L’antisémitisme au Canada depuis le pogrome du 7 octobre 2023
Sonder l’opinion publique avant et après les événements, dans un contexte de forte hausse des crimes haineux
Des sondages transnationaux menés quelques années avant le chapitre actuel de la guerre Israël-Hamas classaient le Canada parmi les pays les moins antisémites, aux côtés de la Suède et des Pays-Bas. Pour voir si la tendance se maintenait dans le contexte du conflit qui fait rage, j’ai décidé de réaliser, en février 2024, un sondage auprès de quatre catégories de personnes issues de la population canadienne : 1 121 personnes adultes non juives, 1 010 étudiantes et étudiants universitaires non juifs, 414 adultes de confession juive et 312 adultes de confession musulmane. J’ai fourni aux personnes non juives des énoncés sur le peuple juif, la moitié connotée négativement, l’autre moitié, positivement, puis j’ai calculé une moyenne. Résultat : la position à l’égard du peuple juif semble avoir peu changé. Environ 87 % des Canadiennes et Canadiens non juifs ont une opinion positive du peuple juif.
Pourtant, les crimes haineux antisémites rapportés à la police ont monté en flèche au Canada depuis le début du conflit. À Toronto par exemple, on observe une hausse de 75 % de crimes haineux antisémites entre 2022 et 2023, la période après le 7 octobre 2023 étant responsable du plus clair de cette hausse. Dans la métropole ontarienne en 2023, 78 % de tous les crimes haineux fondés sur la religion qui ont été rapportés à la police visaient des personnes juives. Au deuxième rang, avec 17 %, celles de confession musulmane.
Comment expliquer ce contraste entre l’opinion et les actes ayant trait à l’antisémitisme? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte, le plus important étant selon moi qu’une mince frange de la population est responsable d’une grande partie des incidents criminels. Conséquemment, même si la très grande majorité de la société canadienne perçoit positivement le peuple juif – un sondage de 2022 a même révélé que le judaïsme est la religion qui se trouve en meilleure posture dans l’opinion publique canadienne – l’attention médiatique accordée aux gestes d’une poignée d’individus peut donner une tout autre impression.
Les choses se compliquent encore davantage lorsqu’Israël entre dans le portrait. Dans mon sondage, j’ai aussi présenté des énoncés sur Israël, la moitié connotée positivement et l’autre, négativement, puis j’ai calculé la moyenne pour les personnes non juives et certains groupes non juifs. J’ai découvert que seulement 59 % des Canadiennes et Canadiens non juifs ont une bonne opinion d’Israël. Pour les étudiantes et étudiants universitaires non juifs, on tombe à 32 %. Et pour les gens de confession musulmane, c’est plutôt 13 %.
Pourquoi cela complique-t-il la situation? Parce que la plupart des Juives et Juifs canadiens considèrent que les manifestations anti-Israël, désormais routinières sur les campus et dans les rues du pays, sont un témoignage d’antisémitisme. Selon le sondage que j’ai mené, 26 % de la population étudiante universitaire canadienne non juive et 52 % des musulmanes et musulmans du pays ont une mauvaise opinion du peuple juif (soit dans une proportion respectivement deux et quatre fois plus grande que l’ensemble de la population non juive du pays). Ces résultats donnent raison à la communauté juive du Canada sur un point : les étudiantes et étudiants universitaires et les personnes de confession musulmane prédominent dans les manifestations anti-Israël, et sont nombreux à apparemment ne pas aimer le peuple juif. Pour les Canadiennes et Canadiens musulmans, on observe une corrélation assez modérée entre leur opinion de la communauté juive et leur opinion d’Israël (r = 0,471).
La rhétorique employée par les protestataires anti-Israël renforce, au sein de la communauté juive canadienne, l’idée selon laquelle les manifestations sont antisémites. Lorsqu’on scande « de la rivière à la mer », ce que les personnes juives entendent, c’est « il faut détruire l’État juif ». Lorsqu’on appelle à la « mondialisation de l’Intifada », la plupart des Juives et Juifs comprennent qu’« il faut tuer les personnes juives ». (Les 158 attentats-suicides des ont coûté la vie à 832 personnes et en ont blessé 4 610 autres, laissant à plusieurs des séquelles permanentes.) Lorsqu’on arbore des symboles liés au Hamas, une organisation dont le document fondateur prévoit comme objectif principal la destruction de l’État juif et le massacre du peuple juif, la majeure partie de la communauté juive est effectivement convaincue que le mouvement anti-Israël est dans les faits antisémite. Les données suggèrent que beaucoup de protestataires ne sont pas antisémites, mais que beaucoup d’autres le sont.
D’après mon sondage de février 2024, les trois quarts de la communauté juive du Canada sont d’avis que critiquer certaines politiques du gouvernement israélien n’est pas un acte antisémite en soi. En effet, une enquête réalisée en août et en septembre 2024 auprès de 486 Canadiennes et Canadiens de confession juive et commanditée par le New Israel Fund of Canada, JSpaceCanada et les Amis canadiens de la Paix maintenant révèle que la moitié de la population canadienne juive croit que l’occupation juive en Cisjordanie est illégale, et 70 % de cette communauté soutien les protestations hebdomadaires contre le gouvernement israélien, qui ont lieu depuis plus d’un an à Tel-Aviv et dans d’autres villes d’Israël. Cependant, le discours menaçant l’existence même de l’État juif est une tout autre histoire.
Israël en tant qu’État juif est central dans l’identité juive de la plupart des membres de cette communauté au Canada. Toute leur vie, on leur a répété que, malgré l’établissement dans l’histoire récente de trois États juifs sur le territoire où se trouve maintenant Israël, l’histoire juive est principalement caractérisée par la persécution et l’apatridie. La création d’Israël, grâce à une résolution des Nations unies qu’a adopté la plupart des pays et qui est maintenant reconnue par 85 % des États membres, a offert un refuge à 250 000 Juives et Juifs d’Europe après la Seconde Guerre mondiale, à 850 000 Séfarades expulsées et expulsés de pays à majorité musulmane au Moyen-Orient et en Afrique du Nord dans les années 1950 et 1960, à près 100 000 Éthiopiennes et Éthiopiens noirs de confession juive confrontés à la pauvreté et à la discrimination dans leur propre pays, à plus d’un million de personnes juives considérées indésirables dans l’ex-URSS et à beaucoup d’autres. L’existence d’Israël comme refuge étant au cœur de leur identité, la plupart des Canadiennes et Canadiens juifs perçoivent le discours anti-Israël comme une attaque à leur identité, comme de l’antisémitisme.
Le mouvement antiraciste soutient à juste titre que seules les personnes faisant partie d’un groupe racialisé devraient pouvoir définir ce qui constitue du racisme. Les personnes blanches peuvent affirmer qu’elles ne portent pas préjudice aux personnes noires, mais ces dernières sont tout de même en droit de leur faire remarquer les gestes discriminatoires qu’elles commettent. Selon la même logique, même si des protestataires anti-Israël insistent sur le fait qu’elles et ils ne portent pas atteinte à la communauté juive, celles et ceux qui composent cette communauté ont le droit de déplorer que les gestes contre l’État juif sont antisémites, par le fait que l’existence de cet État est centrale dans leur identité.
Le conflit fait ressortir ce qu’il y a de pire chez l’humain : des propos et des gestes poussés à l’extrême. La bonne nouvelle, c’est que les critiques des franges modérées juives et non juives à l’endroit d’Israël pourraient devenir un terrain d’entente. En reconnaissant que le peuple juif, comme le peuple palestinien, a le droit à la souveraineté et à la sécurité, on arriverait à détrôner et à écarter les extrémistes, de confession juive, musulmane ou autre.
Postes vedettes
- Chaire de recherche du Canada, niveau 2 en génie électrique (Professeur(e))Polytechnique Québec
- Médecine - Professeur(e) adjoint(e) (communication en sciences de la santé)Université d'Ottawa
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
- Droit - Professeur(e) remplaçant(e) (droit privé)Université d'Ottawa
- Doyen(ne), Faculté de médecine et des sciences de la santéUniversité de Sherbrooke
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