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À mon avis

La recherche en français en situation minoritaire : un chemin toujours à tracer, mais jamais seul

Le professeur Jérôme Melançon décrit le quotidien d’un chercheur francophone œuvrant dans un milieu majoritairement anglophone.

par JÉRÔME MELANÇON | 21 MAI 19

Affaires universitaires collabore au dossier sur la recherche en contexte minoritaire francophone au Canada, réalisé par Découvrir, le magazine de l’Acfas. Le présent texte est ici republié dans ce cadre, après publication initiale dans Découvrir.

Entre deux préparations de cours, je clique sur un fichier protégé par un mot de passe. Le fichier s’ouvre sur des entrevues autour des besoins des immigrants francophones africains. Parfois, mes projets de recherche émanent de ma préparation de cours, ou des lacunes dans ma connaissance de la francophonie canadienne. Le contenu de mes cours est en état de flux, puisque nous devons assurer un nombre suffisant de cours en français pour attirer les étudiant-e-s au fil de leurs quatre années d’étude. Souvent il n’y a aucun lien : difficile de vendre un cours de philosophie, même si on y étudie aussi le contexte français ou canadien, voire même africain. Il faudrait parler d’idéologies coloniales avant d’expliquer le post-colonialisme des Thao, Fanon, Mbembe ou Boulbina et je ne peux supposer un long apprentissage d’une autre discipline chez des étudiants en éducation ou encore suivant des parcours hétéroclites.

Je cherche dans un autre fichier mes données démographiques sur la Saskatchewan, j’essaie de voir les liens, je vois surtout de nouvelles questions. J’attends les réponses d’organismes communautaires. C’est l’un d’eux qui m’a approché pour mieux connaître sa clientèle potentielle. Je pense en même temps à la manière dont je pourrais monter la prochaine version de mon cours sur l’immigration et les communautés francophones. Je prépare quelques paragraphes d’analyse, et beaucoup de couper-coller pour mettre de l’ordre dans ces idées. J’ai de la chance, car un des membres de l’équipe de recherche a beaucoup d’expérience autour de l’immigration en Saskatchewan. Il n’y a aucune donnée dans ses projets passés sur la population francophone, mais cela devient un intérêt pour lui et pour des organismes anglophones au fil de notre travail commun. Le travail se fait dans un aller-retour français-anglais, je traduis autant que j’adapte, je demande à mon collègue ce que je devrais savoir à propos du contexte plus large de l’immigration pour trouver les mots en anglais.

Je ferme les fichiers pour me rendre à une rencontre. J’ai accepté une charge administrative pour mettre de l’avant à l’échelle de l’Université la recherche sur le patrimoine vivant, les identités, les communautés et les environnements. Le but est de faire reconnaître le travail qui se fait déjà dans plusieurs disciplines, mais également de me donner les moyens de faire de même avec le travail réalisé en français. Mes collègues francophones présentent leurs travaux devant la communauté fransaskoise, mais rarement devant des collègues de nos propres disciplines. Chacun de nous travaillons seuls sur nos questions, parfois en lien avec des cours que personne d’autre ne pourrait enseigner, et avec peu de moyens pour juger ou comprendre les travaux des uns et des autres. Nos relations avec les départements de nos disciplines dans d’autres facultés sont ténues, du fait du peu d’effectifs pour voir à nos programmes – à leur enseignement et à leur défense – mais aussi faute de temps pour nous rendre aux conférences publiques de ces collègues que nous croisons rarement dans des espaces qui ne sont pas vraiment les nôtres. Mais en même temps, j’ai la fatigue des colloques, surtout parce que je chevauche quelques disciplines. Dans ces divers endroits, on comprend une partie de mes travaux, mais le contexte francophone minoritaire est exotique, surtout en France où je fais figure de porteur de chef sur son bouclier.

Au-delà de ce que stipule les contrats

Un autre type de recherche a lieu du côté des professeurs de langue française, qui doivent trouver des ancrages dans le contexte culturel francophone local et international pour rendre vivante la langue qu’ils enseignent, même si cette recherche n’est pas comptabilisée comme telle et si leurs contrats n’en stipulent pas la nécessité. Il s’agit donc de revoir non seulement la manière dont la recherche en français est comptabilisée (au-delà des applications pratiques, des chiffres de subventions, des publications en revues américaines, et surtout des facteurs d’impact), mais aussi ce qui se fait dans un petit programme d’une petite unité sans les moyens de financer sa recherche. Les travaux sont encouragés avec un peu de financement interne de la part de l’université, de manière ponctuelle. À ce niveau il n’existe aucun sens d’obligation envers les communautés francophones, aucune stratégie d’ensemble – d’ailleurs, comment penser en même temps à l’histoire, la linguistique, la philosophie, la littérature et la sociologie? Comment le faire lorsque la moitié du personnel est à contrat à terme?

Je reviens un moment à mon fichier de notes sur l’immigration. Casse-tête sans modèle, avec des pièces à créer pour avancer. C’est un beau défi. Parfois on retrouve les pièces qu’on vient de tailler, déjà formées sans les reconnaître. C’est l’histoire d’un chemin qui reste toujours à tracer, mais jamais seul. Tout dépend des solidarités, des faveurs, de l’aide octroyée, des échanges de service mutuels. Nous n’avons pas le luxe de travailler dans nos bureaux, isolés de l’administration, des collègues et du monde. Rien n’est assuré – mais la créativité est encouragée, et il est toujours possible de se lancer dans de nouvelles directions, d’explorer, d’être surpris et de découvrir. J’y gagne quand même quelque chose.

Jérôme Melançon est professeur adjoint à La Cité universitaire francophone de l’Université de Regina, où il enseigne la philosophie, la sociologie, les sciences politiques et la création littéraire au sein du programme d’études francophones et interculturelles.

COMMENTAIRES
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  1. Dominique Sarny / 26 mai 2019 à 11:17

    C’est assez fidèle de ce que j’ai connu à à une époque où la recherche université-communauté était encore pionnière à l’université et surtout très mal perçue au sein d’une université majoritairement anglophone. Il fallait alors faire un choix difficle sous d’énormes pressions: le développement de sa carrière ou celui des communautés de langue française au risque de l' »ostracisation » de ses collègues et de la haute administration de son université.

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