D’ailleurs, une communauté universitaire où tout le monde est traité avec respect et dignité, où le personnel est payé adéquatement et jouit d’avantages sociaux et où la sécurité d’emploi est chose du commun, ça ne devrait pas être une idée radicale. L’espoir peut être une belle chose, mais elle n’est pas tout. Pour arriver à ces changements systémiques drastiques, il faut que les membres des corps professoraux et du personnel administratif en bonne posture pour les promouvoir réalisent que la ligne est mince entre le succès et la précarité.

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