Les femmes qui prennent un congé de maternité prolongé font face à un retour au travail plus difficile
Pour beaucoup, quitter le monde universitaire pour fonder une famille est un voyage à sens unique - un déraillement de carrière surnommé de façon condescendante «la voie maternelle».
Tout souriait à Tara Martin. Elle avait même brisé le plafond de verre.
Après avoir profité d’une bourse postdoctorale de l’Université de la Colombie-Britannique, elle est devenue chercheuse scientifique principale à la CSIRO, l’agence scientifique australienne. Elle y a formé une équipe qui allait ouvrir la voie à un tout nouveau domaine : le processus décisionnel en matière de conservation. Aux étudiantes aux cycles supérieurs qu’elle avait recrutées, elle répétait que tout était possible et les incitait à poursuivre tous leurs objectifs. Mais, tandis qu’elle les voyait partir en congé de maternité, Mme Martin se sentait dans l’obligation d’assumer une charge de travail supplémentaire.
Le prix à payer pour sa carrière était élevé. À 40 ans, « je ne pouvais rien demander de mieux. Je dirigeais un groupe d’étudiants brillants dans mon laboratoire, j’avais des collègues fantastiques et une magnifique maison. Tout me souriait. J’étais pourtant bien malheureuse, car je souhaitais par-dessus tout avoir un enfant. […] J’avais tout misé sur ma carrière, et j’avais donc dû mettre ce projet de côté ».
Mme Martin n’entrevoyait aucune voie possible vers la maternité, aucune solution institutionnelle ni personnelle, tandis qu’elle progressait dans sa carrière. « Parmi mes mentors, aucune femme n’avait d’enfant, ce qui en disait
long », affirme-t-elle. Par contre, nombreux étaient ses collègues masculins qui avaient des enfants, dont s’occupait leur conjointe à la maison. Ayant pris conscience, comme bien des femmes, qu’il est difficile de mener de front carrière et vie familiale, elle a remis sa démission.
Elle s’est réinstallée au Canada, près de sa famille, et a rencontré quelqu’un. Pendant les quatre années entre son départ de la CSIRO et l’obtention d’un poste de professeure à la Faculté de foresterie à l’Université de la Colombie-Britannique, à l’été 2018, elle a eu deux enfants. « Tout s’est arrangé. Mais j’aurais pu me retrouver dans les statistiques, aux côtés des nombreuses femmes qui amorcent une carrière prometteuse en recherche et qu’elles abandonnent plus
tard. »
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Mme Martin n’est pas la seule professionnelle à avoir interrompu sa carrière pour élever des enfants. Son retour dans un poste de professeur menant à la permanence est toutefois exceptionnel. Lorsqu’elles quittent le milieu universitaire pour fonder une famille, bien des femmes ne peuvent plus y revenir. Pour elles, le seul « poste menant à la permanence » est celui de mère. Malgré sa lente évolution, le milieu universitaire n’est pas réputé comme étant le plus souple et propice à la conciliation travail-vie familiale.
Comme le démontre Mary Ann Mason, professeure à l’Université de Californie à Berkeley, dans son livre Do Babies Matter: Gender and Family in the Ivory Tower corédigé en 2013 avec Nicholas Wolfinger et Marc Goulden, les professeures ont moins d’enfants et deviennent mères plus tard que les femmes en médecine et en droit. De plus, parmi les universitaires qui ont des enfants, les femmes sont moins susceptibles que les hommes d’obtenir un poste menant à la permanence.
Depuis longtemps, les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les programmes d’études de premier cycle au Canada. Il en est maintenant de même à la maîtrise, et près de la moitié des étudiants au doctorat sont des femmes. Pourtant, les portes de sortie du milieu universitaire demeurent grandement ouvertes pour elles, surtout après le doctorat. À preuve, chez les professeurs titulaires, la parité hommes-femmes fait place à un déséquilibre prononcé en faveur des hommes. Lorsque sonne l’horloge biologique, bien des femmes n’entendent plus l’appel de la vie universitaire. Et une fois parties, très peu reviennent.
Il est possible de renverser cette tendance, comme le démontrent des programmes en place dans d’autres milieux professionnels et ailleurs dans le monde. Dans le rapport Renforcer la capacité de recherche du Canada : La dimension de genre paru en 2012, le Conseil des académies canadiennes concluait qu’« en dépit d’une progression très marquée aux premières étapes de la carrière, certains obstacles importants subsistent pour les femmes, ce qui incite à penser qu’il y a toujours un plafond de verre aux échelons les plus élevés de la carrière universitaire ». Le rapport démontre également que le déséquilibre entre les sexes s’accentue avec les années d’ancienneté au sein du corps professoral, surtout en sciences, technologie, génie et mathématiques (STGM).
Parmi les principales hypothèses expliquant le départ de nombreuses femmes au fil du parcours universitaire figurent la rigidité institution-nelle qui complique le rôle de parent (encore grandement associé aux femmes), la place prédominante du travail dans la culture et le manque de structures financières et logistiques accommodantes. En science, comme l’ont indiqué Elaine Ecklund et Anne Lincoln dans un article publié en 2011 dans PLOS One, les « facteurs propres à la vie familiale freinent la progression des jeunes chercheurs talentueux des deux sexes en milieu
universitaire ».
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Mais le vent tourne. Au Canada, entre autres mesures pour aider celles et ceux qui reprennent une carrière universitaire après un congé parental d’une durée moyenne, la course au poste permanent est interrompue, du soutien est offert avant et après le congé et on propose des espaces de travail adaptés aux enfants.
Certains organismes prolongent aussi la durée des subventions de recherche en cas de congé parental ou de maternité. Ainsi, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) offre une prolongation allant jusqu’à deux ans qui permet de couvrir certaines dépenses en l’absence du bénéficiaire de la subvention (salaires du personnel ou des étudiants responsables du soutien administratif, etc.) et d’assurer la poursuite des travaux de recherche. « Pour la personne qui reçoit une subvention annuelle de 30 000 $ pendant cinq ans, une prolongation de deux ans fait passer le montant total de 150 000 $ à 210
000 $ », explique Martin Leroux, conseiller principal en communications au CRSNG.
Dominique Bérubé, vice-présidente des Programmes de recherche au Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), explique qu’il est possible d’inclure dans sa demande de financement auprès du CRSH, de l’information relative aux interruptions de carrière qui sont le résultat, par exemple, de congés de maternité, de congés parentaux, de congés de maladie ou de congés familiaux. Lors de l’évaluation du dossier, les examinateurs sont invités à tenir compte de ces interruptions de carrière prolongées légitimes afin que les candidats soient traités équitablement et non pénalisés pour les écarts en matière de productivité.
En outre, le budget fédéral de 2019 prolonge la durée du congé parental de six à 12 mois pour les étudiants et les chercheurs postdoctoraux qui reçoivent du financement de l’un des trois organismes subventionnaires fédéraux. Prolonger la durée du congé parental payé « permettra de concilier la formation en recherche et les responsabilités familiales lors de la naissance ou de l’adoption d’un enfant », précise Mme Bérubé.
Ces mesures facilitent le retour à une carrière universitaire après un congé de maternité conventionnel. Mais comment aider celles pour qui le milieu universitaire n’offre ni le soutien ni la souplesse nécessaires pour élever des enfants? Se pourrait-il que ces femmes hautement scolarisées, leurs enfants ayant grandi, reviennent après une longue interruption de carrière, moyennant un soutien adéquat?
« S’il existe des ressources d’aide à la reprise d’une carrière universitaire après les enfants, je ne les connais pas », affirme Mme Martin de l’Université de la Colombie-Britannique, qui a fait son retour après une absence de quatre ans. Si elle a réussi, affirme-t-elle, c’est par pure détermination, et parce qu’elle a travaillé, principalement sans rémunération, tout en portant puis en prenant soin de deux bébés. Les autres sources consultées aux fins du présent article (Canadian Coalition of Women in Engineering, Science, Trades and Technology, programme de chaires pour les femmes en sciences et en génie du CRSNG, Association canadienne des professeures et professeurs d’université, rédactrices du blogue Hook & Eye, etc.) ne connaissaient aucun programme canadien de retour au milieu universitaire. Pourtant, le nombre disproportionnellement bas de Canadiennes qui deviennent professeures de rang supérieur et le faible taux d’accouchement chez celles qui y parviennent suggèrent que de tels programmes aideraient à retenir les chercheuses.
Anuradha Dugal, directrice des initiatives et politiques communautaires à la Fondation canadienne des femmes, souligne qu’à l’origine, l’université était une institution exclusivement masculine fréquentée par des moines. Au fil du temps, l’université s’est laïcisée. Lorsqu’un professeur avait des enfants, on s’attendait alors à ce que sa conjointe se charge des responsabilités familiales et ménagères. Mme Dugal ajoute que les garderies abordables, dont elle a la chance de profiter au Québec, sont un enjeu de taille, y compris en milieu universitaire. Lorsqu’une garderie existe sur le campus, la demande dépasse souvent l’offre. Étudiants, chercheurs postdoctoraux et professeurs passent parfois des années sur une liste d’attente.
Très peu de programmes permettent une absence prolongée. La Faculté de génie de l’Université McMaster est l’une des rares exceptions. L’Engineering Life Event Fund (ELEF) est né d’un remue-méninges entre professeurs après la grossesse difficile et l’accouchement prématuré vécus par une collègue.
« Quand quelqu’un s’absente pour des problèmes de santé, pour une grossesse ou pour prendre soin de ses proches, des politiques permettent de transférer ses responsabilités, mais des conséquences professionnelles demeurent », remarque Ishwar Puri, doyen de la Faculté de génie à l’Université McMaster. L’ELEF vise à amortir le choc.
Il permet d’embaucher un chercheur postdoctoral ou un associé de recherche qui s’occupe du laboratoire, encadre les étudiants, aide à rédiger des articles et prépare des propositions pendant le congé. Les bénéficiaires sont souvent des femmes. « Les événements de la vie ne devraient pas peser plus lourd sur les femmes que sur les hommes », affirme M. Puri, qui ajoute que l’ELEF vise aussi l’égalité des sexes.
En cinq ans, 10 membres du corps professoral ont eu recours au fonds. Total déboursé : 500 000 $. Mais selon M. Puri, les retombées quant au maintien aux études, à la réputation, au rendement et au recrutement des talents sont inestimables. Il dit ne connaître aucun autre programme du genre au Canada.
D’autres exemples existent, mais ailleurs dans le monde. Au Royaume-Uni, le Daphne Jackson Trust offre des bourses de recherche aux femmes qui reprennent une carrière universitaire après une absence de plus de deux ans. Celle qui lui a donné son nom, Daphne Jackson (1936-1991), a été la première femme professeure de physique au
Royaume-Uni. « Imaginez, aurait-elle dit, une société où Marie Curie serait forcée de garnir les tablettes d’un supermarché après avoir interrompu sa carrière pour des raisons d’ordre familial. »
Chaque bourse prévoit un projet de recherche. Les bénéficiaires sont encadrées, soutenues et guidées pendant une période allant jusqu’à trois ans. Elles travaillent à temps partiel afin de réintégrer le monde du travail tout en maintenant un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, explique Katie Perry, directrice générale du Daphne Jackson Trust.
L’organisation trouve un milieu d’accueil (généralement une université ou un institut de recherche) et un commanditaire responsable du salaire de la boursière et de ses autres dépenses, qui remet aussi une contribution financière à l’organisation. Celle-ci accorde jusqu’à 24 bourses de recherche par an, toujours à des femmes en situation de retour au travail, principalement dans le milieu universitaire. « Notre taux de succès est élevé, car nous pensons vraiment aux boursières et à ce qu’elles veulent accomplir une fois leur bourse épuisée », affirme Mme Perry, pour qui les personnes qui effectuent un retour au travail constituent une mine de talents inexploitée.
Seules les résidentes du Royaume-Uni sont admissibles. En revanche, les physiciennes américaines et canadiennes qui souhaitent reprendre la recherche ont accès à la bourse M. Hildred Blewitt de la American Physical Society. La bourse peut représenter jusqu’à 45 000 $ US sur un an et permet de reprendre la recherche en physique après une interruption prolongée.
Au Canada, le programme de réembauche du Alberta Women’s Science Network est une ressource offerte en dehors du milieu universitaire. Il aide les spécialistes des STGM de la province à revenir au travail après une absence de deux ans ou plus. « Nous perdons des femmes en STGM parce qu’elles n’y trouvent pas leur place », note la géologue Alicia Bjarnason, coauteure du guide d’introduction au programme. Elle ajoute qu’un retour au travail exige parfois qu’on se réoriente : « Notre domaine est un vaste terrain de jeu plutôt qu’une échelle. »
Au sein du gouvernement, Janice Zinck avait du mal à trouver des programmes canadiens d’aide au retour au travail après une longue absence. Son agence, Ressources naturelles Canada, en a donc mis un sur pied. Directrice de l’Initiative Mines vertes du ministère, Mme Zinck dirige aussi un programme visant la diversité dans les STGM. Elle dit avoir constaté un écart considérable sur le plan des occasions de retour au travail.
Afin de tirer parti d’une mine de diplômés talentueux, enthousiastes et prêts à travailler, le groupe a obtenu le financement nécessaire à un projet pilote, lancé en février dernier, qui vise les femmes et les Autochtones formés en STGM et qui sont absents du marché du travail depuis au moins cinq ans. Des 145 demandes de financement reçues, cinq ont été retenues. Les candidats travaillent à distance. Selon Mme Zinck, le programme offre le maximum d’expérience et de visibilité pour leur permettre d’effectuer un retour au travail en douceur avant de décrocher un poste permanent.
Dans le monde des affaires, le programme américain iRelaunch, lancé en 2007, aide les femmes (surtout les femmes d’affaires) à revenir au travail après une absence prolongée. Au Canada, l’Initiative for Women in Business de la Rotman School of Business, à l’Université de Toronto, offre le programme Back to Work. Au menu : un réseau de soutien constitué de pairs et de diplômés, de l’encadrement et des modules visant à reformer les femmes en vue d’un retour au monde des affaires, explique Linda Torry, ancienne bénéficiaire devenue gestionnaire du programme. Ce programme aide depuis bientôt 10 ans les femmes en milieu de carrière titulaires d’un diplôme d’études supérieures.
D’après un rapport du Conseil des académies canadiennes publié en 2012, « [en] raison du manque de souplesse du système universitaire, les chercheuses semblent modifier leur profil de vie pour qu’il cadre avec la structure institutionnelle, tandis que les hommes ne semblent pas être contraints de la même façon par ces considérations ». Mais comme le montrent les différents programmes qui aident les femmes à franchir cet écart professionnel, les choses peuvent changer. Et si, au lieu d’exiger des chercheuses qu’elles se conforment à une structure institutionnelle rigide, on modernisait cette structure pour répondre aux besoins de la diversité? D’autres programmes visant à faciliter la reprise d’une carrière universitaire après une longue absence pourraient grandement aider à retenir les chercheuses.
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