Mobbing académique, ou comment devenir des universitaires tortionnaires
Pour la professeure Caroline Patsias de l’Université du Québec à Montréal., autrefois professeure à l’Université de Sherbrooke.
Si vous êtes professeur d’université, il y a de fortes chances que vous ayez initié un mobbing ou y ayez participé. Pourquoi?
- Parce que les « mobbeurs » ne sont pas des sadiques ou des sociopathes, mais des gens ordinaires.
- Parce que les universités appartiennent à un type d’organisations qui encourage le mobbing.
- Parce que, de fait, le mobbing est endémique dans les universités.
Contrairement au bullying, une forme de harcèlement individuel dont le scénario typique est celui du directeur qui victimise sa secrétaire, le mobbing est un grave dysfonctionnement organisationnel. Ses multiples conséquences sont si graves qu’il est considéré comme un problème de santé publique majeur. Le terme « mobbing » vient de l’anglais « mob », qui désigne un regroupement plus ou moins incontrôlable de personnes cherchant à exercer de la violence. De fait, cette définition pointe vers quatre traits essentiels du mobbing: c’est un processus collectif, violent, délibéré, et la psychologie individuelle des agresseurs et de leur victime ne fournit aucune clé pour comprendre le phénomène.
Le mobbing en milieu de travail est un processus concerté d’élimination d’un employé, qu’il vaut mieux appeler « cible » plutôt que « victime » pour marquer le caractère stratégique du processus. La dynamique du mobbing rappelle les procès de Moscou : la cible est d’abord condamnée, puis sont forgées les « preuves » qui justifient sa condamnation. Comme l’a bien exprimé le sociologue des sciences Brian Martin, tout ce qu’elle dit, est, écrit, et fait, sera systématiquement retourné contre elle.
Un mobbing réussi débouche sur le suicide de la cible, son congédiement (à l’université c’est souvent la non-attribution de la permanence), sa démission, son départ anticipé à la retraite, son départ permanent ou récurrent en congé maladie (les trois formes les plus répandues chez les professeurs d’université), ou le retrait de toutes ses tâches (comme dans le « tablettage » des fonctionnaires).
Le processus commence quand un petit groupe de « mobbeurs » instigateurs décident d’exterminer une personne sous prétexte qu’elle menace leurs intérêts. Ce concept recouvre un éventail de cas de figure: la cible ne se comporte pas comme ils le voudraient, elle ne partage pas leur conception de l’organisation, elle gagne un salaire plus élevé qu’eux, elle questionne certaines pratiques douteuses, etc. La redoutable arme d’extermination utilisée par les « mobbeurs » est la communication négative, qui possède deux versants.
À l’insu de la cible d’abord, cette communication est constituée de rumeurs, du dépôt de plaintes, souvent anonymes, de regards de connivence, de moqueries, de commérage, de déformation des faits, de sous-entendus, de ragots, de diffamation, de mensonges, de réunions secrètes pour discuter « du cas », de commentaires dénigrants, et d’une surveillance de type policier du travail et de la vie privée de la cible afin de trouver des « preuves » justifiant l’agression.
Le second versant de la communication négative est dirigé contre la cible. Ce sont les accusations injustifiées, la manipulation et la rétention d’informations, l’envoi de correspondance menaçante ou haineuse, les convocations « amicales » ou disciplinaires, la déstabilisation psychologique par imputation incessante de fautes, l’intimidation, le placardage du poste de travail, l’offre « d’aide » pour régler de prétendus problèmes d’adaptation, les humiliations publiques, etc.
Cette campagne de communication négative finit par polluer l’ensemble du lieu de travail, le département universitaire par exemple. Tous les membres de l’unité y sont exposés et, à cause de la pression du groupe, phénomène psychosocial bien connu, les agresseurs instigateurs parviennent à recruter la grande majorité d’entre eux. Les recrues deviennent soit des « mobbeurs » actifs, si elles mettent en œuvre les techniques d’agression, soit des « mobbeurs » passifs, si elles détournent les yeux et prétendent que cette violence n’existe pas.
La communication négative a pour résultat de cadrer la cible comme une personne avec qui il est impossible de travailler et qui représente une menace pour l’organisation. Ce cadrage est constitué de caractéristiques invariantes imputées à toutes les cibles:
- fauteur de trouble
- n’écoute pas les conseils
- exerce un effet délétère sur l’organisation
- n’a pas l’esprit d’équipe
- souffre de maladie mentale
- pose trop de questions
- ne partage pas la culture du groupe
- est dotée d’une personnalité difficile
- résiste aux injustices
- manque de collégialité, et
- dernière trouvaille, est un bully
Cette dernière allégation est particulièrement stratégique car elle transforme une agression en simulacre de justice. Elle permet ainsi d’intégrer à la campagne des personnes qui, autrement, résisteraient. Dans les universités, elle peut facilement être utilisée contre les professeurs « mobbés ». Il suffit d’évoquer, et au besoin de produire, de prétendus étudiants-victimes. La chose est d’autant plus aisée que sévit en ce moment une véritable (auto)infantilisation des étudiants au sein des universités.
Aux techniques de communication négative qui sévissent contre la personne de la cible, le mobbing ajoute une panoplie de techniques vexatoires qui affectent son travail : obstacles posés à l’accomplissement de la tâche normale, privation du droit de parole, exclusion de tous les comités et fonctions de responsabilité, dénigrement systématique des réalisations, attribution de tâches impossibles à réaliser ou très en deçà des compétences, arrêt des convocations aux réunions, exagération des erreurs, refus des promotions, fabrication de preuves d’activités illégales ou immorales, arrêt des réponses aux courriels, sanctions disciplinaires, etc.
À travers le déferlement d’agressions méthodiquement déployées pendant des mois et des années, la cible finit par être complètement ostracisée. Sa réputation, sa crédibilité, son pouvoir personnel, sa capacité d’influence et sa contribution à l’organisation sont réduits à néant. Comme dans le totalitarisme, si elle tente de se défendre on y voit une preuve supplémentaire de sa « déviance ». Comme dans le viol, la cible est considérée responsable de la violence qui se déchaîne contre elle. Comme dans le génocide, elle devient une non-personne. Si, contre toute attente, la phase finale du mobbing échoue, si la cible n’est pas physiquement expulsée de l’organisation, elle y demeure exclue à vie. Le mobbing est un meurtre social et, par définition, on ne survit pas à son propre meurtre. Dit autrement: le stigmate social causé par un mobbing est indélébile.
La sévérité du mobbing à l’université
Bien des gens croient que les universités sont des organisations entièrement différentes des entreprises privées ou des administrations publiques. Ils s’imaginent qu’elles sont un espace unique de liberté, qui stimule l’intelligence, cultive l’indépendance d’esprit, valorise l’originalité, promeut la collégialité, favorise le pluralisme, et respecte ses membres, à commencer par les professeurs. Hélas, la sévérité du mobbing dans le milieu universitaire pulvérise ce fantasme. En effet, les universités sont de véritables creusets pour le mobbing: toutes les techniques d’agression décrites plus haut y sont régulièrement mises en œuvre. Dans de nombreux départements universitaires, le mobbing a été hissé au rang de méthode de travail.
La sévérité du mobbing à l’université ne renvoie pas seulement à sa prévalence, mais aussi à sa morbidité. Les conséquences sur les cibles sont plus graves dans les universités que dans d’autres milieux de travail. L’un des facteurs explicatifs est que les établissements universitaires sont toxiques, mais prétendent cultiver le bien-être de leurs employés. Les professeurs « mobbés » s’attendent donc à être protégés et défendus par leur employeur, et se retrouvent en situation de dissonance cognitive quand ils s’aperçoivent que ce n’est pas le cas. En effet, la direction de l’université et le service des ressources humaines participent généralement à leur mobbing, de manière plus ou moins active. Il a été estimé que 12 pour cent des professeurs « mobbés » finissent par se suicider. Au Canada, le cas de Justine Sergent, neurologue à l’Université McGill, est tristement célèbre. En 1994, elle s’est suicidée avec son mari suite à une campagne de mobbing qui durait depuis deux ans.
Si les universités sont aujourd’hui dotées de politiques contre le « harcèlement psychologique », leur capacité à endiguer le mobbing est extrêmement douteuse:
- Ces politiques sont conçues en fonction du harcèlement interindividuel. La politique d’une université canadienne affirme par exemple “taking appropriate action (…) should include (…) telling the person who is misbehaving to cease the behaviour.” (nos italiques). On voit qu’une telle recommandation n’a aucune pertinence en matière de mobbing.
- Les instances et procédures de prévention du « harcèlement psychologique » prévues par ces politiques ne sont pas imperméables à ce qui se passe dans l’organisation. Elles sont donc souvent utilisées dans les campagnes de mobbing contre les cibles qu’elles sont censées protéger. C’est le cas notamment de la procédure de médiation entre la cible et les agresseurs.
- Les syndicats de professeurs, quand ils existent, se préoccupent encore essentiellement du maintien en emploi et ont tendance à s’en remettre aux procédures (patronales) de prévention.
- La culture organisationnelle des universités interdit d’admettre, et même de concevoir, qu’un employé puisse être ciblé par un groupe d’autres employés. Les membres de la communauté universitaire, y compris le service des ressources humaines, réduisent le mobbing à un conflit de personnalités entre professeurs, et estiment que les deux parties partagent une égale responsabilité. Ils ont en outre une tendance très marquée à blâmer la « personnalité » de la cible, qui soi-disant provoque ou aggrave le « conflit ».
Résistance
Parce que nous sommes des universitaires, tôt ou tard nous assisterons à l’instigation d’une nouvelle campagne de mobbing – à supposer que nous n’en soyons pas la cible. Le signe infaillible sera la formation d’une opinion négative, et apparemment universelle, à propos d’un collègue. Face à la stratégie d’extermination en train de se mettre en place et aux tentatives de recrutement dont nous serons l’objet, nous devrons nous poser cette question: la carrière que j’ai choisie est-elle vraiment celle d’universitaire…tortionnaire?
Eve Seguin est professeure au Département de science politique à l’Université du Québec à Montréal.
Postes vedettes
- Médecine - Professeur(e) adjoint(e) (communication en sciences de la santé)Université d'Ottawa
- Medécine- Professeur.e et coordonnateur.rice du programme en santé mentaleUniversité de l’Ontario Français
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
- Chaire de recherche du Canada, niveau 2 en génie électrique (Professeur(e))Polytechnique Québec
- Droit - Professeur(e) remplaçant(e) (droit privé)Université d'Ottawa
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