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À mon avis

Quel rôle occupent les preuves scientifiques dans la décision politique au Québec : le cas de la Fonderie Horne

Comment les preuves scientifiques sont-elles traduites en décisions politiques? Et en quoi cela peut-il nous aider à mieux comprendre la situation de Rouyn-Noranda?

par ANTOINE LEMOR & ÉRIC MONTPETIT | 13 OCT 22

Lorsque nous prétendons avoir la preuve de quelque chose, nous avons tendance à agir en conséquence, car nous pensons connaître la vérité. On pourrait donc penser que lorsqu’une nouvelle preuve scientifique est disponible, celle-ci devrait suffire en elle-même à entraîner une décision politique.

Or, comme le montre la récente évaluation de risques de cancers dans la ville de Rouyn-Noranda et les négociations gouvernementales avec la fonderie Horne considérée responsable, la réalité semble bien plus complexe.

Comment les preuves scientifiques sont-elles traduites en décisions politiques? Et en quoi cela peut-il nous aider à mieux comprendre la situation de Rouyn-Noranda?

Professeur titulaire et doctorant en science politique à l’Université de Montréal, nos recherches sur la science, l’expertise et les politiques publiques cherchent à apporter un éclairage sur ces questions. Dans un chapitre d’un livre collectif à paraître (Molly Kao et Julien Prud’homme, Faire preuve. Comment nos sociétés distinguent-elles le vrai du faux, Presses de l’Université de Montréal) sur l’utilisation des preuves scientifiques dans la décision politique, nous argumentons que celles-ci ne peuvent suffire en elles-mêmes. Ces dernières font l’objet de diverses stratégies et n’apportent qu’un regard spécifique sur une situation, ce qui rend l’exercice du jugement politique indispensable.

Surtout, le niveau de preuve suffisant pour agir ne va pas de soi.

L’importance des preuves scientifiques

Nous évoquons dans notre chapitre deux philosophes de la science qui affirment que la vérité et les preuves scientifiques nous permettent d’agir de la bonne façon. Pourquoi? Car si nous agissons en fonction de conceptions erronées, nous nous exposons à ce que le réel « nous heurte ».

Par exemple, si un décideur augmente la limitation de vitesse de 50 km/h en pensant que cela ne causera pas davantage d’accidents, la réalité risque de s’imposer et de « heurter » la population. Pour cette raison, un champ des politiques publiques vise à informer la décision publique au travers de preuves scientifiques.

Au Québec, c’est ce qui justifie l’existence de la Santé publique et de groupes d’experts comme l’INSPQ, dont la mission est, selon sa Loi constitutive, de soutenir et « [d’]informer le ministre des impacts des politiques publiques », et « la population sur son état de santé ».

Fonderie Horne : une preuve scientifique à l’origine du débat public

Forts de leur mission d’information, l’INSPQ et la Santé publique ont produit des preuves scientifiques identifiant certains risques que poseraient l’activité de la fonderie Horne sur la santé des riverains, dont récemment, celui de cancer du poumon.

Aussitôt après la publication du rapport de l’INSPQ, au début du mois de juillet 2022, le directeur national de la Santé publique, Luc Boileau, affirmait que les émissions d’arsenic de la fonderie n’étaient pas « tolérables ». Dans la foulée, le premier ministre François Legault n’excluait pas la fermeture de l’usine.

Bien que des risques semblaient déjà avoir été identifiés dans le passé, la solidité de la preuve paraît cette fois générer une attention publique considérable, essaimant dans la campagne électorale, et générant un débat public sur les dérogations aux normes de pollution.

Toutefois, l’orientation gouvernementale choisie semble s’être gardée de toute mesure préventive. Le gouvernement compte en effet imposer des « cibles intermédiaires », dont des émissions de 15 nanogrammes d’ici 5 ans pour l’arsenic, au lieu des 3 requis par la norme nationale. Pourquoi?

Une preuve scientifique suffit-elle pour agir?

En réalité, décider en se fondant sur une preuve scientifique n’est pas un processus linéaire. Il existe bien une « hiérarchie des preuves » plaçant les essais expérimentaux (c’est-à-dire reproduisant le phénomène en conditions de laboratoire) en première position, mais ils ne sont parfois pas adaptés aux décisions publiques et à la réalité.

Dans le cas de Rouyn-Noranda, des doutes ont par exemple été émis sur les effets synergiques (multiplicatifs) de plusieurs polluants émis par la fonderie, même à des taux peu élevés. Un expert indiquait ainsi lors de la récente soirée d’informations de la Santé publique que de tels effets sont documentés de manière expérimentale « dans des laboratoires ».

Cependant, ce dernier ajoutait également que « l’état de la science actuellement ne permet pas tout simplement […] de pouvoir vérifier si ça s’observe vraiment » à des niveaux faibles d’exposition. En d’autres termes, la preuve disponible demeure, dans ce cas, inadaptée et implique l’utilisation d’autres preuves.

Pour cette raison, les décideurs doivent souvent faire appel au jugement humain et fixer par eux-mêmes le niveau de preuve qu’ils considèrent suffisant pour qu’une décision soit prise (ou non). Ceci peut expliquer la position médiane du gouvernement.

Un niveau de preuve insuffisant pour fermer la fonderie?

De plus, une preuve scientifique n’est jamais qu’un point de vue spécifique sur un problème. Comme le rappelait le Dr Boileau en conférence de presse, « [il] y a des effets lorsque l’on ferme des emplois […] pour la santé des personnes qui sont touchées ».

Une politique publique ne peut donc pas traduire linéairement une preuve en décision. Dans le doute, c’est aux représentants démocratiquement élus, ou à la population, de trancher à partir des preuves disponibles. Ce à quoi devrait servir la consultation citoyenne récemment lancée.

L’INSPQ a proposé le mois dernier dans des considérations supplémentaires un repère de 15ng d’émissions d’arsenic, jugé « acceptable ». Le mandat, « confié par les autorités de santé publique », cherche à identifier les risques autres que le cancer pour les personnes vulnérables (enfants à naître, enfants en bas âge).

On comprend que ce « repère », qui répond à des objectifs fixés par le mandat, montre que le niveau de preuve semble paraître insuffisant pour les autorités afin d’envisager une fermeture. Elles demandent des preuves scientifiques supplémentaires.

Quel équilibre entre preuves scientifiques et décision politique?

Le niveau de preuve suffisant pour prendre une décision relève donc du jugement politique. Dans un ouvrage remarquable d’une professeure de science politique à la London school of economics, il est considéré que ce niveau de preuve devrait être fixé par des structures de délibérations démocratiques.

Lors d’une récente entrevue, le premier ministre François Legault a semblé vouloir cadrer le débat en affirmant qu’il revenait seulement « aux gens de Rouyn-Noranda de décider ». Ce faisant, il propose donc une façon de choisir comment et qui devrait juger du niveau de preuve suffisant.

Or, s’il existe bien une preuve scientifique permettant de déterminer un repère intermédiaire « sécure » pour les « plus vulnérables » (15ng), le Dr Boileau a également rappelé que nous n’en disposons pas concernant les effets socio-économiques d’une fermeture. Dans ces conditions, une véritable délibération semble donc difficile.

Une question qui, en période électorale, mérite une place de choix dans la campagne afin d’identifier, surtout après la pandémie, quel équilibre adopter entre preuves scientifiques et décision politique. Une façon, aussi, de se préparer à l’avenir et aux changements climatiques.

Antoine Lemor est candidat au doctorat en science politique à l’Université de Montréal et Éric Montpetit est professeur de politiques publiques à l’Université de Montréal.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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