Susan Blight : le décloisonnement du savoir
« Tout mon travail est influencé par ma compréhension de l’identité culturelle anishinaabe. »
Professeure adjointe à l’École d’art et de design de l’Ontario, Susan Blight donnait un cours en ligne sur la littérature autochtone pendant la pandémie quand une idée a germé. Une étudiante lui a dit qu’elle assistait à ses cours en compagnie de sa mère. Mme Blight se souvient avoir pensé : « Cela devrait toujours être le cas. On devrait pouvoir inviter les membres de notre famille en classe. »
Mme Blight est membre de la Nation Anishinaabe du Traité no 3 et membre de la bande de la Première Nation de Couchiching. Artiste multidisciplinaire qui s’intéresse à l’art public, aux interventions in situ, à la photographie, au film et à la pratique sociale, elle est également directrice du programme de culture visuelle autochtone (INVC) de l’École d’art et de design
Que ce soit en tant que chercheuse, artiste ou universitaire, elle suit un même fil conducteur : tailler une place aux peuples autochtones et à leur savoir. Quand ce savoir est entendu, validé et reconnu, il ouvre de nouvelles possibilités d’équité, explique-t-elle.
Par conséquent, après avoir appris qu’une étudiante assistait aux cours en ligne avec sa mère, Mme Blight a décidé de refondre un des programmes de résidence offerts dans le cadre du programme INVC. Sous sa gouverne, l’École a élargi l’admissibilité à la résidence Nigig – nigig signifiant loutre en ojibwé – pour l’offrir gratuitement aux membres de la collectivité qui ne sont pas inscrit.e.s à l’établissement d’enseignement. Mme Blight a ainsi contribué à ouvrir des portes, permettant à un nombre accru de personnes d’apprendre et de profiter du programme, aux côtés des étudiant.e.s qui suivent le cours d’été pour obtenir des crédits.
« L’éducation autochtone est intergénérationnelle. Le savoir se transmet d’une génération à l’autre; ce type de transmission revêt une importance capitale. »
L’élargissement de ce programme de résidence n’est qu’un exemple du travail de décloisonnement qu’effectue Mme Blight pour intégrer le savoir autochtone au milieu universitaire – travail qui découle d’un sentiment de responsabilité à l’égard de la collectivité.
« L’éducation autochtone est intergénérationnelle. Le savoir se transmet d’une génération à l’autre; ce type de transmission revêt une importance capitale. Chaque personne détient une forme de savoir. Les membres de la communauté échangent leurs connaissances, ce qui crée une sorte de continuum. »
Il existe toutefois des tensions entre ce modèle et le système d’éducation occidental. Dans les salles de classe universitaires, par exemple, le savoir est généralement transmis unilatéralement des professeur.e.s aux étudiant.e.s.
« Il demeure dans nos établissements universitaires certains vestiges du colonialisme ou de l’impérialisme et quand on tente d’intégrer le savoir autochtone à ce paradigme, on se rend souvent compte que les deux visions ne s’harmonisent pas toujours bien. »
Par exemple, le système de savoir autochtone est indissociable du territoire. L’apprentissage fondé sur le territoire suppose qu’on y soit physiquement, précise Mme Blight, qu’on bouge et pose des gestes.
« Nous savons que l’idée de l’apprentissage fondé sur le territoire est importante et qu’il s’agit d’un paradigme autochtone. Mais prenons l’École d’art et de design, par exemple, un campus urbain se trouvant dans la plus grande ville du Canada. Ce type d’apprentissage y devient difficile à mettre en pratique. Où nous y consacrerons-nous? Et comment pourrons-nous nous y rendre? »
Trouver une réponse à ces questions et intégrer véritablement le savoir autochtone aux milieux universitaires représentent un projet à long terme, ajoute-t-elle. Elle estime que l’art visuel et le design joueront un rôle clé pour l’intégration de ce savoir. « Les artistes puisent dans leur imaginaire. Les paramètres et les limites sont moins rigides. »
Julia Rose Sutherland, une artiste micmaque de la Nation metepenagiag issue de la colonisation qui s’est jointe à l’École d’art et de design à titre de professeure adjointe en 2021, enseigne à la Faculté de design et au sein du programme INVC. Elle décrit Mme Blight comme une collègue bienveillante et généreuse qui « évolue à un autre niveau », alors qu’elle termine sa thèse de doctorat tout en dirigeant le programme et en enseignant à des étudiant.e.s, sans oublier son rôle d’artiste et d’activiste soucieuse de communiquer sa vision de manière accessible.
À titre de nouvelle recrue au sein de l’établissement, Mme Sutherland indique qu’elle s’inspire grandement de la manière dont Mme Blight gère sa classe. « Je reçois des étudiant.e.s qui sortent de son cours, et je les vois s’enthousiasmer et écarquiller les yeux lorsqu’elles et ils me parlent de son contenu. » Témoin de ce phénomène, elle trouve cela inspirant et estime que ça permet, à elle et aux autres, de réaliser qu’il est possible de faire ce genre de choses. « Tout cela est à notre portée et il est possible de le faire avec soin, bienveillance et humilité, comme Susan. »
« Poussé.e.s par une sorte d’esprit de rébellion, nous voulons reprendre possession des lieux et redonner à notre langue la place qui lui revient, sur notre territoire. »
Fondé il y a 10 ans et supervisé par Mme Blight depuis 2019, le programme INVC est donné par un corps professoral entièrement autochtone. Les étudiant.e.s apprennent les traditions créatives autochtones, comme le perlage, la sculpture et la peinture, ainsi que les théories, les méthodes et les concepts qui complètent ces pratiques d’art et de design.
Si des étudiant.e.s acquièrent ces habiletés au sein de leur foyer et de leur collectivité, Mme Blight dit que la colonisation a eu pour effet de rompre le lien qu’avaient certaines personnes avec ces techniques ancestrales.
En plus de donner aux étudiant.e.s l’occasion d’apprendre les pratiques autochtones d’art et de design, le programme contribue à la création de la discipline qu’est la culture visuelle autochtone. « Nous en sommes encore à définir et à préciser la forme que cela prendra dans un contexte universitaire. J’ai hâte de voir ce que deviendra le programme de culture visuelle autochtone à l’École d’art et de design, l’ampleur qu’il prendra et ce que nous parviendrons à faire pour mieux l’arrimer aux façons de savoir et d’être autochtones. »
La propre pratique artistique de Mme Blight englobe les installations, la sculpture, la vidéo, le film et les textiles. « Tout mon travail est influencé par ma compréhension de l’identité culturelle anishinaabe. »
Celle qui a baigné dans sa culture en grandissant a pu compter sur la présence de ses grands-parents maternels qui ont contribué à l’élever. Titulaire d’un baccalauréat ès arts de l’Université du Manitoba et d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université de Windsor, elle poursuit actuellement des études doctorales en justice sociale en éducation à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario à l’Université de Toronto, sous la direction d’Eve Tuck. Sa thèse porte sur les formations visuelles et spatiales des géographies de la résistance anishinaabe.
En plus de ses travaux universitaires, Mme Blight étudie au sein de sa propre collectivité, notamment pour apprendre sa langue, l’anishinaabemowin. « Je suis deux chemins pour parfaire mon éducation : j’apprends la culture de mon propre peuple et je reçois une éducation occidentale. Je suis peut-être en voie d’obtenir un doctorat à la manière occidentale, mais je suis loin de ce titre au sens anishinaabe. Je suis encore bien jeune et inexpérimentée sur ce plan. »
Cette expérience de diverses manières d’apprendre continue d’influencer son travail en tant qu’universitaire et artiste. Elle s’est d’ailleurs fait connaître par le projet Ogimaa Mikana, un collectif d’artistes qu’elle a cofondé en 2013 et qui s’emploie encore aujourd’hui à réclamer les rues et les lieux du territoire anishinaabe et à leur redonner leurs noms en anishinaabemowin.
« Poussé.e.s par une sorte d’esprit de rébellion, nous voulons reprendre possession des lieux et redonner à notre langue la place qui lui revient, sur notre territoire. Nous espérons que notre peuple, ainsi que les peuples non autochtones, comprendront que nos langues existent, que nous existons. Nos langues sont en vie et nous aussi, et nous avons le droit de réclamer ces espaces. »
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