Retour sur l’émergence de l’éducation supérieure

Un nouvel ouvrage fournit une mine de renseignements et de réflexions susceptibles d’améliorer le sort de l’université.

10 mai 2018

Les universités sont souvent associées au progrès scientifique. Le livre de Michael Segré (Higher Education and the Growth of Knowledge: A Historical Outline of Aims and Tensions), plein d’érudition historique et d’originalité intellectuelle, met en doute cette association et propose quelques pistes de réflexion sur l’avenir des universités. Dès le début, l’auteur nous rappelle que, selon Karl Popper, dont la philosophie inspire cet ouvrage, la critique sous-entend l’estime. C’est ainsi que Segré entame son analyse de l’institution qui l’a formé et qui continue de le nourrir. L’auteur est historien des sciences, spécialiste de Galilée et des sciences exactes en Italie, mais dans ce livre il prend « les sciences » dans un sens moins restreint en y incluant également les sciences humaines et sociales.

La thèse principale de ce livre fascinant, qui comprend 11 chapitres et deux annexes, est que l’université souffre d’un autoritarisme héréditaire et ne constitue pas une société ouverte dans le sens que lui donne Popper. Bien entendu, il ne s’agit que de degrés d’ouverture : aucune société n’est ni absolument fermée, ni absolument ouverte.

L’auteur restreint l’analyse à l’université occidentale tout en reconnaissant qu’il peut exister d’autres types d’établissements d’enseignement supérieur dans les cultures non-occidentales. Or, sa définition (ou plutôt celle de Popper) de la religion reste occidentale même lorsque l’auteur traite du judaïsme et de l’islam. Bien entendu, Segré sait bien que la religion, notamment le judaïsme et l’islam, englobe tous les aspects de la vie humaine et ne peut que difficilement être séparée du reste, mais son récit est fermement inscrit dans le cadre de la sécularisation comme l’a connue l’Europe chrétienne.

Les premiers chapitres mettent en relief l’héritage classique, surtout grec, des universités modernes. Platon, que Segré considère comme le fondateur de la méritocratie universitaire, aurait créé le concept de discipline, concept qui nous renvoie à la fois à l’organisation intellectuelle du savoir et au mode de fonctionnement imposé à l’école : depuis le jardin d’enfants jusqu’aux études supérieures. Il souligne les liens étroits qui existent depuis la nuit des temps entre l’étude, la religion et la stabilité sociale. Dans les chapitres qui suivent, Segré revoit les origines de l’université médiévale, les révolutions scientifiques pour arriver à l’essor de l’université moderne.

L’auteur souligne l’effort de Francis Bacon, philosophe des sciences et Lord Chancellor (ministre de la justice) d’Angleterre, pour comprendre la croissance des connaissances scientifiques et de soustraire les sciences de l’emprise de la théologie. Dans sa Nouvelle Atlantide, Bacon propose la création des établissements de recherche où les scientifiques travailleraient dans une atmosphère ouverte à la communication. Or, malgré la liberté propre à cette société insulaire, les découvertes devraient rester secrètes. La pensée de Bacon se reconnaîtrait dans les sociétés savantes, le Jardin du Roy à Paris, l’Accademia del cimento en Toscane et surtout dans la Société royale de Londres qui produiraient le savoir scientifique en dehors du système universitaire.

Segré met en relief plusieurs tentatives de libérer l’université du joug du passé autoritaire, sans doute la plus célèbre – celle de Wilhelm von Humboldt, philosophe qui devient le ministre de l’éducation de la Prusse. C’est dans cette qualité qu’il a établi la nouvelle université de Berlin (elle porte toujours son nom), une institution laïque qui devait incarner les idéaux d’ouverture et d’excellence. Mais, selon l’auteur, elle a gardé la discipline – dans les deux sens de ce terme – et maintenu l’enseignement par conférences magistrales et par les examens. Tout en faisant la promotion de la science, elle l’a élevée au statut de la vérité, à l’instar de ses prédécesseurs ecclésiastiques qui imposaient sa version de la vérité. Le positivisme d’Auguste Comte constituerait « le sommet du dogmatisme scientifique » qui mène tout droit à la nouvelle religion athéiste qui ferait des scientifiques le nouveau clergé.

Le livre de Segré fait penser aux tendances actuelles que déplorent souvent les universitaires : l’homogénéisation transnationale « à la Bologne », l’augmentation du poids et du pouvoir de l’administration, l’abus bureaucratique des indices quantitatifs, la soumission aux priorités, voire au vocabulaire du secteur corporatif. Ainsi les étudiants deviennent des « clients » qui doivent se plier à l’impératif de la « souplesse du travail » afin de satisfaire le « marché du travail ». La soumission des universités à l’idéologie néo-libérale est d’autant plus pernicieuse qu’elle est en apparence volontaire, tout en reflétant les tendances dominantes dans la société.

En terminant ce compte rendu le 5 mai 2018, le bicentenaire de Karl Marx, je dois mentionner une critique que l’on trouve dans ce livre et qui découle naturellement de ces tendances dominantes : l’université occidentale sert à la reproduction de la classe dirigeante. Cette critique n’est pas originale, mais elle acquiert toute sa pertinence à l’époque où l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse d’augmenter de Kiev au Cap, et de Tokyo à New York. Ceux qui en profitent semblent bien avoir appris au moins une leçon de Marx : les capitalistes du monde entier se sont en effet unis. Ce sont eux qui façonnent l’université moderne en les rangeant selon les critères qui mettent l’accent sur le conformisme et la méritocratie plutôt que sur l’originalité et la dissidence intellectuelles. Ainsi est assuré le fonctionnement de la technoscience, qui produit entre autres les gadgets qui semblent détourner la pensée critique, non seulement de l’encadrement moral et politique de cette technoscience, mais également des alternatives radicales qui devraient informer nos choix de l’organisation sociale.

Segré ne propose pas de solutions mais, plutôt, nous fournit une mine de renseignements et de réflexions susceptibles d’améliorer le sort de l’université. Cette institution qui tient à cœur à l’auteur de ce livre, à l’auteur de ces lignes ainsi que sans doute à la vaste majorité des lecteurs de ce texte.

Yakov Rabkin est professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal.

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