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L’affaire Maillé : les dessous du litige autour de la confidentialité des données de recherche

La chercheuse Marie-Ève Maillé revient sur le combat juridique qu’elle a mené et ce qu’elle en retiendra.

par CATHERINE COUTURIER | 20 MAR 19

Marie-Ève Maillé est la chercheuse québécoise qui s’est battue de 2015 à 2017 pour préserver la confidentialité des données de sa recherche doctorale. Une ordonnance de la cour voulait alors la forcer à remettre ses données dans le cadre d’un recours collectif de citoyens contre la compagnie Éoliennes de l’Érable pour lequel elle avait accepté d’intervenir comme témoin expert. Un jugement de la cour supérieure a finalement tranché en sa faveur le 31 mai 2017. Alors qu’elle était encore plongée dans cette bataille, la professeure associée à l’Université du Québec à Montréal a entrepris de consigner ses réflexions pour en faire un livre. Intitulé L’affaire Maillé, il a été publié par Les Éditions Écosociété en octobre 2018.

Affaires universitaires : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre?

Marie-Ève Maillé : J’ai compris que ce qui m’arrivait pouvait arriver à n’importe qui. En gardant une trace de la bataille que j’ai menée, je me suis dit que ça allait peut-être aider d’autres personnes à poser les bons gestes, à chercher plus rapidement certaines formes d’aide.

Il y avait aussi certainement une forme de catharsis à faire le récit. J’ai subi l’affaire Maillé, je n’ai pas eu l’impression de choisir ce qui se passait. J’avais besoin d’écrire le récit pour reprendre un peu de pouvoir et devenir l’agente de cette histoire.

Finalement, je voulais exprimer ma reconnaissance d’une façon plus formelle à mes deux procureurs, maîtres Bodgan Catanu et Laurence Ste-Marie, qui m’ont représentée gratuitement dans cette affaire via l’organisme Pro Bono Québec [NDLR : maintenant Justice Pro Bono]. Je trouvais important de souligner ce geste extrêmement généreux de leur part.

AU : Qu’avez-vous retenu de toute cette histoire?

Mme Maillé : D’un point de vue scientifique, j’ai appris qu’on est parfois négligeant comme chercheur par rapport à nos engagements éthiques. Le milieu de la recherche ne mesure pas toutes les implications du fait d’être en contact avec des citoyens ou des groupes qui se trouvent dans des situations conflictuelles ou controversées. Je crois que très souvent les scientifiques perçoivent l’éthique comme une tracasserie, comme une étape de plus dans le processus de recherche déjà long et fastidieux… Je pense que chercheurs et établissements ont tous la responsabilité de travailler activement à réduire ces risques pour les participants à la recherche. À titre de chercheur, on a accès à des lieux, à des gens, auquel même les médias n’ont pas accès. Mais, ça vient avec une responsabilité.

J’ai récemment fait une demande d’approbation d’éthique, et je n’ai jamais eu autant de plaisir à le faire! Je me sentais extrêmement concernée, et je n’ai pris aucun engagement à la légère. Ça m’a forcée à réfléchir à plusieurs choses : combien de temps ai-je besoin de garder mes données, une fois qu’elles sont transcrites, une fois qu’elles sont anonymisées? Je me suis forcée à prendre l’engagement envers mes participants d’être toujours consciente du risque auquel je les expose. La confidentialité des données dans mon cas a été reconnue, mais elle est toujours à défendre au cas par cas. En effet, le droit n’est jamais définitivement écrit. Il y a toujours un angle qui pourrait justifier qu’on repose une question qu’on pensait être réglée.

AU : Qu’est-ce que vous feriez différemment si une telle situation se présentait à nouveau?

Mme Maillé : Mon principal regret reste que ma thèse ne fasse plus partie des éléments de preuve qui éclaireront le tribunal. Mon doctorat a été une expérience particulièrement éprouvante. Trois ans plus tard, quand les citoyens m’ont demandé s’ils pouvaient utiliser ma thèse, j’y voyais une façon de retrouver un sens à cette démarche difficile que j’avais traversée. Si j’avais pu protéger la confidentialité de mes données de recherche au départ, probablement que ma thèse ferait toujours partie de la preuve aujourd’hui.

AU : Que conseilleriez-vous à quelqu’un qui ferait face au même genre de situation?

Mme Maillé : Il est essentiel d’avoir un avocat qui travaille pour toi et qui défend tes intérêts (et non ceux de ton établissement de recherche). Le droit est tellement codifié aujourd’hui, il repose sur des règles et des procédures qui sont décrites dans leurs moindres détails. Ensuite, il faut s’entourer d’alliés stratégiques parce qu’il ne faut pas mener cette bataille-là seul.

Dans l’état actuel de la gouvernance de nos universités, il faut aussi s’assurer que cette bataille se mène dans l’espace public, en ayant recours aux médias. Ces problèmes sont sociaux et politiques, et sont hautement stratégiques pour nos établissements de recherche. La judiciarisation des conflits a pour effet de déplacer un conflit qui est politique et social devant les tribunaux. Ça donne l’impression aux autres acteurs sociaux que le conflit ne les concerne plus. Or, la bataille que j’ai menée ne touchait pas que moi. Elle avait des conséquences pour tous les chercheurs et les acteurs de la recherche.

AU : Avez-vous suivi l’histoire de Chantal Pouliot, de l’Université Laval?

Mme Maillé : Oui, tout à fait, elle vit présentement une situation similaire : on a demandé aux citoyens avec lesquels elle a échangé de fournir leurs échanges de courriels.

En fait, Chantal Pouliot fut une alliée précieuse dans l’affaire Maillé. C’est la personne à qui j’ai le plus parlé de mon affaire, et elle avait aussi rédigé une lettre d’appui. Heureusement, grâce à ce que j’ai vécu et au récit que j’en ai fait, elle a déjà des réflexes un peu plus aiguisés que moi. Elle a posé des gestes plus stratégiques : quand un avocat lui a parlé de la conférence de gestion, par exemple, elle savait ce que c’était, parce que je l’explique dans le livre, et elle en a compris l’importance. C’est en effet dans une conférence de gestion qu’il y a eu l’ordonnance de communiquer mes données, conférence à laquelle j’aurais pu être représentée, mais je ne le savais pas.

Dans le cas de Chantal Pouliot, ce qui me dérange particulièrement, c’est la très grande proximité entre le conseil d’administration de l’Université Laval et celui du Port de Québec, puisque la même personne siège à la tête de ces deux conseils. Ça pose de sérieux problèmes éthiques, particulièrement parce qu’il y a un litige qui implique les deux institutions. Ça amène des questions importantes de gouvernance de nos universités : comment des joueurs qui en fait sont essentiellement des joueurs économiques sont-ils arrivés à avoir une telle place dans les postes décisionnels de nos établissements de recherche?

AU : Toute cette histoire ne vous a pas donné le goût de vous éloigner de ces sujets?

Mme Maillé : Au contraire. Je me suis impliquée dans la bataille de Grenville-sur-la-Rouge, une petite municipalité des Basses-Laurentides qui est poursuivie par une minière pour 96 millions de dollars. Je refuse de priver le débat public de l’expertise que j’ai développée en deux ans, qui inclut maintenant une connaissance de première main du système juridique. Si mon expertise et ma parole peuvent devenir utiles dans le débat public, me taire serait de jouer le jeu de ces compagnies, ce que je refuse.

Cet entretien a été revu et condensé pour plus de clarté.

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  1. Pierre Jasmin / 22 mars 2019 à 08:53

    Un immense bravo à mesdames Maillé et Pouliot pour leur courage inspirant ainsi qu’à Affaires universitaires pour le relais vital de ces informations.
    L’UQAM a les atouts pour développer à travers une politique spéciale une gouvernance qui mettrait professeurs et chercheurs à l’abri de compagnies qui font jouer leur argent et leurs relations en déni de la vérité (comme le chercheur Alain Deneault l’avait hélas expérimenté à la suite de son ouvrage Noir Canada).

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