Maydianne Andrade : un pilier du changement

L’écologiste évolutionnaire et professeure à l’Université de Toronto à Scarborough qui s’est fait un nom tôt dans sa carrière grâce à une découverte qui a fait les manchettes veut assurer la réussite de la prochaine génération de scientifiques noir.e.s.

21 juin 2023
Maydianne Andrade.

Quand Maydianne Andrade anime des ateliers sur l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) en enseignement supérieur pour ses collègues universitaires, elle énonce d’abord les faits. Elle présente des données qui montrent, par exemple, que les femmes et les personnes appartenant à une minorité visible sont sous-représentées dans le milieu universitaire canadien, et qui prouvent que les femmes et les personnes racisées font l’objet de préjugés lors des processus d’embauche. Elle va ainsi droit au but : le racisme et les préjugés structurels sont profondément ancrés dans le milieu universitaire. La présentation de Mme Andrade prend ensuite une tournure personnelle pour aborder son vécu en tant que femme noire en sciences.

« Les participant.e.s doivent voir les chiffres pour constater qu’il y a un problème, explique-t-elle. Mais ensuite, ce sont les récits qui viennent les chercher. » Les données sont un langage que les chercheurs et chercheuses saisissent rapidement, tandis que les récits suscitent leur compassion. Mme Andrade note que cette approche trouve un plus fort écho depuis 2020, soit l’année de la mort de George Floyd, car on réalise que « c’est un enjeu urgent qui implique de vraies personnes ».

La chercheuse entame la partie personnelle de sa présentation avec ce qu’elle appelle la « diapo de l’iceberg ». C’est un aperçu de ce qu’elle a vécu au cours de sa carrière de plus de 20 ans dans le domaine des sciences. Elle raconte qu’au secondaire, alors qu’elle avait dit rêver d’être médecin, on lui avait répondu « As-tu plutôt songé à devenir infirmière? ». L’histoire s’est répétée au doctorat : elle voulait mener son propre projet de recherche, mais on lui a proposé d’être une assistante sur le terrain. Elle présente ces exemples de biais inhérents, mais souvent inconscients, afin de les révéler à un public qui, autrement, ne les verrait peut-être pas ni ne les remettrait en question. Elle les présente aussi dans l’espoir que les étudiant.e.s racisé.e.s et les professionnel.le.s en début de carrière n’aient pas à vivre ce genre d’expérience.

Avant même d’obtenir son doctorat en neurobiologie et comportement de l’Université Cornell, en 2000, Mme Andrade avait déjà fait une grande découverte : les araignées à dos rouge d’Australie mâles qui sont dévorées par leur partenaire pendant l’accouplement ont une progéniture plus nombreuse que celles qui n’ont pas été mangées. Cette conclusion venait contredire une hypothèse de longue date, à savoir que les mâles cannibalisés étaient faibles, et montrait que l’instinct de reproduction est souvent plus fort que celui de survie. En plus de faire les manchettes de publications aussi variées que Current Science et Chatelaine, la découverte de celle qui a fait partie des 10 scientifiques les plus remarquables de Popular Science en 2005 et les travaux qui en ont suivi furent pour l’écologiste évolutionnaire le tremplin grâce auquel elle est devenue l’une des plus grandes spécialistes mondiales des araignées cannibales.

Aujourd’hui professeure en sciences biologiques à l’Université de Toronto à Scarborough, où elle a aussi été conseillère spéciale au doyen en matière de recrutement inclusif et d’éducation équitable et vice-doyenne aux affaires professorales, à l’équité et à la réussite, Mme Andrade a également été titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie comportementale intégrative. Ayant observé comment on discutait du racisme et des biais en milieu universitaire dans des pays comme les États-Unis, la chercheuse s’interrogeait sur l’état des lieux au Canada. Quelles étaient les politiques des établissements souhaitant créer un milieu diversifié? Comment s’assurait-on que ces politiques avaient les effets escomptés?

Renverser la tendance

C’est autour de 2010 que Mme Andrade a commencé à écumer les travaux sur les biais implicites. Elle lisait tout ce qu’elle pouvait trouver pour tenter d’expliquer l’absence chronique de représentation qu’elle avait observée à tous les échelons du milieu universitaire. Cette année-là, elle avait été invitée par une école secondaire à prononcer une conférence dans le cadre d’un événement pour le Mois de l’histoire des Noir.e.s. Elle y a parlé de ses récentes lectures. Elle a réalisé que si elle n’avait jamais entendu parler de ces travaux auparavant, c’était probablement aussi le cas pour bon nombre de ses collègues.

« J’ai commencé par animer de courtes séances, surtout pour des scientifiques, dans lesquelles je leur présentais des données. Les réactions étaient mitigées. Certaines personnes refusaient d’y croire, ce qui m’a donné l’occasion d’étoffer ses arguments. » En effet, Mme Andrade est une chercheuse : elle fonde ses travaux sur des observations, des preuves empiriques et des analyses. Ses collègues, aussi des chercheurs et chercheuses, étaient donc plus enclin.e.s à accepter ses conclusions lorsqu’elles étaient présentées selon cette méthode qui leur est familière.

Ces modestes ateliers ont été le point de départ de la Toronto Initiative for Diversity and Excellence (TIDE), une coalition de professeur.e.s bénévoles de diverses disciplines qui se consacrent à l’éducation entre pairs fondée sur la recherche et à l’application des connaissances pour l’avancement de l’EDI à l’Université de Toronto. Officiellement fondée en 2016, TIDE propose des ateliers aux membres du corps professoral, de la direction et du personnel de l’Université par l’entremise du bureau de la vice-rectrice et provost et du bureau du vice-principal aux études et doyen du campus de Scarborough, et a embauché du personnel de coordination. Dans le cadre de ses fonctions de coprésidente et d’administratrice principale du personnel de TIDE, l’écologiste contribue à l’orientation des objectifs globaux du groupe, rédige des documents pour des présentations, gère la présence des volontaires aux séances et sollicite des fonds et du soutien auprès des hauts responsables de l’Université. Elle collabore également avec des départements qui demandent l’aide de l’organisation.

L’une de ces collaborations est devenue, aux dires de Mme Andrade et de Bryan Gaensler (l’autre coprésident du groupe), l’une des plus grandes réalisations de TIDE. En 2022, le Département de génie mécanique et industriel souhaitait rendre son processus d’embauche de professeur.e.s plus inclusif et équitable. « Dans la plupart des domaines du génie, l’équilibre entre les sexes est faible, alors imaginez pour les autres sphères de représentation, souligne M. Gaensler, directeur sortant de l’Institut Dunlap pour l’astronomie et l’astrophysique (il quittera l’Université de Toronto en août pour un poste à l’Université de la Californie à Santa Cruz). Essentiellement, les membres de la direction du Département ont mis leur chapeau de spécialiste en génie et ont suivi le processus de TIDE pour voir ce qui en découlerait. »

Selon Greg Jamieson, directeur par intérim du Département de génie mécanique et industriel, l’approche caractéristique de Mme Andrade a réussi à calmer toute inquiétude sur la modification de pratiques d’embauche bien ancrées. « Maydianne a une démarche très constructive, sans jugement ni prétention. Elle part du principe que nous sommes ouvert.e.s et prêt.e.s à apprendre. »

La chercheuse et le reste de l’équipe de la TIDE ont notamment conseillé le comité d’embauche sur la rédaction de descriptions de poste inclusives et l’a invité à réfléchir aux endroits où elles allaient être affichées. « Seulement avec le libellé de la description de poste, on peut clairement voir le modèle d’attentes par rapport au genre, analyse Mme Andrade. Je crois que la plupart des universités estiment qu’il leur suffit de publier une offre d’emploi pour que les candidatures pleuvent. Or, les membres de groupes qui, historiquement, sont victimes d’exclusion ou de discrimination ne poseront pas systématiquement leur candidature. Le département qui n’a pas déjà une réputation d’ouverture doit tendre la main à ces gens et les convaincre que leur candidature sera la bienvenue. »

M. Jamieson affirme que grâce à la TIDE, son département a même modifié sa façon d’évaluer les candidatures et revu le nombre de postes à pourvoir. C’est ainsi qu’il a embauché deux professeures noires, une première. « C’est très important de ne pas avoir qu’une personne noire dans le corps professoral », souligne M. Jamieson. Voilà une autre notion qu’il a apprise de la TIDE.

 Tisser des liens entre scientifiques noir.e.s

En 2020, Mme Andrade a poussé plus loin son travail de démystification et de sensibilisation aux réalités des universitaires racisé.e.s en contribuant à la création du Réseau canadien des scientifiques noirs (RCSN). Tout a commencé avec une liste de scientifiques canadien.ne.s noir.e.s œuvrant en enseignement supérieur compilée par Tamara Franz-Odendaal, professeure de biologie à l’Université Mount Saint-Vincent, et Juliet Daniel, professeure de biologie à l’Université McMaster. « L’idée est née du sentiment de marginalisation que l’on ressent dans une pièce où personne ne nous ressemble, raconte Mme Franz-Odendaal. Parmi les remèdes contre cet isolement, il y a la création de réseaux et l’entraide. »

Les deux biologistes ont communiqué avec Kevin Hewitt, professeur de physique à l’Université Dalhousie, Loydie Jerome-Majewska, professeure en sciences biomédicales à l’Université McGill, et Mme Andrade pour transformer la liste en réseau. Le décès de George Floyd aux mains de policiers de Minneapolis et les manifestations du mouvement Black Lives Matter qui ont suivi ont été un point de bascule pour le groupe. La liste de noms s’allongeait. Il devenait impératif d’avoir une structure officielle. « Je voyais notre potentiel en tant qu’organisation nationale », se rappelle Mme Andrade.

Le RCSN, qui compte aujourd’hui près de 1 000 membres, veut donner une visibilité accrue au nombre grandissant de Canadien.ne.s noir.e.s qui étudient pour obtenir ou détiennent un diplôme d’études supérieures en STIMM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques et médecine/santé). Plus précisément, les membres du Réseau veulent que le nombre d’inscriptions et le taux de rétention de jeunes Noir.e.s dans les programmes de STIMM augmentent, tout comme la représentation de Canadien.ne.s noir.e.s dans les professions de ces domaines, et militent pour l’équité dans le financement de la recherche universitaire et l’octroi de bourses. Très actif sur les réseaux sociaux, le RCSN a lancé un programme de mentorat, un répertoire des membres, des campagnes de sensibilisation auprès des gouvernements et diverses initiatives, notamment une expo-sciences pour les jeunes et des ateliers virtuels. L’événement phare du Réseau est sa conférence annuelle sur l’excellence noire en STIMM intitulée EN-STIMM.

Pour ses membres, le plus gros avantage du RCSN est la communauté qu’elle crée. Visant des domaines où le fait d’être la seule personne noire peut mener à un sentiment d’isolement, le groupe fait en sorte que les personnes membres ne sont pas laissées à elles-mêmes en proposant de nombreux moyens de garder contact, indique Paula Littlejohn qui fait partie du RCSN. « Nous avons par exemple un canal Slack, le site Web, la conférence. On sent qu’on fait partie d’une communauté et qu’on peut demander de l’aide et des conseils. »

Mme Andrade reconnaît qu’il y a eu des progrès sur le plan de la parité hommes-femmes en sciences. Or, la plupart des initiatives lancées par les cadres des universités et les gouvernements n’ont profité qu’à un seul groupe. « Quand on pensait aux femmes, on ne pensait en réalité qu’aux femmes blanches, s’indigne la chercheuse. Le fait que les personnes racisées ou autochtones sont elles aussi sous-représentées et confrontées à divers obstacles n’a jamais été pris en compte. »

La mise en lumière intentionnelle des scientifiques noir.e.s et de leurs identités croisées – qu’il s’agisse de personnes nouvellement arrivées ayant de la difficulté à se trouver un emploi au Canada ou de jeunes scientifiques qui ont songé à abandonner leur métier – est ce qui distingue le RCSN, et la réponse des membres est gratifiante.

« À la conférence, certaines personnes pleuraient, confie Mme Andrade en se rappelant la deuxième édition d’EN-STIMM, qui a eu lieu en février dernier. Une femme nous a envoyé des photos de ses trois filles qui regardaient attentivement notre cérémonie de clôture. Des gens nous disaient ne jamais avoir assisté à une conférence à laquelle prenait part plus d’une personne noire et où il y avait une telle variété d’accents chez les orateurs et oratrices. Nous avons changé les choses. C’est une véritable source d’inspiration et la preuve que tout notre travail en a valu la peine. »

Préparer l’avenir

Dans un train entre Toronto et Ottawa, Mme Andrade songe à la planification de la relève. Nous sommes en février, EN-STIMM vient de se terminer et la chercheuse est en chemin pour participer aux célébrations du gouvernement fédéral dans le cadre du Mois de l’histoire des Noir.e.s. Depuis qu’elle a commencé son travail sur l’EDI, elle a constaté des changements importants, mais elle y a aussi consacré assez de temps pour savoir que sans un leadership et du financement à long terme, ces progrès pourraient stagner.

« L’une de mes plus grandes inquiétudes, c’est de ne pas arriver à trouver comment pérenniser notre projet, puis de regarder en arrière en me disant que c’était chouette pendant un moment, mais que c’est terminé. »

En plus de codiriger la TIDE et le RCSN, l’écologiste évolutionnaire est responsable d’un laboratoire, supervise des étudiant.e.s, participe à plusieurs tables rondes et conférences et multiplie les apparitions dans les médias (avec son mari Andrew Mason, un professeur de biologie, elle a récemment participé à un épisode de l’émission The Nature of Things, de la CBC, intitulé « Bug Sex »). Tout ça en étant maman de deux enfants. On a dit d’elle qu’elle était une super femme et qu’elle est passée maître dans l’art de courir plusieurs lièvres à la fois, des compliments qu’elle a du mal à accepter.

« Ce n’est pas nécessairement une bonne chose, s’inquiète-t-elle. C’est physiquement et mentalement épuisant. »

Mais pour l’heure, elle ne prévoit pas ralentir la cadence, pas quand de jeunes scientifiques noir.e.s lui disent être resté.e.s dans leur domaine grâce à EN-STIMM et au RCSN.

« Celles et ceux d’entre nous qui avons réussi malgré un système qui nous écrase dès l’école primaire l’avons fait par nous-mêmes. Il y a tellement de gens qui pourraient être des scientifiques extraordinaires, mais qui n’ont pas les ressources psychologiques ou physiques pour y arriver. Nous voyons que plein de jeunes qui pensaient quitter le milieu changent d’idée. »

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