La Charte de Scarborough, le malaise franco-québécois à reconnaitre le racisme envers les personnes étudiantes noires 

La Charte engage ses signataires, les écoles postsecondaires canadiennes, à monter une structure pour démanteler le racisme antinoir sur leur campus.

Illustration par : Edward Thomas Swan

Depuis le lancement de la Charte de Scarborough en 2021, une cinquantaine d’établissements canadiens a formellement adhéré aux principes, actions et engagements qui y sont décrits. Pourtant, aucune institution franco-québécoise n’a embarqué malgré l’intérêt des personnes étudiantes.  

Le partage de vécus similaires, entre personnes étudiantes noires, a permis d’identifier le racisme ambiant et d’assumer que ce qu’elle ressent n’est pas le fruit de son « imagination », confie Sarah Vuka Makani, étudiante et présidente de l’Organisation des étudiant.e.s noir.e.s de l’Université de Montréal (ODENUM), une association indépendante.  

Tandis que des mesures d’Équité, diversité et inclusion (EDI) s’implantent au sein de son campus et de la société, elle approfondit ses propres connaissances en matière d’inégalités structurelles.  

Les micro-agressions, la discrimination, le racisme ordinaire et daltonien, les malentendus et les biais (in)conscients représentent « beaucoup de réflexions » auxquelles se greffe l’intersectionnalité des préjugés, comme la mysoginoir, déplore l’étudiante. « C’est une insécurité qui est tout le temps dans notre tête. Parfois, ce n’est que plus tard qu’on s’en rend compte [que c’est du racisme]. » Ces prises de conscience génèrent des émotions pénibles, mais demeurent une source d’engagement auprès de son organisation.  

Dans un monde idéal fondé sur des valeurs méritocratiques, les compétences garantiraient l’avancement professionnel. L’élaboration de la Charte de Scarborough est le fruit d’une série de consultations interinstitutionnelles pancanadiennes dans l’intention d’éliminer les disparités qui font du tort aux groupes afrodescendants et panafricains.  

Chaque université participante met sur pied un plan d’action personnalisé, en choisissant parmi celles détaillées dans le document d’une vingtaine de pages, afin de cibler en continu les barrières discriminatoires et y remédier. Y adhérer crée un précédent d’une alliance dont les acteurs analysent des données récoltées et se partagent leurs savoirs pour une lutte commune et assidue d’inclusion du personnel et des personnes étudiantes noires sur les campus.  

Sarah Vuka Makani se dit blessée d’apprendre non seulement l’existence de la Charte de Scarborough, mais que l’Université de Montréal (UdeM) ne l’a pas signée.  

Les facultés ont le « devoir de protéger » toutes les personnes étudiantes. « C’est comme si on mettait [le racisme antinoir] sous le tapis et qu’on allait le régler plus tard. Mais plus tard c’est quand ? C’est surtout ça la question ! ». Une double peine pour la représentante de l’association, dévouée à défendre les intérêts de sa communauté, en plus de sa charge de cours.  

« Reconnaitre le racisme antinoir, c’est s’engager », plaide Myrlande Pierre, ​​la vice-présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. La Charte des droits et libertés de la personne, fait-elle remarquer, identifie tous les individus comme égaux, pourtant des groupes continuent de vivre différentes formes de discriminations dans différents domaines de la société civile.  

Au Québec, le racisme systémique est malgré tout nié par le premier ministre, François Legault, qui met à l’index les multiples rapports qui confirment l’omniprésence de profilage racial vécu par les personnes noires dans les sphères publiques, professionnelles, éducatives et médicales. Ce déni a notamment été dénoncé par Amnistie internationale.  

Un sondage réalisé ce printemps par la firme Léger et l’Observatoire des communautés noires du Québec, révèle que 66 % des Noirs entre 15 et 34 ans affirment avoir été traités injustement par les services publics, fournis par les gouvernements provincial et fédéral. À peine 19 % des jeunes non noirs disent avoir vécu la même expérience. 

L’EDI et cetera 

Les facultés québécoises Concordia, McGill et Bishop’s, toutes anglophones, ont embarqué dans la Charte de Scarborough à son avènement, contre aucun équivalent francophone. L’université Laval (ULaval), l’université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et HEC Montréal ont accepté de s’entretenir avec Affaires Universitaires

Leurs représentants disent partager les valeurs énoncées dans la Charte, mais admettre l’existence du racisme antinoir est une pilule difficile à avaler. 

Le recteur de l’UQAT, Vincent Rousson, explique que l’université a choisi de ne pas signer officiellement la charte, car sa mise en œuvre aurait nécessité des ressources importantes pour un nombre restreint de personnes étudiantes noires (400 personnes, 10 % de la population étudiante) et créé des structures parallèles. L’établissement a plutôt opté pour une approche plus globale et ancrée dans les réalités régionales en matière d’EDI, notamment avec un fort engagement envers les communautés autochtones.

« Nous avions déjà pris, avec nos partenaires régionaux, y compris les Premières Nations, des décisions collectives », explique M. Rousson. « Mettre en place la charte aurait signifié détourner des ressources de ces priorités. »

« À un moment donné, choisir, c’est renoncer », ajoute-t-il, soulignant que les budgets limités imposent des choix difficiles.

De son côté, l’ULaval dont environ 1 500 d’étudiantes et d’étudiants sont originaires d’Afrique subsaharienne, était en processus de démarrage en matière d’EDI pendant la création de la Charte. S’engager à long terme dans un autre programme était « très contraignant » à ce stade-là, justifie son responsable de l’EDI, François Gélineau. 

En interne, ces trois établissements postsecondaires ont développé un plan d’action EDI personnalisé en vue d’instaurer un savoir-vivre interculturel respectueux. Éliminer le racisme, l’injustice, la discrimination font partie dans leurs objectifs. Et ce, sans distinguer clairement la sévérité, souvent implicite, que soulèvent certains attributs essentiels ou des origines ethniques ni la facture de leur intersectionnalité. 

« On prend très au sérieux les agressions sexuelles, on a eu des mini formations. Ça serait bien qu’on en ait aussi pour le racisme », défend Mme Vuka Makani.  

À Montréal, le directeur de HEC, Federico Pasin, se dit « ambivalent » quant à embarquer dans des points suggérés dans la Charte par crainte d’allégations de favoritisme auprès des personnes noires au détriment d’autres groupes minorisés. Néanmoins l’analyse de données l’interpelle. 

« Les gens ont des biais et ça fait en sorte que des personnes qui sont de couleur sont désavantagées. OK, mais est-ce que les Noirs le sont davantage ?! », réfléchit à voix haute M. Pasin. Il déclare avoir découvert l’existence de la Charte de Scarborough à notre demande pour une entrevue. 

Les inégalités vécues par les personnes afrodescendantes, rappelle Mme Pierre, ne concernent pas seulement le Québec ou le Canada. Le racisme antinoir est un héritage colonial commun enraciné dans l’histoire et qui génère des stéréotypes, volontaires, et non, « encore bien vivants dans l’imaginaire collectif. »  

En soi, « parler de racisme antinoir, n’est pas quelque chose que tout le monde aime entendre. C’est malaisant. Mais parfois, on a besoin de ce malaise pour se réveiller et avoir du changement », soulève Sarah Vuka Makani. 

Perspective et expertise étudiante 

« Ça me déçoit un peu » qu’aucun établissement franco-québécois n’ait signé la Charte, regrette Étienne Paré, le président de l’Union étudiante du Québec (UEQ), un regroupement de 14 associations étudiantes. Il dit ne pas avoir le souvenir de l’existence du document et ne pas s’expliquer la position des facultés francophones. Ce manque de transparence reste aussi en travers de la gorge de Mme Vuka Makani. La moindre des choses, dit-elle, aurait été que tous les étudiants soient informés, et ce, peu importe la décision finale de la direction.  

Si les jeunes se confient, c’est auprès de leurs pairs qui comprennent à demi-mot ce qu’ils vivent et ressentent, renchérit l’étudiante. Ce soutien culturellement sensible constitue l’essence de l’ODENUM. Le plus souvent la population étudiante, « les derniers dans l’échelle de la hiérarchie universitaire », ne va pas oser dénoncer un méfait à l’administration. Au risque de ronger leur moral, de nuire à leur réputation et à leur formation pour, finalement, voir leur grief mordre la poussière dans le  dédale bureaucratique.  

Elle dit se sentir davantage « utilisée pour de la publicité » qui vante la diversité à l’UdeM au lieu d’être consultée pour son expertise en tant que présidente d’une association par et pour les étudiantes et étudiants noirs. 

La peur de dénoncer le racisme au risque de ne pas être cru par les adultes, remarque Mme Pierre, est un fardeau porté depuis l’enfance par les Noirs en position de minorité. Très tôt, ils apprennent à se taire, et à intérioriser, pour ne pas faire de vagues et risquer d’être encore plus infériorisés. Cette crainte, confie Mme Vuka Makani, est d’autant plus taxante si le méfait concerne un professeur ou une figure d’autorité, « tu vas préférer oublier cet incident ».  

Afin de démontrer une réelle volonté de s’investir « sur le terrain » contre le racisme antinoir, M. Paré voudrait que les écoles postsecondaires impliquent les associations étudiantes dans les décisions qui les regardent, dont la Charte de Scarborough. 

Le sentiment d’être laissé de côté n’est pas nouveau, critiquent les deux porte-paroles d’étudiants qui sollicitent plus souvent les services universitaires que l’inverse. 

*Note de la rédaction : l’Université de Sherbrooke,  l’École de technologie supérieure, l’Université du Québec à Montréal, l’Université de Montréal et Polytechnique ont redirigé Affaires universitaires à leurs pratiques EDI. L’Université du Québec à Chicoutimi, l’Université du Québec à Rimouski, l’Université du Québec en Outaouais n’ont pas donné suite à notre courriel.