Le Canada peut-il empêcher sa propriété intellectuelle de lui échapper?

En ces temps de forte accélération des travaux de recherche due à la COVID-19, certains chercheurs estiment qu’il vaut mieux conserver notre savoir et le valoriser.

25 août 2020

Sachdev Sidhu, professeur de génétique moléculaire à l’Université de Toronto, pense que les protéines ingéniérisées qu’il a contribué à mettre au point pourraient servir à traiter les personnes atteintes de la COVID-19 en bloquant chez elles la réplication du virus. Ses collaborateurs et lui exploitent les protéines qu’ils ont créées pour bloquer les enzymes des virus à l’origine du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) et du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (SRMO). Ils travaillent maintenant à les adapter au nouveau coronavirus. En mars, ils ont reçu 886 090 dollars des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) pour poursuivre leurs travaux.

M. Sidhu est également membre d’une équipe dirigée par James Rini, professeur de biochimie à l’Université de Toronto, qui a reçu 535 000 dollars dans le cadre d’un deuxième concours de financement des IRSC. Cette équipe travaille à mettre au point des anticorps thérapeutiques s’attaquant aux cellules superficielles du virus pour l’empêcher d’envahir les cellules humaines hôtes. Cette somme a servi aux travaux de recherche préclinique. M. Sidhu dit avoir besoin de millions de dollars additionnels pour financer les essais chez les humains à l’automne. « Nous dépensons les fonds d’autres subventions pour passer aux essais cliniques, dit-il. C’est toujours là que ça se complique. »

Au fil des ans, M. Sidhu a créé sept entreprises liées à ses inventions. Pour toutes sauf une, il a dû faire appel à des investisseurs étrangers. C’est encore le cas cette fois : comme le gouvernement italien lui a offert plusieurs millions de dollars, son traitement antiviral devrait être testé et commercialisé en Italie. Lorsque les inventeurs canadiens sont financés par des investisseurs étrangers, les droits de propriété intellectuelle issus de leurs travaux, dont les brevets, reviennent à ces autres pays, tout comme l’argent lié à la concession de licences, les recettes fiscales et les emplois créés. « S’ils financent 90 pour cent du développement, ils récoltent 90 pour cent de ses fruits. Le monde fonctionne ainsi », explique M. Sidhu.

Chercheurs Sachdev Sidhu (centre), Wei Zhang (à gauche) et Jacky Chung (à droite) sont entrain d’identifier certaines drogues pour combattrent le COVID-19. Photo de l’Universite de Toronto.

Commercialisation des produits

Le Canada a pris l’habitude de financer les travaux de recherche fondamentale de calibre mondial  – entre autres dans les domaines des sciences biomédicales, mais aussi de l’intelligence artificielle et des batteries au lithium-ion – et de renoncer à la propriété intellectuelle associée. D’autres pays profitent donc de nos idées et de nos investissements initiaux. « Le Canada compte beaucoup d’excellents chercheurs. Ils enregistrent leur propriété intellectuelle, mais ce n’est là qu’une étape du long chemin vers la commercialisation d’un produit », affirme Sarah Prichard, jusqu’à tout récemment vice-rectrice intérimaire à la recherche à l’Université Western, qui possède des dizaines d’années d’expérience en recherche médicale dans le milieu universitaire et l’industrie.

Certains projets liés à la COVID-19 financés par le Canada affichent des résultats prometteurs, mais les brevets connexes commencent à nous échapper. Une lignée cellulaire mise au point ici qui appartient au Conseil national de recherches Canada a ainsi donné lieu à la concession d’une licence pour contribuer au développement d’un vaccin en Chine. Cette licence génère des revenus, mais ne garantit nullement l’accès au vaccin éventuel ou aux profits générés. La perte de notre propriété intellectuelle pourrait nous contraindre à mener d’urgence de nouveaux travaux pour mettre au point des traitements et des vaccins, ou à payer très cher pour profiter de nos propres innovations mises au point ailleurs.

C’est fondamentalement un problème d’argent. « Au Canada, les investissements sont rares et les subventions, plus modestes qu’ailleurs », affirme Paul Hodgson, directeur adjoint du développement des affaires au laboratoire VIDO-InterVac, qui travaille à un vaccin contre la COVID-19 à l’Université de la Saskatchewan. La commercialisation d’innovations biomédicales comme les vaccins coûte plus d’un milliard de dollars. En avril, le gouvernement canadien a attribué à VIDO-InterVac 23 millions de dollars, ce que M. Hodgson qualifie d’une « somme énorme pour le Canada » alors que le gouvernement américain a par exemple versé 1,95 milliard de dollars américains à Pfizer en juillet.

M. Sidhu confirme que le financement peut être généreux ailleurs. « Il est tellement plus facile de s’installer dans la région de San Francisco ou à Boston pour toucher de l’argent américain », dit-il.

Les entreprises pharmaceutiques, sociétés de capital-risque et gouvernements aguerris financent une gamme de projets à diverses étapes en sachant que certains échoueront. « Au Canada, le soutien financier est insuffisant, mais la prise de risques connexe l’est aussi », affirme Mme Prichard. D’après elle, en raison de problèmes touchant entre autres l’efficacité, les prix, l’existence de produits similaires concurrents, la chute de la demande, à peine un produit biomédical sur dix environ est commercialisé.

Peu de grandes entreprises

L’argent n’est pas le seul obstacle. « Au Canada, la philosophie consiste à créer des entreprises ou à trouver des idées pour les vendre à d’autres sociétés, plutôt qu’à créer des entreprises durables », déplore Armen Bakirtzan, président et chef de la direction d’Intellijoint Surgical à Kitchener, Ontario, et cofondateur du centre de soutien aux entreprises en démarrage Medical Innovation Xchange situé au même endroit. Selon lui, l’écosystème canadien du démarrage d’entreprises repose sur cette attente, et les fonds sont limités aux travaux de recherche et aux entreprises en démarrage. « Tout est axé sur le “R” de la “R-D” », résume-t-il.

En conséquence, outre les succursales de géants américains, le Canada compte peu de grandes entreprises, y compris dans le domaine pharmaceutique. Il manque d’expertise dans la mise au point de médicaments et la direction commerciale, ce qui nuit à la commercialisation des produits biomédicaux. « L’expertise est limitée, tout comme les moyens financiers et le marché », souligne M. Bakirtzan.

De plus, il est parfois difficile de vendre des traitements, des tests, des dispositifs et des vaccins aux organismes provinciaux de soins de santé, poursuit M. Bakirtzan. « Peu d’entreprises réalisent leurs ventes ici, indique-t-il. La plupart des provinces cherchent à se procurer les médicaments et dispositifs souhaités au plus bas prix, ce qui profite rarement aux innovations canadiennes. »

Les chercheurs ont aussi parfois des difficultés avec leur université. En 2014, M. Sidhu a contribué à fonder le Centre for the Commercialization of Antibodies and Biologics de l’Université de Toronto. Cependant, le conseil d’administration du centre aurait décidé l’automne dernier de le transformer en organisation à but non lucratif, le Centre for Commercialization of Regenerative Medicine (CCRM), selon l’Université. M. Sidhu affirme avoir été incapable d’obtenir des précisions sur cette transformation et ne pas avoir accès aux fonds du CCRM pour financer ses travaux sur la COVID-19. « C’est le problème avec les universités. Les politiques régissent tout », dit-il.

Défendre nos brevets

Les universités, les chercheurs et les entreprises en démarrage devraient mieux protéger leur propriété intellectuelle. « Nous devons traiter plus judicieusement avec les investisseurs », affirme Myra Tawfik, professeure de droit à l’Université de Windsor. Mme Tawfik aimerait par exemple que soit revendiquée la « liberté de fonctionnement », qui permet à un inventeur de poursuivre ses travaux en exploitant le brevet initial. Selon elle, les gouvernements doivent adopter des lois et des politiques pour aider les Canadiens à conserver et à défendre leurs brevets.

Mme Tawfik estime que le Canada serait bien avisé de se concentrer sur des secteurs précis et de se doter de stratégies de commercialisation. « Peut-être que nous n’arriverons jamais à produire seuls un vaccin et qu’il vaut mieux y renoncer », déclare-t-elle, mais les Canadiens pourraient par exemple, obtenir des brevets plus solides pour des innovations en matière d’équipement de protection individuelle, commercialiser les produits et même les fabriquer ici.

D’importants moyens sont déployés pour mieux protéger la propriété intellectuelle. Une stratégie fédérale lancée à cette fin en 2018 prévoit un montant de 85,3 millions de dollars destiné à moderniser certaines lois, à créer des outils pour les propriétaires d’entreprises et à mettre sur pied un collectif axé sur les brevets. En Ontario, le rapport d’un groupe d’experts publié en février 2020 a amené le gouvernement provincial à annoncer en juillet qu’il travaille à un plan d’action sur la propriété intellectuelle. Selon Mme Tawfik, le fait qu’on découvre enfin le coût des lacunes canadiennes en matière de propriété intellectuelle est porteur d’un vrai changement. « Il nous faut réfléchir à la manière dont la propriété intellectuelle peut contribuer stratégiquement à l’économie, dit-elle. Ne pas le faire serait ignorer un aspect essentiel de l’économie du XXIe siècle. »

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