Qui a peur de la liberté académique ?

Au Canada comme ailleurs, la liberté académique est fragilisée par la polarisation idéologique, les ingérences gouvernementales et le sous-financement public des établissements universitaires. Devant ces attaques, la défense s’organise au nom de la mission universitaire et du débat démocratique.

02 juillet 2025
Graphic by: Edward Thomas Swan

« Il est évident que toute restriction à la liberté académique agit de manière à entraver la dissémination publique du savoir et nuit ainsi à l’action et au jugement de la nation. »

– Albert Einstein

La liberté académique est au cœur de la mission universitaire. Cependant, la polarisation politique en fait désormais une cible de choix pour certains groupes et gouvernements. Le Canada n’échappe pas à cette tendance mondiale.

Au Québec, la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, a récemment demandé aux cégeps Dawson et Vanier de retirer deux cours portant sur la littérature palestinienne. Elle souhaitait, a-t-elle affirmé, éviter d’envenimer les tensions sur ces campus au sujet du conflit israélo-palestinien. Elle a aussi bloqué la nomination de Denise Helly au conseil d’administration de l’Institut national de recherche scientifique, en raison de ses liens allégués avec le controversé prédicateur Adil Charkaoui. 

En Alberta, le Provincial Priorities Act exige que tout organisme provincial obtienne l’aval du gouvernement albertain avant de conclure, de modifier ou de renouveler une entente de financement avec un organisme fédéral. Le projet de loi initial ciblait notamment les établissements postsecondaires, donc le financement de la recherche. Le gouvernement conservateur de Danielle Smith souhaitait aligner la recherche universitaire sur ses priorités, voire sur son idéologie. La loi a finalement accordé plusieurs exemptions au secteur postsecondaire.

En Nouvelle-Écosse, le gouvernement conservateur de Tim Houston a adopté le projet de loi 12, qui menace l’autonomie des universités et la liberté académique. Depuis 2015, les établissements en proie à des difficultés économiques pouvaient volontairement approcher le gouvernement pour élaborer un plan de « revitalisation ». Ce mécanisme permettait de suspendre temporairement les conventions collectives et le droit de grève.

« Dans la nouvelle loi, le gouvernement s’arroge le droit d’imposer lui-même un plan de revitalisation à une université, souligne Peter McInnis, professeur associé à l’Université Saint-François Xavier. Or, ces plans peuvent exiger la restructuration de programmes ou la suppression de certains cours. La possibilité que le gouvernement dicte ainsi ses priorités économiques et idéologiques devient très grande. »

La nouvelle loi permet aussi au gouvernement d’imposer des domaines de recherche à Research Nova Scotia Corporation, l’organisme à but non lucratif responsable du financement de la recherche dans la province. Le gouvernement pourra également nommer la majorité des membres des conseils d’administration des universités. « L’orientation de la recherche et la gouvernance des universités sont au cœur de l’autonomie de ces institutions et de la liberté académique ; or cette nouvelle loi les menace directement », s’inquiète M. McInnis.

Le palier fédéral n’est pas à l’abri de ces dérives. Lors de la dernière campagne électorale, le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, a affirmé que s’il était élu, il interviendrait dans le financement de la recherche universitaire pour le rendre moins « woke ».

« Cela montre que notre pays n’est pas immunisé contre les dérives que l’on voit aux États-Unis », s’alarme Robin Whitaker, présidente de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université.

Un déclin mondial

La dernière édition de l’Index de la liberté académique indique qu’en 2023, celle-ci a décliné dans 23 pays, parmi lesquels les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Inde et la Russie. Elle n’a progressé que dans dix États. Plus de quatre personnes sur dix vivent dans des pays où la liberté académique n’existe pas. Le Canada se classe au 42e rang et les États-Unis au 88e  (avant la réélection de Donald Trump).

L’Index montre que la liberté académique tend à diminuer dans les pays où la polarisation politique gagne en force. Lorsque des partis nationalistes et illibéraux arrivent au pouvoir, ils s’en prennent rapidement à la liberté académique, ainsi qu’à la liberté de presse et à l’indépendance du judiciaire. On l’a vu notamment en Hongrie après l’élection de Victor Orbán, en Inde après celle de Narendra Modi et bien sûr aux États-Unis sous Donald Trump.

« Ces gouvernements tentent de la réduire à une forme de liberté d’expression réservée à des privilégiés, comme si les universités ne produisaient que des opinions et de l’idéologie, alors qu’il s’agit au contraire de protéger une recherche rigoureuse qui génère des connaissances », alerte Robert Quinn, directeur général et fondateur de Scholars at Risk.

La polarisation sociale, quant à elle, refroidit les ardeurs des chercheurs et chercheuses qui souhaitent effectuer des recherches ou communiquer sur des sujets controversés (changements climatiques, vaccination, immigration, genre, etc.). Elle peut aussi contraindre les choix de mots utilisés dans les cours, voire carrément occulter des sujets. Des professeures et professeurs craignent même d’être pris à partie par leurs étudiantes et étudiants.

Cette pression favorise une autocensure dans l’enseignement. « Certes, on doit se soucier des sensibilités des gens, reconnaît Chantal Pouliot, professeure titulaire en sciences de l’éducation à l’Université Laval. Cependant, pour former des personnes critiques on doit pouvoir aborder les questions difficiles. Il y a un coût social à ne plus enseigner certains sujets. »

Un dilemme semblable se présente avec les politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI) dans le financement de la recherche, selon Arnaud Bernadet, professeur au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill. L’EDI, qu’il juge légitime dans plusieurs domaines, comme l’embauche, peut devenir un frein à la liberté académique lorsqu’on l’impose comme condition à la recherche.

Comme un miroir à l’obsession de l’ultradroite d’interdire des théories ou des concepts, il y aurait, selon lui, une tentation à gauche d’imposer, notamment dans les organismes de financement de la recherche fédéraux, tout un vocabulaire militant . On exige désormais que les personnes qui déposent des demandes de subvention reconnaissent a priori des concepts comme l’intersectionnalité ou le racisme systémique.

« Cela remet en cause le droit de choisir librement son objet de recherche et sa grille théorique, estime M. Bernadet, également co-auteur de l’essai Liberté universitaire et justice sociale. De plus, cela ouvre une brèche dans laquelle pourraient s’engouffrer d’autres mouvements politiques qui accéderaient au pouvoir, afin d’imposer à leur tour leur idéologie et leurs concepts. »

Reconnaître la liberté académique

La situation actuelle montre que la liberté académique ne peut jamais être tenue pour acquise. Mais pour la défendre, encore faut-il s’entendre sur sa nature et son champ d’application.

Mme Pouliot invite à se baser sur la définition proposée au Québec dans la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire (Loi 32), qui s’inspire elle-même de la définition de l’UNESCO. Cette liberté y est définie comme « le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement ».

Pour Mme Pouliot, qui a siégé à la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire (Commission Cloutier), cette définition identifie bien les titulaires de cette liberté. « Elle s’applique à toute personne dont les activités contribuent à la mission universitaire de production et de transmission de connaissances », précise-t-elle. 

Les gens qui travaillent à l’administration ne sont généralement pas des titulaires de cette liberté, mais ont des responsabilités cruciales à son égard : la reconnaître, la promouvoir et la protéger. Or, rappelle Mme Pouliot, ces personnes n’ont pas toujours su comment jouer cette partition. La réaction des administrations a été critiquée dans plusieurs affaires, dont celle de Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, celle de Valentina Azarova à l’Université de Toronto et celle de Patrick Provost à l’Université Laval. 

Le danger de la précarité

Selon Louis-Philippe Lampron, professeur de droit à l’Université Laval et coauteur de l’essai En toute collégialité! sur la liberté universitaire, on ne doit pas limiter la portée de cette liberté aux seuls individus, comme si son rôle se réduisait à protéger les personnes qui font de la recherche ou de l’enseignement. On doit également éviter de la considérer comme un simple privilège garanti par une convention collective.

« La liberté académique est une liberté institutionnelle, similaire à la liberté de la presse en ce qu’elles assurent toutes les deux que la population puisse accéder à des connaissances et à des faits sur lesquels elle peut baser sa propre liberté d’expression et sa participation à la vie démocratique », avance-t-il.

Elle repose donc sur l’autonomie des individus et sur leur protection, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des établissements, mais aussi sur l’autonomie des établissements et sur leur indépendance par rapport aux gouvernements, aux bailleurs de fonds et aux groupes de pression. Ainsi, la précarité individuelle et institutionnelle menace la liberté académique en fragilisant ceux et celles qui doivent la pratiquer et la protéger.

« Le plus grand danger pour la mission universitaire, et par extension la liberté académique, est la pression économique, bien plus que les interventions mal avisées d’une ministre ou les sensibilités de certains étudiants », affirme Madeleine Pastinelli, présidente de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU). La fragilisation financière des établissements est actuellement exacerbée par les restrictions imposées à la venue de personnes étudiantes internationales sur lesquelles ils comptent depuis longtemps pour compenser leur sous-financement public.

Cette fragilité augmente la vulnérabilité des universités aux pressions du secteur privé ainsi que des donateurs et même dans certains cas des gouvernements, qui peuvent avoir la tentation de diriger de plus en plus de financement de recherche orienté en fonction de leurs priorités.

Cette précarité ne se limite pas aux établissements. « La liberté académique des professeurs permanents est généralement protégée par leur convention collective, mais les universités embauchent de plus en plus de contractuels et il n’est pas clair du tout que leur liberté soit aussi bien défendue », reconnaît Mme Whitaker. 

Protéger et promouvoir la liberté académique

Les menaces à la liberté académique sont donc multiples et de nature bien différente. Comment s’en défendre? M. Quinn considère comme une vulnérabilité que cette liberté soit surtout protégée au Canada par des conventions collectives. Le Québec a tenté récemment de résoudre le problème avec sa Loi 32, avec des résultats mitigés.

Cette législation exige que les universités instaurent des comités représentatifs des communautés des établissements pour, notamment, examiner les plaintes portant sur la liberté académique universitaire et formuler des recommandations à leur sujet.

« Mais la confiance dans ces comités demeure faible et les professeurs ont plutôt tendance à déposer un grief lorsqu’un conflit met en cause leur liberté académique », estime Mme Pastinelli. La FQPPU déplore en outre le peu de progrès du côté de la promotion de la liberté académique par les administrations, une autre obligation de la loi.

Par ailleurs, l’article 3 de la loi précise que cette liberté « doit s’exercer en conformité avec les normes d’éthique et de rigueur scientifique généralement reconnues par le milieu universitaire ». Selon elle, des administrations tendent à étirer l’argument de la rigueur scientifique pour restreindre la liberté académique.

Défendre la liberté académique contre des gouvernements n’est pas non plus une mince affaire. Pour M. Quinn, les universités, en particulier lorsque le contexte devient aussi difficile qu’en ce moment aux États-Unis, doivent combattre l’isolement et la peur et refuser le choix binaire : obéissez ou périssez. « Plus longtemps nous résisterons et plus nous aurons de temps pour bâtir des coalitions et nous renforcer, affirme-t-il. Nous devons surtout faire comprendre au public que c’est la liberté qui est attaquée, pas seulement des universités. »

Cet élément est crucial pour Mme Whitaker. Selon elle, si des personnalités politiques peuvent s’en prendre publiquement à la liberté académique, c’est qu’elles croient pouvoir marquer des points auprès de leur base sans en payer de prix politique. « En plus de continuer à exercer tous les aspects de notre liberté académique, nous devons expliquer sans relâche comment elle fonctionne et montrer ses retombées pour l’ensemble de la société », avance-t-elle.