La partie cachée de l’iceberg
Portrait de la sempiternelle lutte des universités offrant des programmes en français à l’extérieur du Québec.
Au printemps dernier, les difficultés financières de l’Université Laurentienne n’étaient plus qu’un secret de Polichinelle dans la communauté de Sudbury. Malgré tout, le 12 avril, comme la plupart de ses pairs à cette période de l’année, l’étudiant en théâtre Maxime Cayouette se consacrait à la préparation d’un examen à venir quand il a appris que son programme d’études serait aboli. Sa professeure venait d’avoir la confirmation qu’elle perdrait son emploi dans quelques semaines, tout comme bon nombre de ses collègues, et informait ses étudiants que l’examen n’aurait finalement pas lieu. Il était désormais impossible pour lui de terminer les deux années et demie qui restaient à son programme afin de décrocher son diplôme tel qu’il l’avait espéré.
Loin d’être un cas isolé, M. Cayouette fait partie de ces quelque 160 étudiants qui ont vu leur avenir vaciller lorsque l’Université Laurentienne a demandé à être protégée de ses créanciers au début de 2021, un processus de restructuration toujours en cours et dont l’issue ne sera pas connue avant le 31 janvier 2022.
Au cours des derniers mois, l’Université Laurentienne a également mis un terme unilatéralement à l’entente qui l’unissait aux universités de Sudbury, Thorneloe et Huntington. Dans la foulée, l’Université de Hearst a obtenu son indépendance. De son côté, l’Université de Sudbury, fondée par des jésuites en 1913, a adopté une résolution afin de rompre officiellement ses liens avec l’Église catholique et affirmer sa volonté d’être un établissement francophone. D’ailleurs, ses intentions de rapatrier les programmes en français encore offerts par l’Université Laurentienne restent d’actualité. Étant encore considérée comme une université confessionnelle jusqu’au 14 septembre, l’Université de Sudbury n’a pas été en mesure d’obtenir du financement suffisamment tôt de la part du gouvernement provincial pour accueillir des étudiants à l’automne 2021.
« C’est important de faire la distinction entre les établissements qui ont souffert de sous-financement chronique et les établissements qui ont fait de mauvais choix, comme ç’a été le cas pour l’Université Laurentienne. »
Si l’étendue des problèmes financiers de l’Université Laurentienne a pris l’ensemble du milieu universitaire par surprise, depuis, d’autres universités offrant des programmes en français ailleurs au pays ont levé le voile sur leurs situations financières précaires. L’Université de Moncton et l’Université Saint-Paul ont ouvertement parlé de leurs inquiétudes quant à leur pérennité comme établissements d’enseignement. Des préoccupations qui s’ajoutent notamment à celles entourant l’avenir du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta dont le sous-financement a poussé l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) à poursuivre le gouvernement albertain et l’Université de l’Alberta. Un litige qui n’est toujours pas réglé.
Au fait des divers enjeux, la politologue et professeure agrégée au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s, Stéphanie Chouinard, invite à différencier ce qui s’est produit à l’Université Laurentienne de la menace qui guette les autres établissements d’enseignement. « C’est important de faire la distinction entre les établissements qui ont souffert de sous-financement chronique et les établissements qui ont fait de mauvais choix, comme ç’a été le cas pour l’Université Laurentienne. »
Si plusieurs acteurs du milieu s’entendent sur les facteurs qui ont mené à cette fragilisation, l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne (ACUFC) et la Fédération des communautés francophones et acadienne veulent aller au fond des choses. Elles ont lancé à cet effet les États généraux sur le postsecondaire en contexte francophone minoritaire au Canada. Cet exercice de consultation qui s’étendra jusqu’en mars prochain vise non seulement à faire le point, mais également à trouver des solutions pour assurer la pérennité des établissements.
« [Les États généraux] ne sont pas une activité en soi avec un début et une fin, mais seront aussi le début de quelque chose d’autre : un plan de travail ou un plan d’action concret pour traiter des enjeux qui sont profonds et multiples », explique Lynn Brouillette, présidente-directrice générale de l’ACUFC.
Mme Brouillette n’y va pas par quatre chemins : « Un des enjeux, c’est la question des finances, on n’apprend rien à personne. » Le simple fait de « fonctionner en français » entraîne des coûts additionnels. Une situation qui est le reflet du mandat plus imposant qui est confié à ces établissements en contexte minoritaire. « Il faut faire des efforts supplémentaires pour être capable d’offrir une programmation francophone et aussi des services connexes à la fois pour les étudiants des conseils scolaires francophones, les étudiants de l’immersion et les étudiants internationaux. Quand tu reçois des étudiants provenant de deux régimes linguistiques, ça demande beaucoup plus de services », précise-t-elle.
Le dilemme du recrutement
Cette incompréhension à l’égard des défis particuliers que représente l’offre de programmes en français est d’ailleurs au cœur du litige qui oppose l’ACFA, le gouvernement de l’Alberta et l’Université de l’Alberta. En quelques mots, le financement du Campus Saint-Jean, qui comporte deux branches, soit la Faculté Saint-Jean, offrant des programmes de 1er et de 2e cycle, et le Centre collégial de l’Alberta, est d’abord versé à l’Université de l’Alberta sous la forme du Campus Alberta Grant. L’Université de l’Alberta redistribue ensuite la subvention provinciale entre les différentes facultés de l’établissement. Pour ce faire, elle évalue les besoins des facultés en matière de Full Load Equivalent. Ces besoins sont alors traduits en quota attribué à chacune d’elles et la part de la subvention qui correspond à ce quota est enfin remise à la faculté bénéficiaire. « La plupart, sinon la totalité des facultés s’en tiennent généralement autour de ce quota », explique Pierre-Yves Mocquais, doyen du Campus Saint-Jean.
Le hic, c’est que depuis environ cinq ans, le quota attribué au Campus Saint-Jean est nettement inférieur au nombre d’étudiants qu’il accueille. M. Mocquais estime que le Campus Saint-Jean a accueilli entre 150 et 200 % de son quota au cours des dernières années. Ce décalage découle d’une volonté d’admettre tous les étudiants voulant étudier en français qui répondent aux exigences. « Parce qu’autrement, ils ne savent pas où aller », souligne le doyen en faisant référence à l’offre limitée de programmes universitaires en français dans l’Ouest canadien.
« Ils trouvent ça complètement aberrant. Mais, ça fait partie de ce manque de compréhension entre la majorité anglophone et la minorité francophone. C’est une attitude typique entre une majorité et une minorité. »
« J’ai toujours considéré que nous avions une responsabilité de répondre à cette demande », explique-t-il. Un sens du devoir qui est partagé par le personnel enseignant et administratif, puisque « cette décision d’accepter davantage d’étudiants que [le seuil de] notre quota a été prise en commun », mais n’est pas sans conséquences sur le plan budgétaire. Leurs collègues de l’Université de l’Alberta ont d’ailleurs de la difficulté à comprendre ce choix. « Ils trouvent ça complètement aberrant. Mais, ça fait partie de ce manque de compréhension entre la majorité anglophone et la minorité francophone. C’est une attitude typique entre une majorité et une minorité. »
Si le Campus Saint-Jean voit sa marge de manœuvre financière s’amoindrir au fur et à mesure qu’il admet des étudiants, c’est plutôt l’inverse qui préoccupe Denis Prud’homme, recteur et vice-chancelier de l’Université de Moncton. Le déclin démographique qu’on observe notamment au Nouveau-Brunswick complique l’équation. Comme le nombre total de diplômés de l’école secondaire baisse d’environ 2 % par année, et ce, depuis les 10 dernières années, il est de plus en plus difficile pour l’Université de Moncton de compter sur le même nombre d’étudiants, bien qu’elle continue d’attirer la même proportion des diplômés. « On a à peu près 70 % des étudiants qui proviennent du Nouveau-Brunswick », donc la variation du nombre de diplômés a une incidence directe sur l’effectif étudiant au sein de l’établissement.
La combinaison de cette réalité et d’une certaine stagnation du financement provenant du gouvernement provincial transforme l’atteinte de l’équilibre budgétaire en un exercice délicat. « Dans notre cas, au cours des 10 dernières années, l’augmentation moyenne [de notre subvention provinciale] était d’à peu près 0,7 %. Donc, la capacité d’augmenter les revenus diminue, mais les charges financières, elles, augmentent, en raison de l’inflation, les salaires, etc. », indique Dr Prud’homme avant de préciser que l’Université de Moncton a dû couper 1 % dans tous les postes budgétaires, et ce, à tous les ans depuis une décennie.
En tenant compte de ces circonstances, il est compréhensible que les établissements francophones en contexte minoritaire interpellent le gouvernement fédéral afin qu’il bonifie le financement qu’il leur accorde dans le cadre de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Selon celle-ci, Ottawa s’engage à « favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement ».
Dans le plus récent budget fédéral, le gouvernement avait annoncé un investissement de 121,3 millions de dollars sur trois ans pour l’éducation postsecondaire dans la langue de la minorité. Le 11 août, la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, dévoilait les lignes directrices de cette enveloppe budgétaire. En règle générale, les fonds fédéraux en matière de langues officielles sont assortis d’une clause de partage de fonds : l’argent ne devient accessible que si le gouvernement provincial investit une somme équivalente. Exceptionnellement, pour cette nouvelle enveloppe, le gouvernement consent à payer 95 % de la somme totale requise pour la première année du projet, 75 % la deuxième année et de revenir à 50 % pour la troisième année de financement.
Si nombreux sont ceux qui se réjouissent de cet engagement de la part du gouvernement fédéral, Dr Prud’homme est plus sceptique quant à la portée de cette formule de financement par projets. « Ce n’est pas sûr que l’outil que le gouvernement fédéral nous a développé est celui qui va permettre le maintien des établissements postsecondaires. Ce [dont] nous avons besoin, c’est d’un financement de base qui serait indexé au coût de la vie, permanent et prévisible », résume-t-il.
En outre, lors de la récente campagne électorale fédérale, le premier ministre Justin Trudeau a profité de son passage à Sudbury pour promettre de doubler la somme allouée annuellement dans le cadre de ce programme et de rendre ce dernier permanent s’il était réélu.
L’épineux projet de loi 96
D’ailleurs, ce n’est pas parce que le gouvernement fédéral prévoit investir que l’avenir de ces établissements sera pour autant un long fleuve tranquille. L’article 29.6 du projet de loi 96 en gestation au Québec pourrait avoir des conséquences sur les universités des autres provinces du Canada offrant des programmes en français. Mené par le ministre québécois de la Justice et ministre responsable de la Langue française Simon Jolin-Barrette, il permettrait notamment aux étudiants de la francophonie canadienne de s’acquitter des mêmes droits de scolarité que les étudiants québécois. Pour ce faire, le programme choisi devrait se donner en français et ne pas être offert dans la province d’origine de l’étudiant. À l’heure actuelle, un étudiant né à l’extérieur du Québec qui désire étudier dans une université québécoise doit débourser 185,45 dollars de plus par crédit que les étudiants québécois pour qui le prix est établi à 90,84 dollars, ce qui équivaut à 5 563,50 dollars supplémentaires pour une année à temps plein. Présenté en mai dernier, le projet de loi a depuis été soumis à une consultation publique, mais est appelé à mourir feuilleton puisque le premier ministre du Québec, François Legault, prévoit proroger l’Assemblée nationale. Avec l’accord des parlementaires, ce projet de loi pourrait être remis au feuilleton, ce qui apparaît être le souhait du gouvernement. Mme Chouinard estime que si l’intention du gouvernement québécois est louable, les universités du reste du Canada pourraient avoir des inquiétudes.
Mme Chouinard évoque l’exemple de l’Université de Moncton, dont le mandat dépasse la province du Nouveau-Brunswick, alors que l’établissement accueille également des étudiants de la Nouvelle-Écosse, de l’Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve-et-Labrador. La professeure, qui a grandi au Labrador et qui a obtenu son baccalauréat à l’Université de Moncton, peut légitimement en témoigner : « Si en tant que ressortissante de Terre-Neuve-et-Labrador, l’Université Laval m’avait proposé d’aller étudier aux mêmes frais qu’un étudiant québécois… C’est beaucoup moins clair que [j’aurais étudié] à l’Université de Moncton. »
La professeure avance également que certaines provinces pourraient être préoccupées par le risque de non-retour de leurs étudiants, susceptibles de demeurer au Québec après leurs études. « On sait que l’exode des jeunes francophones, c’est un enjeu réel, que ce soit vers le Québec, mais aussi vers Ottawa, du fait de la fonction publique fédérale, soulève Mme Chouinard. Il y a une inquiétude que, si un jeune francophone décide d’aller au Québec parce que son programme n’est pas offert dans sa communauté, il ne revienne pas. »
Dans une lettre envoyée à M. Jolin-Barrette ainsi qu’à la ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia Lebel, l’ACUFC abondait dans le même sens. Mme Brouillette déclarait appréhender que « la référence géographique citée dans l’article [du projet de loi 96] nuise à l’épanouissement des communautés francophones en situation minoritaire et au développement des établissements postsecondaires en contexte francophone minoritaire ».
Si l’attrait du Québec en matière de francophonie est indéniable, pour certains francophones qui ont grandi dans d’autres provinces canadiennes, la préférence reste d’avoir accès à des programmes de qualité en français près de chez eux.
Actuellement en année sabbatique d’études le temps de compléter un contrat en animation culturelle au sein d’un conseil scolaire francophone, l’étudiant Maxime Cayouette n’hésite pas une seconde : si l’Université de Sudbury devait obtenir le feu vert pour offrir un programme de théâtre en français, c’est là qu’il poursuivrait ses études. « Sudbury aussi a besoin d’artistes. Si le programme de théâtre se réincarne, j’aimerais qu’il continue à vivre », dit celui qui garde espoir que l’Université de Sudbury sera en mesure de lui donner un second souffle. Ce qui dépendra sans aucun doute du financement que l’établissement réussira à rassembler pour assurer la reprise de ses activités.
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