L’heure est au rattrapage en matière de libre accès
Chef de file de la publication en libre accès il y a une dizaine d’années, le Canada doit maintenant mettre ses politiques à jour.
Les jours des traditionnelles revues savantes par abonnement semblent comptés. Partout dans le monde, les organismes qui financent la recherche adoptent des politiques de plus en plus vastes exigeant que les chercheurs et chercheuses rendent le fruit de leur travail accessible gratuitement au public. À moins de suivre cette tendance, le Canada, qui était autrefois un chef de file dans le domaine, risque de se laisser distancer par les autres pays.
Les trois principaux organismes de financement de la recherche du Canada, à savoir le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG), le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), ont adopté en 2015 une politique commune sur le libre accès aux publications. Selon cette politique, les titulaires d’une subvention doivent faire en sorte que les articles revus par les pairs découlant de la recherche financée par les organismes soient accessibles gratuitement dans les 12 mois suivant leur publication. Pour ce faire, les titulaires peuvent avoir recours à des dépôts en ligne (soit des archives numériques gratuites tenues par des établissements ou des organisations) ou à des revues dont le contenu est gratuit pour le lectorat. Or, les choses ont beaucoup changé depuis l’entrée en vigueur de la politique il y a huit ans, et la publication en libre accès a gagné en popularité. Aujourd’hui, de nombreuses voix dans le milieu scientifique estiment que le Canada doit revoir ses politiques en la matière.
« Nous étions à l’avant-garde en 2015, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, explique Michael Donaldson, directeur des initiatives stratégiques à Éditions Sciences Canada. Il faut refondre la politique en fonction de ce qui se fait à l’échelle internationale depuis quelques années. »
Certains bailleurs de fonds de la recherche n’autorisent plus l’embargo de 12 mois. L’été dernier, le Bureau de la politique scientifique et technologique de la Maison-Blanche a publié une note de service demandant aux départements et organismes fédéraux de mettre leurs politiques de libre accès à jour d’ici la fin de 2025 afin de rendre accessibles au public les publications et études financées par les contribuables, et ce, sans tarder et gratuitement. À plus grande échelle, un groupe d’organismes de financement de la recherche, dont l’organisme du Royaume-Uni pour la recherche et l’innovation (UKRI) et les Fonds de recherche du Québec (FRQ), ont adhéré au Plan S, une initiative ambitieuse de publication en libre accès qui exige que les chercheurs et chercheuses publient leurs travaux dans des revues dont le contenu est immédiatement en libre accès ou ajoutent le manuscrit approuvé dans des dépôts en libre accès au moment de la publication. Le Plan S requiert également que les études soient publiées sous une licence ouverte comme Creative Commons, qui permet de partager l’article et de le modifier à n’importe quelle fin.
Comme M. Donaldson, Stefanie Haustein, professeure agrégée à l’Université d’Ottawa et codirectrice du Laboratoire de communication savante, estime que l’embargo de 12 mois des trois organismes subventionnaires canadiens, qui semblait constituer un bon compromis au moment de son entrée en vigueur, n’est plus pertinent et devrait être levé. La pandémie a d’ailleurs bien mis en évidence l’importance pour le public de pouvoir accéder rapidement à l’information scientifique. « Cette pratique commerciale consistant à ralentir l’accès à la science pour en tirer des bénéfices ne tient plus la route », dit-elle.
Qui plus est, peu de chercheurs et chercheuses canadien.ne.s respectent la politique des organismes subventionnaires. Leigh-Ann Butler, étudiante à la maîtrise supervisée par Mme Haustein, s’est penchée sur plus de 250 000 articles publiés par des Canadien.enne.s entre 2015 et 2018; l’exercice a révélé que seuls 46 % d’entre eux étaient libres d’accès. Le portrait s’améliore à peine pour les quelque 100 000 publications qui mentionnent explicitement avoir reçu du financement des organismes subventionnaires : 48 % d’entre elles sont en libre accès. Ainsi, plus de la moitié des publications enfreignent la politique.
En outre, la différence entre le taux de conformité à la politique en fonction de l’organisme subventionnaire dont il est question est frappante. Près de 65 % des articles découlant de travaux de recherche financés par les IRSC ont été publiés en libres accès, comparativement à 44 % du côté du CRSNG et à 30 % de celui du CRSH. Selon Mme Butler, cette disparité s’explique par les différences culturelles et historiques des divers milieux scientifiques, ainsi que par leurs pratiques distinctes en matière de publication. « La culture et les pratiques par rapport au libre accès varient d’un domaine à l’autre, résume-t-elle, ce qui explique les différences entre les organismes. »
Comme les IRSC disposent d’une politique de publication en libre accès depuis 2008, les chercheurs et chercheuses en santé ont eu davantage de temps pour se faire à l’idée. Le CRSNG finance la recherche dans des domaines où la question des droits de propriété intellectuelle revêt une grande importance. Pour leur part, les chercheurs et chercheuses en sciences humaines privilégient généralement les livres et les monographies pour communiquer leur travail. Ces formats, dont le processus de publication est plus long que celui des revues et articles, tendent eux aussi vers un modèle de libre accès sous la pression grandissante des bailleurs de fonds.
Ce ne sont cependant pas les seuls facteurs derrière le faible taux de conformité à la politique des trois organismes. D’abord, la publication en libre accès peut s’avérer coûteuse. La plupart des revues ou des groupes d’édition en libre accès imposent des frais de publication garantissant un accès gratuit au lectorat; c’est ce qu’on appelle la « voie dorée », où l’on fait contribuer les auteurs et autrices aux coûts généraux de publication. Par ailleurs, nombre de revues par abonnement traditionnelles proposent une version en libre accès pour laquelle l’auteur ou l’autrice doit payer, un modèle qu’on appelle hybride. Ces frais d’auteur peuvent atteindre les milliers de dollars par article, particulièrement pour les revues par abonnement de renom. « Personne ne veut consacrer 5 000 dollars d’une subvention de 20 000 dollars sur un libre accès », fait valoir Mme Butler, qui souligne que cette somme peut plutôt servir à embaucher un.e assistant.e de recherche.
Au final, ce sont d’énormes sommes provenant des fonds publics qui sont remises essentiellement à cinq grandes entreprises de l’édition scientifique : Elsevier, Sage, Springer-Nature, Wiley et Taylor & Francis, que Mmes Butler et Haustein qualifient d’« oligopole ». Dans le cadre de ses travaux de recherche, Mme Butler a déterminé que pour les quelque 11 000 articles reconnaissant avoir reçu du financement des organismes subventionnaires du Canada publiés par la voie dorée et de manière hybride dans des revues de l’oligopole pendant la période de quatre ans à l’étude, les chercheurs et chercheuses ont payé près de 34,5 millions de dollars (25,3 millions dollars américains) en frais de traitement.
Bien sûr, il y a toujours l’option la moins coûteuse qui consiste à téléverser les articles dans un dépôt en ligne dans les 12 mois suivant la publication ou avant, selon l’entente de publication. C’est ce qu’on appelle la « voie verte ». De nombreuses universités canadiennes offrent ce service à leur personnel, mais le processus peut être complexe sur le plan des droits d’auteur selon la version de l’article téléversée et les chercheurs et chercheuses ne reçoivent malheureusement que peu d’accompagnement dans le processus. C’est sans parler du défi purement logistique que représente l’embargo de 12 mois, qui exige que les chercheurs et chercheuses se rappellent de téléverser leurs articles dans un dépôt une année entière après leur publication initiale. « Qui va mettre ça à son calendrier? On est déjà passé à autre chose », explique Mme Haustein.
Comme il y a peu d’avantages tangibles à la publication en libre accès et aucune conséquence concrète imposée par les organismes subventionnaires, il n’est pas étonnant que bien des chercheurs et chercheuses canadien.ne.s passent outre les règles. « Il n’y a ni surveillance ni mise en application, observe Mme Butler. On peut choisir de respecter les règles, mais en fin de compte, personne ne vérifie. »
Kori St-Cyr, directeur des politiques et des relations gouvernementales au CRSNG, précise que l’organisme surveille bel et bien la conformité à la politique sur le libre accès et s’intéresse à ce qui se passe du côté des autres organismes qui financent la recherche. Par exemple, environ 74 % des articles découlant de travaux de recherche financés par le gouvernement américain ont été publiés en libre accès entre 2017 et 2020, comparativement à 67 % en 2022 pour les recherches financées par le gouvernement français. Il signale toutefois que les analyses statistiques des publications utilisées pour suivre la production et l’incidence des chercheurs et chercheuses, une méthode qu’on appelle la bibliométrie, ont leurs limites : ce n’est pas tout le monde qui pense à mentionner le soutien de ses bailleurs de fonds dans ses travaux. Un oubli dont même Mme Butler s’est rendue coupable avec sa recherche.
Quoi qu’il en soit, le CRSNG réfléchit à la manière de mieux faire observer sa politique. « Nous étudions les pratiques employées par d’autres organismes de financement de la recherche, leurs avantages et inconvénients, ainsi que les pratiques exemplaires dans le domaine. Nous examinons les options qui s’offrent à nous », affirme M. St-Cyr, sans toutefois préciser les options à l’étude. Selon Mme Butler, se doter d’un dépôt dédié au libre accès, comme l’ont fait les Instituts nationaux de la santé des États-Unis avec PubMed, ou mesurer publiquement la science ouverte comme le fait le baromètre français de la science ouverte, favoriserait la conformité.
Parallèlement, les trois organismes subventionnaires canadiens évaluent les modifications qui pourraient devoir être apportées à la politique, sans pour autant dévoiler la nature de celles-ci. « Nous sommes encore à l’étape de la réflexion, révèle M. St-Cyr. Nous sommes parfaitement conscients que les choses changent dans le milieu à l’échelle mondiale et nous étudions comment continuer de favoriser le libre accès. »
Certain.e.s membres de l’écosystème de financement de la recherche du Canada ont déjà mis à jour leurs politiques de libre accès en fonction des modèles de publication actuels. Depuis juillet 2022, les FRQ demandent aux chercheurs et chercheuses de fournir dès la publication d’un article revu par les pairs une version en libre accès, que ce soit dans une revue ou un dépôt en ligne, et de publier leurs articles sous certaines licences particulières de Creative Commons ou autre licence équivalente.
De plus, le financement des FRQ ne peut servir à payer les frais de traitement d’article que si la revue est complètement libre d’accès ou s’il s’agit d’une revue par abonnement qui a conclu une « entente de transformation » avec la bibliothèque à laquelle sont lié.e.s les auteurs et autrices de l’article. Une telle entente ayant permis à la bibliothèque de négocier au préalable les frais couvrant à la fois l’abonnement et le traitement des articles. Les chercheurs et chercheuses peuvent aussi opter pour ce que les FRQ qualifient de « revues en transformation », c’est-à-dire des publications qui se sont engagées à adopter pleinement le modèle de libre accès.
Selon Emmanuelle Lévesque, conseillère en éthique de la recherche aux FRQ, cela signifie que les chercheurs et chercheuses doivent envisager de publier dans de nouvelles revues si leurs revues habituelles ne répondent pas à ces critères. « Il faut inciter les chercheurs et chercheuses à changer leurs pratiques. Si la politique permet [d’éviter le libre accès], les gens continueront simplement à faire comme bon leur semble. »
De plus, on s’attend désormais que les études découlant de travaux effectués dans de nombreux laboratoires du gouvernement fédéral soient accessibles au public dès leur publication. Cette norme a été établie dans la Feuille de route pour la science ouverte, présentée en 2020 par Mona Nemer, conseillère scientifique en chef du Canada, et s’inscrit dans la Directive sur le gouvernement ouvert du Conseil du Trésor. Bien qu’elle n’impose pas de contraintes, la Feuille de route contient des recommandations sur la manière de rendre les travaux issus de la recherche et l’information accessibles à grande échelle, sauf s’il y a des enjeux de protection de la vie privée, de confidentialité et de sécurité. Mme Nemer mène maintenant des consultations auprès de la communauté de recherche extra-muros pour voir comment harmoniser les exigences. Elle a bon espoir que les trois organismes subventionnaires suivront le bal et laisseront tomber leur embargo.
« Les pays qui ressemblent au Canada et ceux avec lesquels il collabore vont dans ce sens; l’heure est venue pour le pays de revoir lui aussi ses politiques, explique Mme Nemer. Il faut fixer une date et se mettre au travail. »
« Il faut inciter les chercheurs et chercheuses à changer leurs pratiques. Si la politique permet [d’éviter le libre accès], les gens continueront simplement à faire comme bon leur semble. »
Nombre d’intervenant.e.s du milieu de l’édition scientifique opèrent déjà une transition vers le libre accès. Éditions Sciences Canada a actuellement trois revues en libre accès, lancées il y a cinq ou six ans, et prévoit transformer ses autres publications dans les cinq prochaines années, explique M. Donaldson.
« Nous nous y sommes engagés, mais il s’agit d’une transition importante et risquée du point de vue des affaires, précise-t-il. C’est notre grande priorité : nous voulons que nos revues soient le plus solides possible pour réussir cette transition. »
Susan Haigh, directrice générale de l’Association des bibliothèques de recherche du Canada, précise que les organismes d’édition à but non lucratif, comme Éditions Sciences Canada, sont généralement heureux de faire ce changement pourvu qu’on leur assure un financement stable pour couvrir les coûts. Il existe d’ailleurs des initiatives comme Coalition Publica, un partenariat entre Érudit et le Public Knowledge Project, qui fournit une infrastructure numérique pour l’édition scientifique à moindre coût. Ce type d’initiative s’occupe des fonctions de configuration (back-end), qui représentent l’essentiel des frais pour une revue.
Pour leur part, les groupes commerciaux d’édition ont trouvé leurs propres manières de conserver leurs revenus en offrant un libre accès dans une certaine mesure, comme en témoigne l’émergence récente des ententes de transformation. Les grands groupes commerciaux d’édition signent des ententes de transformation avec des bibliothèques et des regroupements bibliothécaires partout dans le monde; le Réseau canadien de documentation pour la recherche, par exemple, a entre autres signé des ententes avec SAGE, Wiley et les presses de l’Université de Cambridge. Si l’objectif est de leur donner le temps de transitionner vers un modèle de libre accès complet, Mme Haustein soutient toutefois qu’elle n’a encore vu aucune entente qui prévoit une date de fin du modèle par abonnement. « C’est une vraie surenchère. Pendant que nous améliorons nos politiques, les groupes commerciaux trouvent encore des moyens de tirer leur épingle du jeu. »
Les chercheurs et chercheuses ont également des préoccupations quant au libre accès, affirme Mme Haigh. Les critères de promotion et de permanence reposent encore grandement sur le dossier de publication, où les revues de renom, qui proviennent de grands groupes commerciaux d’édition, sont les plus valorisées. « Les chercheurs et chercheuses espèrent que les critères s’élargiront. Il faut les aider à se sentir à l’aise de publier en libre accès. »
C’est pourquoi Mme Haustein pense que seules les politiques venant du haut garantiront une transition réussie. « Il faut que ce soit obligatoire, et il faut une surveillance », conclut-elle.
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