Les plans stratégiques aident les universités à se raconter
Bien que souvent considéré avec scepticisme, un plan, s’il est bien pensé, oriente et définit l’établissement universitaire.
La campagne électorale est un moment important pour faire passer son message, et pas seulement pour les politiciens. Alors qu’il serrait la main des divers candidats aux élections québécoises d’octobre dernier, le recteur de l’Université de Sherbrooke, Pierre Cossette, avait en poche un outil pratique pour l’aider à transmettre le message de son établissement à ceux qui auraient peut-être bientôt leur mot à dire sur son avenir financier. Approuvée en mars 2018, l’orientation stratégique sur cinq ans avait été cristallisée dans un dépliant de deux pages recto verso intitulé Oser transformer.
C’était le nouveau plan stratégique de l’Université. Pour le créer, il avait fallu six mois de travail et de consultation avec plus de 5 000 personnes sur le campus et à l’extérieur, sans compter le travail préalable sur les énoncés de mission et de valeur. Présentant quatre grandes priorités et 22 stratégies connexes, le document sommaire, « comme une carte de visite, visait à aider les candidats à comprendre l’orientation de l’Université de Sherbrooke », indique M. Cossette.
Autrefois l’apanage de l’armée et des grandes sociétés privées, les plans stratégiques ont fait leur chemin dans les universités au cours des 30 dernières années, non seulement à l’échelle des établissements, mais aussi à celle des facultés, des écoles et des programmes. « Un plan stratégique oriente les décisions en fonction de l’allocation des ressources », explique Sarah Kaplan, professeure de gestion stratégique à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto.
Les universités ont toujours fait des plans, mais le financement imprévisible, les demandes accrues de reddition de compte et la compétition croissante pour séduire les étudiants et les meilleurs professeurs ont poussé les universités canadiennes à adopter une pratique semblable à celle des entreprises afin de déterminer à quelles priorités affecter leurs ressources limitées. Comme M. Cossette le montre, le plan stratégique sert autant à obtenir du financement et d’autres formes de soutien qu’à déterminer comment utiliser les ressources existantes.
« Nous le diffusons abondamment », affirme Peter Stoicheff, recteur de l’Université de la Saskatchewan, à propos du quatrième et tout dernier plan stratégique de son établissement, intitulé The University the World Needs (L’université dont le monde a besoin). Un plan stratégique permet à l’université de communiquer brièvement aux intervenants, comme les gouvernements, les donateurs et les anciens « ce que vous êtes et de quelle manière vous accueillerez leur soutien », déclare M. Stoicheff. Il est également essentiel quand vient le temps de définir son identité et d’utiliser son image pour recruter et retenir des étudiants et des professeurs dans le milieu concurrentiel des universités à l’échelle mondiale.
La planification stratégique dans les universités est une « énorme tendance mondiale », affirme Elizabeth Buckner, professeure adjointe spécialisée dans la privatisation de l’enseignement supérieur à l’Ontario Institute for Studies in Education de l’Université de Toronto. Selon elle, ses origines remontent au moment où les universités, plutôt que d’être perçues comme des lieux essentiellement régis par une gouvernance universitaire, ont commencé à être considérées comme des « organisations comme les autres », et où elles ont dû faire preuve d’entrepreneuriat et utiliser des pratiques de gestion d’entreprise. Les plans stratégiques facilitent l’affectation des ressources, mais Mme Buckner souligne qu’ils sont aussi symboliques et « témoignent, comme le feraient des artéfacts, de la manière dont les universités expriment leurs valeurs ».
Dans son plan de 2018-2023, intitulé Ensemble (Together en anglais et Maamwi en ojibwé), l’Université Laurentienne de Sudbury, en Ontario, dit vouloir former des diplômés qui seront des employés participatifs dans les collectivités et industries nordiques, et qui agiront comme des champions des cultures francophones et de la langue française. Les deux objectifs sont liés à l’une des cinq valeurs du plan, « Le Nord nous inspire ».
M. Cossette explique par ailleurs que la valeur d’innovation de l’Université de Sherbrooke, qui a fait « le choix de sortir des sentiers battus », a incité le personnel à opter pour une architecture encore plus ambitieuse que celle qu’il aurait autrement pu choisir pour le nouveau bâtiment de l’Institut quantique.
Si cet article exprime déjà un enthousiasme intense que vous ne soupçonniez pas, la plupart des planificateurs sont profondément conscients de leur potentiel de générer scepticisme et indifférence – même M. Cossette dit les avoir considérés comme un « mal nécessaire » avant d’accéder à la haute direction. Mobiliser les gens autour du plan stratégique peut effectivement s’avérer ardu, particulièrement parce que les professeurs ressentent souvent une plus forte appartenance à leur faculté et à leurs travaux de recherche qu’à l’établissement dans son ensemble.
À l’Université Laurentienne, on constatait autrefois une « attitude cynique répandue au sujet de la planification stratégique. Vous écrivez ces choses grandioses, vous les mettez sur une tablette, et elles tombent dans l’oubli », relate Linda Ambrose, professeure d’histoire et conseillère spéciale auprès du recteur pour le tout dernier plan.
Pour relever le défi, il faut consulter de nombreux intervenants et définir le terrain commun entre les intérêts internes et les demandes externes. Bien pensé, le plan peut renforcer la mobilisation autour des objectifs communs. « Les parties les plus réussies d’un plan stratégique sont celles où vous parvenez à relier les idées des professeurs, du personnel et des étudiants aux priorités de l’établissement », affirme Peter Ricketts, recteur de l’Université Acadia.
Son établissement a commencé à travailler sur son premier plan stratégique en 13 ans en mars 2018. Des idées ont été recueillies en ligne et dans le cadre d’assemblées universitaires, puis un groupe de travail a été formé pour en dégager des thèmes. Le nouveau plan devrait être finalisé d’ici juin. Le plan précédent avait été élaboré par des experts-conseils externes et suscitait des divisions, selon M. Ricketts, en partie parce qu’il était perçu comme trop orienté du haut vers le bas. Il n’a donc « jamais vraiment été mis en application » et a été jugé comme étant superflu lors de la crise financière survenue peu de temps après.
Les perceptions ont changé à l’égard du dernier plan stratégique de l’Université Laurentienne, qui couvrait la période de 2012 à 2017, sous la gouverne de l’ancien recteur Dominic Giroux. Les gens ont réalisé que cet outil aurait une incidence sur le financement. Le recteur a dit : « Nous n’élaborons pas le plan en fonction du budget. Nous élaborons le budget en fonction du plan », se souvient Mme Ambrose. Parmi les réussites, ce plan a entre autres permis de doubler le financement de la recherche et d’augmenter substantiellement le nombre de professeurs autochtones. À l’époque, certains professeurs de sciences humaines s’étaient néanmoins plaints que leur département manquait de ressources parce que le plan ne reconnaissait pas ses programmes phares. Il n’est pas étonnant que, cette fois-ci, ils aient invité Mme Ambrose à leurs réunions afin que leurs idées soient prises en considération. « Les résultats sont bien meilleurs si les gens se sentent concernés par le plan », souligne-t-elle.
Les étudiants ont participé à presque toutes les étapes de l’élaboration du plan stratégique de l’Université de la Colombie-Britannique, intitulé Shaping UBC’s Next Century (Préparer le prochain siècle de la UBC). Max Holmes, vice-président aux affaires universitaires de l’Alma Mater Society de l’Université, décrit ce scénario comme « idéal », car il a permis d’inclure dans le plan les priorités des étudiants, comme l’accessibilité des études et la lutte contre la violence sexuelle. L’étudiant de troisième année en arts dit que le plan stratégique favorise la transparence des engagements de l’Université et garantit que les priorités ne changeront pas à court terme. « Ainsi, les étudiants peuvent s’appuyer sur le document pour réclamer le financement d’une priorité qui en fait partie », explique M. Holmes.
Le plan stratégique n’a cependant pas que des avantages. Il a été critiqué parce qu’il utilise un modèle de gestion pour une entité qui est très différente de l’entreprise, dont le principal objectif est de générer des profits. « Les universités sont des établissements sociaux complexes qui ont une grande diversité de possibilités et d’intervenants », fait remarquer Mme Buckner.
Les partisans de la planification sont toutefois d’avis que cette complexité exige justement de définir soigneusement comment soutenir l’organisation dans son ensemble tout en répondant aux nouvelles attentes. Bien que les universités publiques soient des organisations à but non lucratif, les difficultés auxquelles elles font face ressemblent à celles des entreprises. Les personnes pour qui elles créent de la valeur – leurs clients – sont ses intervenants, à savoir les étudiants, les contribuables, les donateurs et le gouvernement. Les universités doivent aussi soutenir la concurrence, précise Mme Kaplan – celle des autres universités auprès des étudiants, celle des autres demandes de financement auprès du gouvernement et celle d’autres causes auprès des donateurs. Le plan stratégique est un véhicule qui leur permet de promouvoir leur mission et de montrer aux intervenants comment elles l’exécuteront tout en respectant les valeurs de l’établissement.
Pour ce faire, il faut écouter attentivement les demandes des intervenants internes, mais aussi définir les valeurs et préoccupations des intervenants externes – tout en maintenant la capacité de réagir devant les occasions qui se présentent, les menaces et les tendances. Le plan stratégique « prépare l’université au changement », soutient Nicholas Santilli, qui enseigne la planification aux établissements postsecondaires en tant que formateur principal de la Society of College and University Planners, une organisation américaine. Il donne comme exemple la nécessité pour les universités de se préparer à la « génération Z », le groupe qui suivra les milléniaux et qui aura différents besoins et attentes. Les adultes qui souhaitent obtenir leurs titres de compétence pour demeurer compétitifs sur le marché de l’emploi représentent un autre marché. « Planifier, c’est se préparer au changement, explique M. Santilli. On ne planifie pas le statu quo. »
Dans le même ordre d’idées, de plus en plus de plans stratégiques universitaires sont axés sur les besoins de la collectivité locale. Par exemple, ils visent la réconciliation avec les peuples autochtones. L’Université de la Saskatchewan a d’ailleurs intégré la culture autochtone dans chacun de ses trois engagements stratégiques et utilisé un « tissage » autochtone pour illustrer son plan.
L’Université de Victoria, qui a fait de l’engagement local et mondial une priorité de son plan stratégique de 2018 à 2022, s’est donné pour but d’améliorer l’accès de la collectivité à son établissement et de se montrer accueillante et à l’écoute des cultures. L’Université Laurentienne a mené des consultations externes à six endroits, auprès des enseignants autochtones sur l’île Manitoulin, auprès d’enfants d’âge scolaire à Sudbury et auprès de membres de la petite collectivité minière de Cobalt, en Ontario, qui voulaient savoir comment l’Université pouvait les aider à retenir leurs jeunes. « La réussite de leurs jeunes repose sur notre réussite », explique Mme Ambrose. L’internationalisation, l’innovation, l’apprentissage par l’expérience, l’équité et la diversité, ainsi que la collaboration et l’interdisciplinarité sont autant de grandes lignes qui figurent aussi souvent dans les plans stratégiques.
Mais c’est l’étape de mise en oeuvre qui peut poser problème. Il arrive que les planificateurs négligent de se demander s’ils ont les ressources suffisantes pour exécuter le plan. « Je dis toujours à mes étudiants qu’il n’y a pas de stratégie sans affectation de ressources », souligne Mme Kaplan.
Par ailleurs, il peut falloir plus de temps pour atteindre les objectifs fixés que la durée du plan stratégique. L’Université de la Saskatchewan n’a pas atteint tous les objectifs de son plan de 2012 à 2017 en ce qui concerne les étudiants autochtones, et les bourses d’études et programmes pour Autochtones. Cette fois-ci, elle a choisi d’étaler son plan sur sept ans. Il arrive que les planificateurs ne vérifient pas auprès des bonnes personnes si leurs objectifs sont réalistes – par exemple, si l’infrastructure informatique peut soutenir leur objectif en matière de technologie. Ils peuvent aussi avoir de la difficulté à définir des objectifs pertinents et qui peuvent être réalisés de manière mesurable. Améliorer son classement externe est un objectif commun et certainement mesurable, mais qui ne fait pas nécessairement consensus sur le campus.
Afin que le plan soit pertinent pour d’autres personnes que les hauts dirigeants de l’Université, il doit transmettre un message assez convaincant pour inciter les gens à soutenir sa mise en oeuvre. « Il faut savoir transmettre un message, et pas seulement présenter une liste de tâches, explique Alex Usher, président de la société d’experts-conseils torontoise Higher Education Strategy Associates. Le message doit décrire ce qu’est actuellement l’établissement et quelles sont ses aspirations. » Comme l’illustre l’anecdote selon laquelle un concierge de la NASA aurait déclaré, dans les années 1960, que son travail consistait à aider à envoyer un homme sur la lune, un plan stratégique doit être suffisamment concis pour que les membres du milieu universitaire comprennent facilement leur rôle. Les plans stratégiques « ne le font pas assez, selon M. Usher. Ils sont encore trop souvent de simples listes. »
Les recteurs peuvent être tentés de s’approprier le plan stratégique, mais ceux qui ont été interviewés pour le présent article ont précisé que ce document devait témoigner de la direction collective que souhaitaient prendre les membres du campus et devait pouvoir survivre au mandat du recteur. Qu’un plan stratégique soit déjà en place lorsqu’un nouveau recteur entre en fonction peut être un avantage, explique Mme Ambrose. Cela lui permettra de prendre le temps de se familiariser avec son nouvel environnement avant de considérer des changements.
Comment faire en sorte que le plan soit appliqué? Certaines universités, une fois le plan général établi, demandent aux écoles, aux facultés et aux départements d’élaborer leur propre plan, ou les invitent à le faire, ce qui en favorise l’application. Certaines ont créé des bureaux de la planification responsables du suivi. Les recteurs font habituellement rapport de la progression de la mise en oeuvre à leur conseil d’administration. L’Université Laurentienne a créé le groupe d’administrateurs et de doyens « Outcome 26 Group » pour suivre les progrès par rapport aux 25 objectifs de son plan et utilise le mot-clic #imagine2023 pour en faire état dans les médias sociaux.
À mesure que les universités se familiarisent avec le processus, les plans s’améliorent. Même M. Usher, qui estime qu’elles ont encore besoin de se perfectionner à cet égard, dit voir moins de plans « à l’emporte-pièce » qu’il y a 10 ans. À ceux qui demeurent sceptiques, M. Santilli réplique que les collectivités universitaires devraient tenir compte de l’occasion que leur offre le plan stratégique de parler du rôle de leur établissement comme moteur sociétal et culturel. « Nous avons cessé de nous faire entendre, et d’autres – des politiciens, des hommes d’affaires – se sont donné pour mission de dire ce que nous devrions incarner, dit-il. C’est en partie de notre faute, car nous n’avons pas su bien expliquer ce que nous sommes. »
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