Un laboratoire secret tiré de l’oubli

Retour sur le laboratoire nucléaire qu'a hébergé l'Université de Montréal pendant la Deuxième Guerre mondiale.

23 juin 2021

Pendant plus de deux ans lors de la Deuxième Guerre mondiale, un laboratoire secret installé à Montréal a abrité des recherches en physique nucléaire de première importance. Un peu sombré dans l’oubli par la suite, cet épisode a pourtant eu des retombées majeures.

En novembre 1942, Hans Halban, un physicien français d’origine autrichienne, arrive à Montréal après avoir traversé l’Atlantique à bord d’un hydravion circulant à basse altitude. Sa mission : construire de zéro un laboratoire de physique nucléaire à Montréal. Celui-ci s’installera brièvement à l’Université McGill, avant de trouver sa place à l’Université de Montréal (U de M), sur deux étages du pavillon Roger-Gaudry. Tout juste bâti, ce dernier restait alors largement inoccupé. Pratique pour protéger des travaux que l’on souhaite garder secrets.

Hans Halban n’en était pas à sa première escapade. En mai 1940, il avait rejoint l’Angleterre avec son collègue Lew Kowarski, fuyant l’occupation de Paris par les Allemands. En plus de sa femme et de sa fille, il avait dissimulé dans le coffre de sa voiture des bidons d’eau lourde et un gramme de radium. La profession de physicien pendant la Deuxième Guerre mondiale n’était visiblement pas de tout repos. « Le Laboratoire de Montréal s’est vu confié un double objectif civil et militaire, raconte Gilles Sabourin, ingénieur dans le domaine nucléaire et auteur de l’ouvrage intitulé Montréal et la bombe. Il ne s’agissait pas de réaliser la bombe nucléaire, mais de produire du matériel fissile qui pourrait être utilisé dans une telle arme. »

Photo de gauche : Pierre Auger.  Photo de droite : Construction du réacteur de Chalk River. Photos tirées du livre Montréal et la bombe.

Réfugiés à Montréal

Pourquoi ces chercheurs européens s’installent-ils à Montréal en 1942? Ce n’est certainement pas en raison d’une expertise locale. « À l’époque, l’U de M ne réalise pas vraiment de recherche fondamentale en physique, le département sert surtout à donner des cours de physique de base aux étudiants en médecine », admet Richard Leonelli, actuel directeur du Département de physique de l’Université.

En 1942, la course à la bombe nucléaire bat son plein. Les Allemands mènent leur Projet Uranium et les Américains leur Projet Manhattan. Les Britanniques ne sont pas en reste avec l’initiative Tube Alloys, liée à l’Université de Cambridge. Cependant, si les chercheurs américains se trouvent à l’abri des offensives allemandes tout comme les scientifiques allemands le sont des attaques alliées, il en va autrement de l’équipe anglaise. Les Allemands ont envahi la France en mai 1940 et le Royaume-Uni redoute de subir le même sort. L’aviation allemande bombarde l’île sans merci. Les Britanniques souhaitent donc envoyer leurs chercheurs outre-Atlantique.

Les États-Unis constituent leur premier choix, mais le gouvernement américain refuse, craignant les risques d’espionnage. Le Canada accueille la demande plus favorablement. Montréal compte deux grandes universités (McGill et l’U de M), un aéroport moderne, un vaste réseau ferroviaire et s’avère plus confidentielle qu’Ottawa, siège de nombreuses ambassades (lire : nids d’espions). Ces caractéristiques la rendent attrayante pour y installer le laboratoire, raconte M. Sabourin dans son livre.

Une équipe du tonnerre

Reste à constituer une équipe. Les spécialistes de l’atome ne courent pas les rues et plusieurs oeuvrent déjà avec les Américains. Hans Halban recrutera notamment Georges Placzek, un physicien tchécoslovaque qui a collaboré avec le célèbre Niels Bohr sur l’uranium 235, le Français Pierre Auger, le physicien italien Bruno Pontercorvo, le physicien nucléaire canadien George Laurence et le physicien québécois Pierre Demers. Ce dernier a travaillé au Laboratoire Joliot-Curie à Paris, tout comme Hans Halban. Quant à Bruno Pontercorvo, peu de gens savent à l’époque qu’il est membre du Parti communiste français. En 1950, il fera défection et se rendra en Union soviétique, pays pour lequel il aurait peut-être fait de l’espionnage pendant son séjour à Montréal. En 1946, la commission d’enquête Kellock-Taschereau a révélé qu’au moins un autre scientifique du Laboratoire de Montréal, Alan Nunn May, aurait lui aussi espionné pour le compte de l’URSS.

La troupe comptait également un bon nombre de femmes qui avaient la bosse des mathématiques, telles Joan Wilkie, Gilberte Leroux et Fernande Rioux, dont on a trop rarement rappelé la fonction de « calculatrices ». Ces femmes représentaient en quelque sorte les ordinateurs du temps. Elles réalisaient chaque jour une grande quantité d’opérations mathématiques essentielles aux travaux de physique théorique.

« Des femmes scientifiques ont aussi joué un rôle important, notamment Alma Chackett, une chimiste britannique, dont le mari Ken Chackett avait été recruté pour rejoindre le projet Tube Alloys à Montréal en 1944 », souligne d’ailleurs M. Sabourin. La mathématicienne Jeanne LeCaine-Agnew est une autre femme dont l’apport mériterait d’être mieux connu. Elle agissait dans l’équipe de physiciens et de mathématiciens qui ont jeté les bases de la physique des réacteurs nucléaires encore utilisés de nos jours.

Le Laboratoire et la bombe

Nous connaissons bien aujourd’hui le triste résultat de la course effrénée à l’arme nucléaire. Le Projet Manhattan a éventuellement intégré le projet britannique Tube Alloys et la collaboration a abouti à la production de bombes atomiques. Inventées par crainte de l’Allemagne, elles ont plutôt servi à foudroyer le Japon. Le Pays du Soleil levant avait attaqué par surprise la base navale américaine de Pearl Harbor, à Hawaï, le 7 décembre 1941, précipitant l’entrée des Américains dans la Deuxième Guerre mondiale. Le 6 août 1945, un bombardier américain a largué la première bombe atomique sur la ville japonaise d’Hiroshima, tuant plus de 140 000 personnes. Les États-Unis ont récidivé trois jours plus tard, à Nagasaki. Quelque 74 000 individus ont péri. Le 15 août, l’empereur Hirohito a annoncé la capitulation de son pays. Le monde venait d’entrer dans l’ère de l’armement atomique.

Comment évaluer la contribution du Laboratoire de Montréal au développement des armes nucléaires? « Il n’a pas directement participé à la conception des bombes larguées sur le Japon et le gouvernement canadien n’a pas non plus pris part à la décision de les utiliser, bien qu’il l’ait ensuite cautionnée », répond M. Sabourin.

Photo de gauche : Physicien français d’origine autrichienne, Hans Halban a piloté le Laboratoire de Montréal de 1942 à 1944. Photo de droite : Vue aérienne du Pavillon principal de l’Université de Montréal qui a abrité le Laboratoire. La photo a été prise le 25 juillet 1948. L’édifice a depuis été renommé pavillon Roger-Gaudry. Photos : Archives U de M, cote du document et Montréal et la bombe.

Pour le comprendre, on doit jeter un oeil aux recherches conduites au Laboratoire de Montréal. On retrouve dans l’uranium naturel de grandes quantités d’uranium 238 et de très faibles proportions (0,7 pour cent) d’uranium 235, qui sont liées. Or, seul l’uranium 235 est fissile, c’est-à-dire que son noyau se casse lorsqu’il entre en collision avec le neutron. Pour fabriquer une bombe, il faut d’abord séparer l’uranium 235 de l’uranium 238. Ce processus est long et coûteux. Il existe toutefois une solution. Lorsque l’uranium 238 absorbe un neutron, il se transforme en plutonium 239, qui est fissile et peut libérer l’énergie nécessaire pour une bombe. Le Laboratoire de Montréal a élaboré une pile atomique, la ZEEP (pour Zero Energy Experimental Pile), dans laquelle on produit du plutonium en utilisant de l’eau lourde comme modérateur. Cette eau dans laquelle le deutérium remplace l’hydrogène permet de garder la fission nucléaire sous contrôle.

M. Sabourin explique que cette méthode de séparation du plutonium a servi après la guerre dans le réacteur de Chalk River, en Ontario. Elle n’a toutefois pas abouti au développement de l’arme atomique. Il n’y a d’ailleurs pas eu à Montréal de tests ou de recherches visant directement la conception ou la fabrication d’une bombe. Les travaux se limitaient à la production de matériel nucléaire fissile. Le plutonium produit au Canada a certes été vendu aux Américains, qui l’ont employé dans la manufacture d’armes nucléaires, mais seulement après 1945.

Le Laboratoire de Montréal a tout de même contribué indirectement à la prolifération des armes nucléaires. « Plusieurs chercheurs britanniques et français sont retournés dans leur pays après la fermeture du Laboratoire de Montréal et y sont devenus des rouages importants des programmes nucléaires civils et militaires », ajoute Matthieu Lavallée, coauteur de Projet Manhattan : Montréal au coeur de la participation du Canada à la bombe atomique américaine. Sir John Cockcroft, par exemple, avait repris la direction du Laboratoire de Montréal en mai 1944. Dans ce rôle, il avait supervisé le développement des réacteurs nucléaires ZEEP et NRX et la création des Laboratoires de Chalk River. Il a ensuite organisé l’élaboration du premier réacteur nucléaire anglais.

« Il affirmait que le Canada ne travaillait pas au développement d’une bombe atomique, mais plutôt à une utilisation pacifique de l’énergie atomique. »

Des chimistes et des physiciens ont aussi contribué à la construction de l’usine de plutonium de Windscale, dans le nord-ouest de l’Angleterre. Les Britanniques ont utilisé ce matériau dans la première bombe atomique anglaise, testée en octobre 1952. Prudents, les Britanniques l’ont fait exploser loin de chez eux, près de l’Australie. Du côté français, un autre ancien du Laboratoire de Montréal, le chimiste Bertrand Goldsmith, a pris part à la mise en place, en 1958, de l’usine de production de plutonium de Marcoule, dans le sud de la France. Ce plutonium servira dans la première bombe nucléaire française, testée en février 1960 dans le désert du Sahara.

En 1954, le Canada a vendu à l’Inde une copie de son réacteur NRX, à condition qu’il ne serve qu’à des fins civiles. L’Inde a pourtant utilisé le combustible irradié dans ce réacteur pour développer son usine de production de plutonium. En 1974, elle a fait exploser sa première bombe, nommée Bouddha Souriant.

Partisan de la non-prolifération

Le Canada ne s’est jamais doté lui-même de la bombe atomique, bien qu’il était alors le pays le plus avancé sur cette voie après les États-Unis et le Royaume-Uni. Étrangement, il reste très ardu de trouver des traces d’une décision politique concrète à ce sujet.

 

« En décembre 1983, le ministère des Affaires extérieures admettait dans un mémo qu’il n’arrivait pas à retrouver un quelconque engagement explicite du Canada de ne pas construire ses propres armes nucléaires », raconte Susan Colbourn. Cette historienne canadienne a codirigé l’ouvrage The Nuclear North: Histories of Canada in the Atomic Age.

 

Tout au plus trouve-t-on quelques remarques émises à la Chambre des Communes en 1945 par C.D. Howe, alors ministre des Munitions et des Approvisionnements. « Il affirmait que le Canada ne travaillait pas au développement d’une bombe atomique, mais plutôt à une utilisation pacifique de l’énergie atomique », explique Mme Colbourn.

 

Aujourd’hui, le Canada est signataire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et milite offfficiellement pour un désarmement nucléaire progressif. En tant que membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord et du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, il reste cependant associé à des organisations qui voient dans l’armement nucléaire une composante essentielle de leur sécurité. Il demeure donc abrité sous le parapluie nucléaire qu’il dénonce.

Naissance d’une industrie

La plus grande retombée du Laboratoire de Montréal se trouve toutefois dans le renforcement de la recherche universitaire canadienne en physique et dans l’émergence d’une puissante industrie nucléaire civile au Canada. Pierre Demers a contribué à l’élaboration du premier réacteur nucléaire aux Laboratoires de Chalk River. Il a par la suite enseigné à l’U de M jusqu’en 1980. Spécialiste de l’ionographie corpusculaire — une méthode de recherche sur la nature des particules élémentaires — et de l’étude du rayonnement cosmique et solaire, il a défendu ardemment la science en français. Il a toujours soutenu qu’il ne connaissait pas les liens entre le laboratoire canadien et un projet de bombe nucléaire. Dans une poignante entrevue offerte à Radio-Canada en 2016, à l’âge de 101 ans, il confie en avoir appris l’existence après le bombardement d’Hiroshima.

Jacques Hébert, un Québécois auteur de six rapports du Laboratoire de Montréal, a ensuite enseigné la physique à l’Université d’Ottawa pendant plus de 40 ans. Un autre ancien du laboratoire, George Volkoff, a contribué à transformer le Département de physique de l’Université de la Colombie-Britannique en l’un des plus connus au pays. En 1939, il avait prédit l’existence des étoiles à neutrons avant qu’elles ne soient observées, dans un article coécrit avec J. Robert Oppenheimer. Sa contribution à la physique canadienne lui a valu d’être nommé Officier de l’Ordre du Canada en 1994. L’expérience acquise à Montréal permet ainsi à plusieurs physiciens et chimistes de prendre une envergure internationale.

« Le Canada a développé après la guerre une expertise en production d’électricité avec des centrales nucléaires, mais a surtout été un pionnier dans la production de radioisotopes utilisés dans la médecine nucléaire », relève M. Lavallée. En 2009, les Laboratoires de Chalk River fournissaient au moins 40 pour cent des isotopes radioactifs employés en imagerie médicale dans le monde.

C’est aussi aux Laboratoires de Chalk River, ouverts officiellement en 1945, qu’a été élaboré le réacteur CANDU, considéré comme l’un des plus sûr de la planète. Depuis 1955, le Canada a vendu des CANDU en Inde, en Chine, au Pakistan, en Argentine, en Roumanie et en République de Corée. On en compte encore une trentaine en activité dans le monde, selon l’Association nucléaire canadienne.

Défaut de mémoire

Malgré cet héritage majeur, le Laboratoire de Montréal est vite retombé dans un oubli dont un livre ou un article de magazine le tire périodiquement depuis plus de 75 ans. « Tout ce qu’il reste à l’Université de Montréal, c’est une plaque commémorative installée à l’extérieur, sur un mur du pavillon RogerGaudry », reconnaît Julie Cordeau-Gazaille, attachée de presse de l’établissement.

L’historien des sciences Yves Gingras a luimême rappelé cet épisode dans l’ouvrage Histoire des sciences au Québec de la Nouvelle-France à nos jours, publié en 1987 et réédité en 2008. Il regrette cet oubli et le juge symptomatique d’un plus large problème. « Au Québec, contrairement à la France, nous n’avons jamais incorporé la référence au passé dans notre imaginaire et dans nos discours, affirmetil. Les événements historiques sont rapidement effacés et il faut toujours un effort pour les ramener à la mémoire. »

Connaître l’histoire du Laboratoire de Montréal demeure pourtant nécessaire pour comprendre comment le Canada a réussi à développer une importante industrie nucléaire civile. « Nous ne constituons pas une grande puissance, rappelle M. Gingras. Nous n’aurions pas dû devenir un joueur majeur dans le nucléaire. Seul un concours de circonstances lié aux contingences de la guerre a provoqué cet essor du nucléaire au Canada. Comme toujours, connaître le passé aide à comprendre le présent. »

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