Il est temps de passer à l’action
Une leçon d’histoire sur le besoin de militer pour le financement de la recherche fondamentale au Canada.
Malgré d’intenses activités de promotion d’intérêt de la part de porte-étendard de la science (notamment le regroupement U15, Universités Canada – éditrice d’Affaires universitaires –, le Centre sur les politiques scientifiques canadiennes), ainsi que la publication de rapports, dont celui du comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche présidé par Frédéric Bouchard, le budget fédéral de 2023 ne comptait pas de nouveaux investissements dans les fonds de base des trois organismes subventionnaires de la recherche, qu’elle soit fondamentale ou orientée vers la découverte.
Nous avons atteint un stade critique où il est impératif que le gouvernement fédéral fasse de la recherche fondamentale une priorité nationale, en allouant du financement à une échelle suffisante pour soutenir la concurrence mondiale et retenir nos cerveaux les plus talentueux. Or, la communauté de recherche ne peut s’en remettre aux groupes de défense pour faire tout le travail : il faut mettre la main à la pâte!
Il y a eu beaucoup d’écrits sur la situation, dont les excellents textes de Paul Wells et de Paul Basken, qui ont déploré le manque global de soutien à l’égard de la recherche et de l’innovation au Canada. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les investissements du Canada en recherche et en développement ont représenté en 2020 1,8 % du PIB, ce qui est nettement inférieur à la moyenne de 2,7 % de l’ensemble des membres de l’OCDE, d’autant que ce chiffre n’a pas bougé depuis maintenant 20 ans. En comparaison, les investissements des États-Unis en recherche et développement sont passés de 2,6 % du PIB en 2000 à 3,4 % en 2020. En Corée du Sud, à la même période, ces investissements sont passés de 2,1 % à 4,8 %! Cité dans le texte de M. Basken au sujet de la recherche fondamentale et du budget 2023, Paul Davidson, ex-président-directeur général d’Universités Canada, affirmait qu’« en ce moment, le gouvernement [fédéral] hypothèque ses ressources ».
Cette stagnation se voit dans les programmes de financement appuyant la recherche fondamentale, toutes disciplines confondues. Pour citer un exemple, si l’on tient compte de l’inflation, la valeur moyenne d’une subvention à la découverte du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada est restée inchangée ces 15 dernières années. Encore plus inquiétant, ne tenant pas compte de l’inflation, la valeur des bourses consenties par les trois conseils est la même depuis 20 ans. Faisant écho au rapport de 2017 du comité consultatif sur l’examen du soutien fédéral à la science fondamentale présidé par David Naylor, le rapport de 2023, sous la direction de M. Bouchard, signale qu’« il est d’une importance capitale que le financement de base des organismes subventionnaires soit d’abord considérablement augmenté pour faire face : (1) aux pressions résultant de la croissance de la taille et des activités du système (par exemple, le nombre croissant d’étudiant.e.s aux cycles supérieurs et de postdoctorant.e.s); (2) aux effets de l’inflation; et (3) à l’importance d’entretenir une base de recherche et de talents compétitive à l’échelle mondiale ». Concédons que le budget 2023 signale que : « Le gouvernement examine attentivement les conseils du groupe d’experts. D’autres détails sur les efforts supplémentaires à faire pour moderniser le système [de soutien à la recherche] viendront au cours des prochains mois. » Or, le milieu canadien de la recherche se doit tout de même de maintenir la pression sur le gouvernement fédéral pour résoudre le problème de sous-financement de la recherche fondamentale dans toutes les disciplines universitaires.
Mais comment parvenir à renverser la vapeur? Sous l’impulsion de leurs têtes dirigeantes et de groupes d’intérêt, les universités du pays ont exercé des pressions sur le gouvernement fédéral pendant de nombreuses années, avec des degrés de réussite variables. Des collègues de renom ont écrit des textes d’opinion sur l’importance capitale de la recherche fondamentale pour l’avancement de la société et comme exercice formateur pour la relève en recherche. Plus récemment, des organismes comme Soutenez notre science ont réclamé qu’on bonifie le soutien financier pour les études et la recherche aux cycles supérieurs et au postdoctorat. Or, beaucoup de nos forces vives restent sur la ligne de touche. Il revient à l’ensemble du milieu de la recherche, surtout dans les cas où les travaux sont financés par l’un des trois organismes subventionnaires, d’expliquer à la population canadienne (dont les impôts financent nos activités) en quoi notre travail est important.
Pour nous qui sommes des enseignant.e.s, il devrait être tout naturel d’interagir avec nos concitoyen.ne.s pour présenter une proposition de valeur montrant de manière convaincante l’importance de ce que nous faisons, ce qui nous fournira des munitions pour réclamer à notre gouvernement des investissements accrus en recherche. Dans le cadre d’une étude de cas, nous pouvons expliquer en quoi les découvertes réalisées dans notre domaine ont changé notre compréhension des phénomènes naturels, physiques et sociaux, bouleversant bien souvent nos manières de penser, de vivre et de travailler. Nous pouvons tous et toutes faire cela, que ce soit dans une réunion familiale, à une conférence à la bibliothèque publique, dans un texte d’opinion ou, à l’instar de ma collègue Donna Strickland, lors d’activités entourant un prix ou un hommage important.
En deuxième partie, je montrerai comment je compte passer à l’action et faire valoir l’importance de la recherche fondamentale avec l’histoire d’une découverte inattendue qui a transformé notre façon de communiquer, de travailler et de jouer. Cette découverte, qui remonte à 130 ans, n’a été commercialisée qu’en 1970 – et ce fut fondateur dans ma carrière de chercheur. Il s’agit des cristaux liquides.
Le hasard ne favorise que les esprits préparés
La recherche fondamentale ne s’intéresse généralement pas à la résolution d’un problème particulier, mais à l’avancement des connaissances. Aujourd’hui, la recherche fondamentale se déroule presque exclusivement dans les universités plutôt que dans les laboratoires privés ou gouvernementaux. Il s’agit ici d’une entreprise à long terme : les chercheurs et chercheuses peuvent y mettre des décennies avant de mieux appréhender un champ de recherche donné.
Transportons-nous au milieu du XIXe siècle, plus particulièrement au 7 décembre 1854, quand Louis Pasteur, dans un exposé à l’Université de Lille, a prononcé ces célèbres mots : « Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés. » Voilà qui souligne le fait que bon nombre de découvertes transformatrices pour la société moderne sont le fruit de la recherche fondamentale. Parce qu’il faut du temps et que les avancées ne se font pas nécessairement en une seule fois, les « moments eurêka » peuvent être rares. Si la recherche fondamentale vise bel et bien à résoudre des problèmes pratiques, son approche se veut plus constante, étrangère aux échéanciers et aux dates de tombée. De temps à autre, quelqu’un fait une observation ou obtient un résultat qui change la donne. Dans l’histoire des sciences, ce type de découverte s’est souvent faite fortuitement, sans qu’on ait nécessairement cherché à obtenir le résultat obtenu. La capacité à reconnaître alors sa valeur découle de ce que M. Pasteur appelle « l’esprit préparé ». Si la découverte des cristaux liquides était fortuite, il a fallu des décennies de recherche fondamentale pour obtenir des retombées.
La découverte des cristaux liquides
Vous avez sans doute déjà rencontré le terme « cristaux liquides » sur diverses technologies telles que montre-bracelet, téléphone intelligent, ordinateur portable et télévision à écran plan (le terme ACL fait référence à l’affichage à cristaux liquides). Mais qu’est-ce qu’un cristal liquide? Comme son nom l’indique, il s’agit d’un fluide comportant certaines caractéristiques propres aux matières cristallines. Les cristaux liquides sont biréfringents, c’est-à-dire qu’ils font dévier le plan de lumière polarisée qui les traverse. C’est cette propriété qui caractérise essentiellement la technologie ACL. Comme les premiers appareils ACL ont été commercialisés dans les années 1970, on pourrait penser que les cristaux liquides ont été découverts dans les années 1950 ou 1960, mais non!
Cette découverte a été faite en 1888 par le botaniste autrichien Friedrich Reinitzer et le cristallographe allemand Otto Lehmann. M. Reinitzer s’intéressait à la structure moléculaire du cholestérol, qu’il pensait être un composant de la racine de la carotte. Avant l’apparition de la spectroscopie et des techniques de cristallographie par rayons X, les scientifiques du XIXe siècle déterminaient les structures moléculaires en effectuant un changement structurel prévisible pour en faire un dérivé et analyser les nouvelles propriétés physiques. C’est ainsi que M. Reitnizer a converti le cholestérol en ester d’acide benzoïque, soit le benzoate de cholestéryle, un solide blanc. Voulant enregistrer le point de fusion, il a ensuite chauffé la nouvelle matière, atteignant 146 °C. Or, au lieu de fondre en liquide clair, la matière s’est alors transformée en liquide opaque, prenant finalement la forme attendue à 178 °C. Le scientifique avait beau purifier la matière encore et encore, l’atteinte du point de fusion donnait invariablement ce même résultat des plus inattendus.
Un esprit insuffisamment préparé aurait jugé le résultat insatisfaisant et se serait mis en quête d’un autre dérivé du cholestérol aux propriétés attendues. Mais M. Reitnizer, qui avait l’esprit préparé, s’est demandé qu’est-ce que ce liquide opaque? Pour résoudre cette énigme, il a fait appel à M. Lehmann, qui avait un microscope doté de filtres à polarisation croisée et d’un palier de chauffage. L’instrument ainsi adapté a permis d’observer le cristal biréfringent jusqu’à ce qu’il devienne liquide, où le champ d’observation s’obscurcit normalement, puisqu’un liquide n’est habituellement pas biréfringent.
M. Lehmann a donc placé une petite quantité de benzoate de cholestéryle sous son microscope polarisé, pour ensuite chauffer l’échantillon. À 146 °C, la matière solide a commencé à fondre et à bouger comme le ferait un liquide. Cette matière était toujours visible, quoique la texture était moins colorée. Ce qu’on pouvait voir, c’était la biréfringence d’une matière cristalline : un cristal liquide! Et voilà qu’en atteignant 178 °C, le liquide biréfringent s’est transformé en liquide normal et le champ de vision s’est obscurci. Initialement accueillie avec scepticisme, la découverte des deux scientifiques a fait le tour du monde, ouvrant la voie à des décennies de recherche fondamentale dans le but de comprendre ce nouvel état de la matière.
Quand le fortuit donne naissance à la technologie ACL
À la fin des années 1920, le physicien russe Vsevolod Freedericksz a montré que lorsqu’une pellicule de cristal liquide insérée entre des plaques de verre conducteur est placée entre des filtres à polarisation croisée, on peut créer un obturateur de lumière réversible, comme ce qu’on a pu voir dans les appareils photo prénumériques, en utilisant le champ électrique appliqué de démarrage et d’arrêt. C’est que la capacité de la pellicule de cristal liquide à faire dévier le plan de lumière polarisée dépend de l’orientation des molécules en relation avec les polarisateurs croisés – la pellicule de cristal liquide est biréfringente à l’arrêt, quand les molécules reposent sur le verre du fait des forces de surface et elle n’est pas biréfringente à l’état de marche, quand les molécules s’alignent selon le champ magnétique et « s’élèvent » par rapport au verre.
Fait incroyable, la « transition Freedericksz » n’a trouvé des applications concrètes qu’au début des années 1970, après deux avancées majeures. La première est l’affichage à cristaux liquides à nématique en hélice, développé de manière indépendante par deux groupes, l’un dirigé par James Fergason à l’Université d’État de Kent aux États-Unis et l’autre par Martin Schadt et Wolfgang Helfrich à Hoffmann-Laroche, en Suisse. La deuxième avancée est la découverte d’une nouvelle classe de cristaux liquides par le chimiste George Gray à l’Université de Hull au Royaume-Uni, les cyanobiphényles (ex. : 4-cyano-4’-pentylbiphényle, ou 5CB), qui présentaient une stabilité thermique, chimique, photochimique et électrochimique. En variant la longueur des chaînes alkyle, on a pu obtenir un état de liquide cristallin en conditions ambiantes sur une vaste fourchette de températures. L’affichage à cristaux liquides à nématique en hélice utilisant les cyanobiphényles a servi aux premières applications commerciales, soit les montres à affichage numérique et les calculatrices. Ce jalon généra une explosion des activités de recherche dans les universités comme en entreprise, ce qu’on peut constater au nombre de publications revues par les pairs sur les cristaux liquides, lesquelles sont passées de quelque 700 pendant les sept premières décennies du XXe siècle à plus de 115 000 entre 1971 et 2020.
Au lendemain des grandes avancées ainsi réalisées en génie, en chimie et en physique ayant donné naissance à l’ACL qu’on connaît, on peut difficilement mesurer toute l’étendue du chemin parcouru, à moins d’avoir travaillé dans ce milieu et d’en connaître l’histoire. Parti.e.s d’un primitif affichage numérique monochrome (qu’on peut encore voir à la pompe, par exemple), nous sommes parvenu.e.s à un écran ACL couleur ultrarapide, et d’un téléviseur à quelques dizaines de pixels au téléviseur à écran plat 4K haute définition dépassant les huit millions de pixels.
Demandons-nous un instant : aurions-nous accès à une telle technologie si M. Reinitzer n’avait pas eu l’esprit préparé et s’il ne s’était pas demandé quel était donc ce liquide opaque? Les universitaires qui font de la recherche fondamentale se posent sans cesse ces questions. Et c’est en y répondant qu’on parvient à élargir nos connaissances et à établir un cadre de formation pour les étudiant.e.s, qui constitueront la relève en recherche. Qui plus est, la réponse à l’une de ces questions peut très bien être l’étincelle qui donnera naissance à un tout nouveau champ de recherche et à des avancées jusqu’alors impensables. Mais pour l’heure, si nous ne nous levons pas tous et toutes pour réclamer un meilleur financement de la recherche fondamentale, nous risquons bien de voir la braise se réduire en cendre.
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