Gilles Brassard, électron libre de l’informatique quantique
L’informaticien de renom qui accumule les honneurs depuis quelques années est l’un des lauréats du prix Breakthrough en physique fondamentale de 2023.
Prodige des mathématiques, Gilles Brassard n’a que 13 ans lorsqu’il entre à l’Université de Montréal. Plus d’un demi-siècle plus tard, toujours fidèle à la même université où il est devenu professeur, l’informaticien québécois se voit décerner le prestigieux prix Breakthrough en physique fondamentale de 2023. La récompense scientifique créée par des entrepreneurs de la Silicon Valley est dotée d’une coquette somme de 3 millions de dollars américains à répartir entre les quatre lauréats, soit trois fois plus que le Nobel, pour lequel M. Brassard est aussi pressenti. Rencontre avec un chercheur iconoclaste, boulimique de travail, qui a marqué par son empreinte la communauté scientifique internationale tout en restant foncièrement attaché à Montréal.
« Je suis un mathématicien raté, un informaticien par formation, et un physicien amateur », se présente humblement Gilles Brassard, professeur au Département d’informatique et de recherche opérationnelle de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal (U de M).
À l’âge de 10 ans, il aurait juré devenir mathématicien quand son grand frère Robert lui enseignait alors des mathématiques de niveau universitaire. Un jeu d’enfant! Quelques années plus tard, l’accès à un ordinateur bouleverse ses plans. Le Montréalais raconte avec amusement les stratagèmes dont il usait, jeune universitaire, pour avoir accès à la seule machine disponible auprès de toute la communauté étudiante, « un mainframe, Control Data 6400 ». Après une année d’études scientifiques générales, il s’oriente vers une spécialité physique-informatique-mathématiques. « J’ai beaucoup aimé jouer avec l’ordinateur, se souvient-il. J’ai passé la première année à programmer comme un fou. » La piqûre d’une vie.
« Je suis un mathématicien raté, un informaticien par formation et un physicien amateur. »
Son parcours universitaire exceptionnellement précoce chemine avec l’essor de l’informatique et son corollaire, la sécurisation des échanges. Il s’intéresse à la cryptographie, sa spécialité future. Pendant une vingtaine d’années, M. Brassard a aussi été le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en informatique quantique, une discipline en plein essor, mais aux retombées aussi prometteuses que risquées.
« L’ordinateur quantique, à terme, permettra de déjouer tous les systèmes cryptographiques sur Internet actuellement utilisés, prévient-il. C’est catastrophique d’un point de vue sociétal, dans la mesure où tout ce qui a été envoyé sur Internet sous le prétendu couvert de la sécurité de « https + cadenas » deviendra un livre ouvert rétroactivement. Mais ça peut aussi servir à de bonnes choses, à créer de nouveaux médicaments plus performants, par exemple, ou de nouveaux matériaux plus résistants. L’éventail des possibilités bénéfiques est bien plus grand que les applications maléfiques. »
À ses yeux, la responsabilité morale des chercheurs et chercheuses ne doit pas constituer un frein aux recherches : «Si l’on s’empêchait de faire une découverte à cause d’une possibilité d’usage maléfique, on n’aurait pas pris le risque de domestiquer le feu.»
« Liberté totale »
En janvier, le gouvernement du Canada a lancé une Stratégie quantique nationale pour financer, à hauteur de 360 millions de dollars, la création d’emplois et faire progresser les technologies quantiques. La recherche (fondamentale et appliquée) bénéficiera de 141 millions de dollars. « Ça va très bien au Canada », confirme le chercheur qui a décidé d’y revenir après son doctorat en cryptographie à l’Université Cornell, aux États-Unis, à la fin des années 1970. « Montréal, c’est chez moi, c’est ma ville, souligne-t-il. Je ne dirais pas qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit d’habiter ailleurs, mais je suis bien ici. »
D’autres horizons étrangers auraient pu être synonymes d’offres salariales plus lucratives, ou de moyens de recherche plus luxueux, notamment en Chine, reconnaît-il. « Après tout, je fais de la recherche fondamentale et tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un crayon, d’un papier, d’étudiant.e.s autour de moi pour réfléchir ensemble et d’un ordinateur pour écrire des courriels et des articles scientifiques, c’est à peu près tout. »
« L’Université de Montréal m’a donné une liberté totale, je n’ai de comptes à rendre à personne, je fais la recherche que je veux, comme je veux, quand je veux avec mes étudiant.e.s »
Ses étudiant.e.s justement – cinq en doctorat et un à la maîtrise – sont toujours « trié.e.s sur le volet ». L’un des premiers à avoir suivi ses cours, Claude Crépeau, enseigne à son tour à l’Université McGill et s’est lui aussi spécialisé en cryptographie et en informatique quantique. « C’est un professeur très encourageant, se souvient M. Crépeau, qui sait comment donner confiance en soi. Il est aussi très fort pour reconnaître les bons potentiels, les étudiant.e.s qui mèneront vers de nouvelles recherches. » Ensemble, les deux informaticiens ont publié une vingtaine d’articles scientifiques. « C’est le premier à avoir établi un lien entre la cryptographie et le monde physique, ce qui n’était pas évident à l’époque », souligne M. Crépeau.
Simple calcul de carrière : « Professeur depuis 1979, ça fera donc 44 ans en septembre! », réalise à peine M. Brassard. Sur les secrets de longévité qui l’ont gardé dans la même université? « L’U de M m’a donné une liberté totale, je n’ai de comptes à rendre à personne, je fais la recherche que je veux, comme je veux, quand je veux avec mes étudiant.e.s », liberté que ne lui aurait pas octroyée un centre de recherche, croit-il, où les occasions de côtoyer de jeunes chercheurs et chercheuses se feraient plus rares.
Des avancées scientifiques majeures
En 1984, Gilles Brassard invente avec Charles Bennett un protocole de cryptographie quantique en concevant une façon pratique d’envoyer des messages secrets entre des usagers qui ne partagent initialement aucune information secrète. En 1993, avec ses collègues, dont M. Crépeau, il jette les bases de la téléportation quantique. Ces deux découvertes, majeures dans la science du traitement de l’information quantique, n’ont jamais été préméditées, raconte-t-il. Mieux : elles sont nées de situations cocasses. La première, d’une discussion lors d’un bain de mer en marge d’un colloque à Porto Rico, la deuxième, à une conférence à Montréal. « Charles Bennett a posé une question qui semblait tout à fait anodine, le conférencier ne pouvait y répondre, mais nous avons ensuite réfléchi dans mon bureau. Ça nous est tombé dessus de façon miraculeuse », commente le chercheur.
Son parcours atypique n’est pas étranger aux résultats fructueux de ses recherches, estime-t-il. « Mon avantage, c’est de ne pas avoir été endoctriné par des principes de physique. Avec mon œil d’informaticien, j’ai pu voir la physique différemment. »
Outre le Prix Breakthrough en physique fondamentale, le professeur-chercheur a reçu le Prix Wolf de physique en 2018, mais aussi l’Ordre national du Québec en 2017, pour ne citer que quelques-unes d’une longue liste de récompenses nationales et internationales. Quant au Nobel, « ce serait bien, mais celui qui aurait le plus de signification, c’est le prix de Turing (aussi surnommé « le Nobel de l’informatique ») parce qu’après tout, je suis informaticien », rappelle M. Brassard, comme une évidence que son parcours n’aura cessé de brouiller.
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