Archiver pour résister 

Des universitaires et des bibliothécaires s’activent pour sauver les archives du gouvernement états-unien menacées par l’administration Trump.

17 juin 2025
Graphique de : Edward Thomas Swan

Le 20 janvier 2025, jour de l’investiture présidentielle aux États-Unis, des universitaires et des bibliothécaires de partout en Amérique du Nord se rivaient à leur ordinateur, non pas pour suivre la cérémonie, mais pour sauvegarder des données vulnérables. Depuis l’élection du président Donald Trump en novembre 2024, des pages Web gouvernementales, des outils interactifs et des ensembles de données avaient été copiés de manière préventive, par crainte que la nouvelle administration ne décide de les modifier, de les supprimer ou de les dissimuler définitivement. 

À la fin janvier, environ 2 000 pages avaient disparu d’un inventaire totalisant quelque 310 000 pages sur les sites Web du gouvernement fédéral. « C’est 2 000 occasions manquées, 2 000 éléments que les gens ne trouveront plus », affirme Eric Nost, professeur agrégé de géographie, d’environnement et de géomatique à l’Université de Guelph. 

Puis, le 20 janvier, un décret gouvernemental ordonnait à l’ensemble des organismes fédéraux de ne reconnaître que deux sexes biologiques et « d’éliminer toute communication, interne ou externe, véhiculant ou appuyant une idéologie de genre. » Des informations telles que les résultats de l’Enquête sur les comportements à risque chez les jeunes ont été retirées, bien que cette page ait été rétablie après une ordonnance judiciaire, accompagnée d’un avertissement indiquant que l’administration désavoue son contenu. 

Il n’est pas rare que des documents numériques gouvernementaux soient mis à jour ou modifiés lorsqu’ils deviennent désuets. L’arrivée d’une nouvelle administration entraîne souvent des révisions et des suppressions qui reflètent ses priorités. « Ce qui étonne ici, c’est l’ampleur et la rapidité des changements », observe M. Nost.  

M. Nost collabore avec l’Initiative pour les données environnementales et la gouvernance (EDGI), un groupe formé aux États-Unis en 2016, lors du premier mandat de M. Trump, et dont la mission consiste à protéger les données environnementales vulnérables. « Nous avions observé une volonté claire de modifier le langage utilisé sur les sites Web et la manière de présenter des enjeux comme les changements climatiques et l’énergie », précise-t-il, en ajoutant que les ensembles de données étaient alors restés largement intacts. « Cette fois-ci, l’ampleur des changements est bien plus grande. » 

Récemment, M. Nost a dupliqué des outils interactifs permettant d’accéder à des ensembles de données, notamment l’Outil de surveillance pour la justice climatique et économique, retiré le 22 janvier. Il a contribué à recréer la carte interactive et à la republier sur le site d’un groupe environnemental. 

Bien que M. Nost soit canadien et que les données proviennent des États-Unis, celles-ci revêtent une grande importance pour lui et pour ses collègues. « Le gouvernement fédéral américain est le plus grand diffuseur d’information au monde », souligne-t-il. Kristi Thompson, bibliothécaire en gestion des données de recherche à l’Université Western, ajoute que « les gens consultent leurs données parce qu’elles sont riches et détaillées. Une grande partie de la recherche canadienne et internationale repose sur ces ensembles. » 

Inquiétudes au Canada 

Mme Thompson fait partie d’un groupe d’une cinquantaine de personnes à l’origine du tout nouveau projet canadien de sauvetage des données, qui vise à sauvegarder les sites de petits ministères fédéraux. « Une attaque manifeste contre les données et les connaissances publiques est en cours aux États-Unis. Un effondrement de la confiance dans la collecte de données publiques entraînerait de graves conséquences. Je crains que la même chose puisse arriver au Canada. » 

Avant les élections fédérales canadiennes d’avril 2025, Katie Cuyler, bibliothécaire spécialisée en édition libre et en information gouvernementale à l’Université de l’Alberta, participait aux efforts de protection des données dans le cadre de l’initiative d’archivage de fin de session organisée par Internet Archives Canada. « L’ambiance était chaotique et incertaine », se souvient-elle.  

Fondé en 2004, Internet Archives Canada est affilié à Internet Archive, une organisation californienne qui numérise des livres et conserve les anciennes versions de sites Web via sa Wayback Machine. Le projet, lancé en 1996 à une époque où l’Internet gagnait en popularité et en accessibilité, figure parmi les premières initiatives de préservation numérique. Les publications en ligne, à l’instar des journaux, étaient éphémères; cependant, personne ne conservait le contenu Web. 

D’autres groupes et projets ont vu le jour en 2008, alors que des élections se déroulaient des deux côtés de la frontière canado-américaine, en pleine ère numérique. Les bibliothèques, qui conservaient auparavant des copies papier des documents gouvernementaux, avaient commencé à réaliser des sauvegardes virtuelles. Aux États-Unis, l’initiative d’archivage de fin de mandat a été lancée, tandis qu’Internet Archives Canada entreprenait la sauvegarde des données gouvernementales.   

En 2010, le gouvernement conservateur dirigé par Stephen Harper a aboli le formulaire long du recensement. En 2012, il a mis fin au financement de l’Institut de la statistique des Premières nations et fermé plusieurs bibliothèques fédérales. En réaction, un groupe dévoué de bibliothécaires a fondé le Réseau canadien de préservation des données gouvernementales (CGI-DPN). « Ce qui s’est produit en 2012 a vraiment éveillé les consciences », explique Mme Cuyler. 

Améliorer les pratiques de conservation 

Un nombre vertigineux de groupes et de projets s’emploient à préserver une quantité colossale d’informations difficiles à retracer. « Ce qui est terrifiant avec les ensembles de données, c’est que lorsqu’ils disparaissent, ils disparaissent pour de bon. Il faut d’autres sources pour savoir qu’ils ont même existé », explique Mme Thompson.  

Les personnes qui se consacrent à ce travail cherchent désormais à améliorer leurs protocoles. « Les données ne sont pas perdues à proprement parler, mais il devient beaucoup plus difficile d’y accéder », déclare Matt Price, professeur adjoint d’histoire à l’Université de Toronto, qui collabore avec l’EDGI. « Nous avons lancé des initiatives pour sauvegarder des ensembles de données, mais personne ne les a jamais utilisées. C’est comme si on avait pris l’héritage familial, qu’on l’avait mis dans de grands bocaux en verre, puis qu’on l’avait enterré dans la cour. » 

Des efforts sont en cours pour créer des services d’archives communs et en faciliter l’accès aux universitaires, aux bibliothécaires, à la population étudiante ainsi qu’au grand public. La Wayback Machine est bien connue, et les bibliothécaires font la promotion du dépôt Borealis, fruit d’un partenariat entre de nombreuses bibliothèques universitaires hébergé à l’Université de Toronto, qui contient notamment des ensembles de données agricoles et environnementales. 

Les données sauvegardées doivent aussi être mises à niveau au fil du temps, souligne Mme Mills. « Certains documents gouvernementaux que nous avons numérisés datent de près de vingt ans. Il faut reprendre la reconnaissance optique de caractères, améliorer les formats et tirer parti des nouvelles technologies. » 

Géants du numérique : la prudence est de mise 

M. Price éprouve des réticences à stocker des documents sur des plateformes infonuagiques exploitées par de grandes entreprises technologiques comme Google et Amazon Web Services, dont certaines offrent des dons en nature à des groupes américains de sauvegarde de données. Selon CNN, Amazon et Google ont toutes deux versé un million de dollars au fonds d’investiture du président Trump. « Je crois que la prudence est de mise. Il faut reconnaître que ce travail essentiel est confié à des parties prenantes qui ne sont pas dignes de confiance », affirme M. Price. 

Dans un monde idéal, le Canada recueillerait davantage de ses propres données, et la sécurité des documents fondés sur des données probantes serait rigoureusement assurée ici comme ailleurs. Pour l’instant, il faut sauvegarder, coder, collaborer et espérer pour le mieux. « C’est une période stressante, constate Mme Cuyler, et un rappel que la démocratie exige un travail de tous les instants. »