Au printemps dernier à l’Université Ryerson, Jijian Voronka a présenté devant 120 personnes une courte vidéo réalisée par une ancienne étudiante de son cours sur l’histoire de la folie. Intitulée A little slice-of-life video about madness and why a girl isn’t looking for the light at the end of the tunnel, cette vidéo montrait l’étudiante en train de sombrer dans l’épuisement. À la fin de la projection, le silence régnait.

Chargée de cours à la School of Disability Studies de l’Université Ryerson et candidate au doctorat à l’Institut des études pédagogiques de l’Université de Toronto, Mme Voronka ne voulait pas que l’auditoire considère le cas de l’étudiante comme « pathologique ». L’exposé de Mme Voronka et de deux de ses collègues s’inscrivait plutôt dans une série axée sur la diversité intitulée « Making Mad Studies » à l’Université Ryerson.

L’étude de la folie est un domaine interdisciplinaire émergent principalement rattaché aux sciences humaines, qui véhicule une perception radicalement nouvelle de la folie. Mme Voronka traite fréquemment de l’étude de la folie devant des universitaires et des professionnels. Elle s’attend chaque fois à ce que la majorité de l’auditoire soit prisonnier de 150 ans de préjugés sur la folie issus de la psychiatrie, ou, comme dit l’une de ses collègues, obsédé par le « sanisme ».

Au terme de l’intervention de Mme Voronka, Jennifer Poole, professeure agrégée à la School of Social Work de l’Université Ryerson, a proposé la définition suivante du « sanisme » : « Un système de valeurs selon lequel il est admissible de s’en prendre aux fous, de les rejeter, de les discréditer et de les violenter. Le “sanisme” est une forme d’oppression, et la cause de la stigmatisation. Il peut se manifester en dépit des meilleures intentions. »

L’étude de la folie repose sur un principe simple : écouter les fous et envisager la folie de leur point de vue. Il y a plus de 10 ans, la School of Disability Studies de l’Université Ryerson et le programme de maîtrise et de doctorat en études critiques sur la situation des personnes handicapées de l’Université York ont été les premiers à proposer de telles études. Elles ne font pas encore l’objet d’un programme, mais d’une série de cours destinés à déconstruire les notions de schizophrénie, de psychose et de folie, et à les situer dans un contexte historique. On y examine les diverses perceptions de la folie à la lumière des facteurs sociétaux, médicaux, politiques, économiques et culturels qui les ont influencées depuis l’Antiquité.

« Les études sur la folie ne rejettent pas les perceptions médicales de la folie, mais les situent dans un contexte historique qui montre que la psychiatrie n’est pas le seul moyen d’interpréter les états mentaux », explique Kathryn Church, professeure agrégée de sociologie et directrice de la School of Disability Studies, et troisième intervenante dans le cadre de l’exposé de Mme Voronka.

Après l’exposé, Mme Voronka s’est elle-même qualifiée en entrevue de « professeure folle » – expression qu’elle utilise pour se présenter aux étudiants de son cours sur l’histoire de la folie. Elle se qualifie ainsi pour résumer une part de son identité, apparue alors qu’elle était dans la vingtaine et voyait un psychiatre tous les deux jours. Elle affirme que la folie fait toujours partie de son identité.

« Le mot “fou” pose tout de suite problème à certains étudiants. Ils me demandent pourquoi j’emploie ce mot “tellement négatif” », précise Mme Voronka. Ce mot influe sur sa manière d’enseigner et met en lumière un des objectifs de son cours : apprendre des fous eux-mêmes. Selon elle, les étudiants commencent à réfléchir à la dynamique et au langage associés à la folie plutôt que de ne voir en elle qu’une pathologie.

« Le langage de la folie est politique et porteur d’une voix radicalement différente », soutient Mme Church. Selon elle, les « fous » revendiquent ce qualificatif comme les homosexuels avaient revendiqué ceux de « queer » et « gay » dans les années 1970 et 1980, car il témoigne du contexte, de l’histoire et de l’oppression associés à la détresse humaine et aux états mentaux extrêmes.

Peu après l’introduction des cours sur l’étude de la folie à l’Université Ryerson et à l’Université York, au début des années 2000, des cours similaires ont vu le jour au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Simon Fraser, et plus récemment à la School of Social Work de l’Université Memorial, à la School of Kinesiology and Health Studies de l’Université Queen’s, ainsi qu’aux départements d’histoire de l’Université Trent et de l’Université de Winnipeg. Depuis deux ans, quelques universités d’Angleterre, d’Écosse et des Pays-Bas proposent de tels cours en s’inspirant du modèle canadien.

« Les étudiants réclament ces cours sur l’étude de la folie, affirme Pam Cushing, professeure agrégée d’études sur le handicap au Collège universitaire King’s affilié à l’Université Western. C’est un changement culturel. Ils sont bien plus à l’aise qu’avant avec les sujets qui touchent la santé mentale », dit-elle, ajoutant qu’environ le tiers des étudiants vivront un problème de santé mentale et souhaitent donc être informés sur le sujet.

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