Les campus secoués par l’antisémitisme
Des mois de manifestations pro-Palestine ont laissé des séquelles mentales et émotionnelles douloureuses chez les personnes étudiantes et le corps professoral de confession juive, qui estiment que leur sécurité et leur inclusion toujours menacées.
« Pas la bienvenue et indésirable ».
C’est ainsi que se sent Claire Frankel en tant qu’étudiante de confession juive à l’Université McGill. Mme Frankel dit être la cible de comportements haineux sur le campus du centre-ville de Montréal, où tout au long du printemps et de l’été, un campement propalestinien, formé d’étudiantes et étudiants et d’autres personnes qui protestaient contre le conflit au Moyen-Orient, a présenté ce qu’elle décrit comme des manifestations sans équivoque de haine à l’endroit d’Israël.
« Il règne sur le campus une énergie très hostile à l’égard de toute personne perçue comme proche d’Israël… Les gens me détestent en raison de mon lien avec Israël, dit l’étudiante de premier cycle en histoire et science politique. Je ne me sens pas en sécurité sur le campus ».
Chaque fois qu’elle se rendait à son cours d’été, elle passait devant le campement de solidarité avec Gaza qui avait investi le terrain devant l’entrée principale de l’Université le 27 avril. Elle raconte que des cris et des pancartes de protestation vilipendaient ouvertement Israël et les personnes juives : « Les Juifs, retournez en Europe », « Tous les sionistes sont des racistes », « Il n’y a qu’une seule solution, la révolution de l’intifada ».
« Je comprends que, lorsqu’ils souffrent, les gens sentent le besoin de s’organiser… Mais cela ne leur donne pas le droit de cracher des propos antisémites », dit Mme Frankel, qui a témoigné le 8 mai devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, qui étudie l’antisémitisme au Canada. « Si on veut critiquer le gouvernement israélien, il faut le condamner lui, et pas l’ensemble du peuple juif ni l’ensemble des sionistes… C’est du sectarisme déguisé en justice sociale ».
Mme Frankel a commencé à se sentir isolée sur le campus peu après l’attaque terroriste sur Israël du 7 octobre, qui a fait plus de 1 200 morts et a été suivie d’une prise d’otages, irrésolue à ce jour, qui touche son cercle d’amis. Son sentiment d’inclusion et de sécurité en tant que Juive à McGill reste précaire un an après le massacre et à l’heure où l’escalade du conflit au Moyen-Orient nourrit la montée de l’antisémitisme au Canada. Tout en composant avec sa douleur, elle dit souffrir de l’abandon de ses pairs qui ne sont pas de confession juive.
« Au cours des dernières années – bien avant le 7 octobre –, on n’a à peu près jamais consulté le corps professoral juif sur ces questions… et c’est un problème grave qui nous a conduits là où nous sommes aujourd’hui ».
Mme Frankel se décrit comme une Juive fière de son identité qui a grandi avec l’école du dimanche et les camps de vacances de la communauté; elle porte une menora (le chandelier de l’Hanoukka) tatouée sur son avant-bras gauche. Dans ses cours, elle sent toutefois qu’elle doit se censurer dans les échanges sur le Moyen-Orient, où d’autres personnes font régulièrement référence au « génocide » d’Israël. Elle sait qu’elle pourrait s’attirer de la haine si elle présentait une perspective nuancée sur Israël et le conflit; elle reste donc en retrait. « Je me suis faite si petite cette année… J’ai l’impression de ne plus être une personne à part entière ».
« Les universités sont un lieu où on est censés remettre en question la pensée binaire… creuser, explorer les zones d’ombre, poursuit-elle. L’université a échoué ici… Ce devrait être son rôle d’offrir un cadre où on peut avoir des désaccords et en débattre sainement ».
Dans un message du 30 avril adressé à la communauté de McGill, le recteur et vice-chancelier Deep Saini a expliqué que l’établissement avait tenté à plusieurs reprises d’en venir à une résolution avec les militantes et militants et que, n’y étant pas parvenu, il avait demandé l’aide de la police pour démanteler le campement, puisque son érection sur le campus se situait « hors [des] paramètres » de protection de la liberté d’expression et de réunion édictées par l’établissement.
Mme Frankel estime cependant que la direction n’en a pas fait assez pour faire cesser les manifestations haineuses, alimentées selon elle par des membres de groupes extérieurs tels que le Palestinian Youth Movement et Montreal4Palestine, qu’elle a vus infiltrer le campement. C’est ce qui l’a incitée à défendre ses propres intérêts en se joignant à la direction du Syndicat canadien des étudiants juifs.
« On s’est fait dire à répétition [par l’administration] « on a tellement d’empathie pour vous, on compatit, mais on ne peut rien faire » », déplore Mme Frankel.
Michel Proulx, directeur des Communications institutionnelles à l’Université McGill, n’a pas répondu à notre demande de commentaire.
Le 27 mai, dans son témoignage devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, M. Saini a dit juger que des slogans utilisés sur les campements étaient antisémites et a reconnu que l’antisémitisme constituait un grave problème à l’Université McGill. Il a souligné le travail fait par l’établissement pour rendre ses politiques d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) plus inclusives pour les étudiantes et étudiants de confession juive, son embauche en janvier 2023 d’une personne chargée de la liaison pour les affaires étudiantes juives, et son initiative contre l’islamophobie et l’antisémitisme, lancée en 2022.
Un environnement anarchique
Après s’être astreint aux rigueurs des études de médecine à l’Université de Toronto au cours des six dernières années, Gill Kazevman a dû prendre la douloureuse décision de ne pas se présenter à sa propre cérémonie de remise des diplômes au printemps dernier.
Pour assister à l’événement, à la Hart House du campus St. George, il dit qu’il aurait dû passer devant la horde de manifestantes et manifestants masqués anti-Israël et ceux qu’il considère anti-Juifs , qui avaient installé un campement sur la pelouse du campus le 2 mai et qui ont occupé l’espace pendant deux mois.
« Nous voulions tous venir sur le campus, prendre des photos et célébrer. Mes proches ont sacrifié tellement pour que je puisse faire ces études, j’ai contracté tellement de dettes. Et on m’a volé ma cérémonie », explique le Dr Kazevman, qui achevait sa formation médicale postdoctorale. « Tous ces gens en colère sur le campus saisissaient la moindre occasion d’attaquer une personne qui s’identifie à ma religion ou à ma culture ».
Le médecin dit avoir vu des pancartes ouvertement discriminatoires : « Les sionistes sont des terroristes », « Israël devrait brûler », « Les Juifs, retournez en Europe ».
« Mes grands-parents maternels ont survécu de justesse à la Pologne… Me dire d’y retourner, c’est souhaiter ma mort », dit-il, ajoutant qu’il cache maintenant sa chaîne portant l’étoile de David quand il se trouve sur le campus, par peur. « La haine a pris une telle ampleur, c’est ahurissant. Elle est palpable. On la sent ».
« Je ne me sens pas à ma place sur mon campus. Ni comme professeur… Je ne peux pas être pleinement moi-même dans mon travail ».
En novembre dernier, 555 médecins de confession juive ayant une affiliation à la faculté de médecine de l’Université de Toronto ont publié une déclaration publique dénonçant les propos de collègues et de directions d’universités qui « font que les personnes juives se sentent en danger et ne se sentent pas les bienvenues ». Beaucoup disent avoir reçu des messages de harcèlement et d’intimidation par la suite, sur les médias sociaux et par courriel. Récemment, plus de 100 médecins de confession juive de la faculté ont annoncé qu’elles et ils ne mentionneront plus leur affiliation à l’Université de Toronto dans leurs publications professionnelles, en raison de « l’incapacité de l’établissement […] à défendre les apprenantes et apprenants ainsi que le corps professoral juifs ». Dans une déclaration au journal étudiant The Varsity, Patricia Houston, doyenne par intérim de la faculté, a reconnu « la douleur, la colère et la détresse immenses » d’innombrables membres de la communauté et a condamné toute forme de discrimination.
Le Dr Kazevman a déposé plusieurs plaintes pour antisémitisme par le biais de l’application de sécurité de l’Université de Toronto. Il affirme que personne, à la direction de l’établissement, n’a répondu directement à ses préoccupations. Dans son témoignage du 27 mai devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, le recteur de l’Université de Toronto, Meric Gertler, a parlé des mesures prises par son établissement pour combattre l’antisémitisme, qu’il s’agisse d’accepter les recommandations de son groupe de travail sur le sujet, de former son personnel de l’équité, de créer un laboratoire d’études sur l’antisémitisme dans le monde ou, à l’école de médecine, d’intégrer une unité sur l’antisémitisme et l’antiracisme dans le cadre de la formation professionnelle. Il a noté que l’Université avait signalé à la police 38 incidents liés à des affiches et des slogans antisémites, mais qu’elle n’avait ni expulsé ni suspendu d’étudiantes et étudiants affiliés au campement.
Rejet des identités
Inscrite à la maîtrise en design à l’Université d’art et de design Emily Carr, Eden Luna Goldet, étudiante juive, participe à l’organisation sur le campus de soupers célébrant le sabbat, jour de repos juif. À l’approche d’un souper prévu en novembre dernier, Mme Goldet et ses amies et amis ont découvert que plusieurs manifestantes et manifestants pro-Palestine occupaient la salle qu’ils avaient réservée. Le groupe de Mme Goldet a contacté l’administration et, lorsque la rectrice et une autre personne de la direction se sont présentées, au lieu de demander aux manifestantes et manifestants de partir, elles ont demandé au groupe d’utiliser une autre salle.
« Elles nous ont dit qu’elles ne pouvaient pas les obliger à se déplacer », raconte Mme Goldet, étudiante française dont les ancêtres ont dû quitter de force l’Égypte en 1956 à cause de leur identité juive. « Le fait que nous ayons dû changer de salle parce que l’administration n’a pas agi nous a fait sentir de l’insécurité ».
« On s’est fait dire à répétition [par l’administration] « on a tellement d’empathie pour vous, on compatit, mais on ne peut rien faire » ».
En avril, Mme Goldet s’est sentie contrainte d’abandonner son rôle de représentante de l’association étudiante à la faculté des études supérieures et de la recherche, parce que le groupe refusait de qualifier le Hamas d’organisation terroriste et envisageait d’adopter une position de boycottage, de désinvestissement et de sanctions à l’égard d’Israël. L’association des professeures et professeurs de l’Université a adopté une motion en ce sens en avril – chose que le gouvernement fédéral avait formellement condamnée en 2022.
Mme Goldet a présenté au Comité permanent de la justice et des droits de l’homme un témoignage relatant son expérience de l’antisémitisme à l’Université Emily Carr, dans lequel elle conclut : « Il est important d’autoriser la critique d’Israël, mais les appels à la violence, le rejet des identités, la négation de l’histoire d’un peuple et les appuis ouverts au terrorisme ne devraient jamais être permis, que ce soit à l’égard des personnes juives ou de toute autre minorité”. L’Université Emily Carr n’a pas répondu à notre demande de commentaire. Dans une déclaration publiée le 12 octobre sur son site Web, l’établissement dit dénoncer le racisme antimusulman et anti-arabe, et il mentionne des ressources pour les étudiantes et étudiants.
« Je ne me sens pas à ma place »
La montée de l’antisémitisme dans les universités canadiennes n’étonne pas les universitaires Deidre Butler et Cary Kogan, respectivement de l’Université Carleton et de l’Université d’Ottawa. Tous deux déplorent la non-prise en compte, depuis des années, des perspectives de la communauté juive dans les affaires institutionnelles des universités. Leur expérience est confirmée dans le rapport de 2024 sur l’antisémitisme dans les universités canadiennes de l’Abraham Global Peace Initiative, qui se penche sur l’antisémitisme dans 54 universités. Ce rapport attribue des notes médiocres ou un échec à 20 établissements dans trois domaines : l’atmosphère sur les campus et la sécurité des étudiantes et étudiants juifs, la mésinformation et le discours déformé sur la guerre entre Israël et le Hamas, et les politiques d’EDI et la représentation erronée de l’identité juive. Il a été publié en février dernier, avant que le mouvement des campements universitaires ne prenne forme au Canada.
« C’est du sectarisme déguisé en justice sociale ».
Mme Butler, professeure agrégée qui étudie la vie et la pensée juives modernes, explique que l’administration et les responsables universitaires consultent rarement les membres du corps professoral de confession juive lorsqu’ils prennent des décisions sur les politiques et les pratiques d’EDI (qui bannissent généralement l’antisémitisme), les liens avec des universités israéliennes et même l’antisémitisme, même si ces décisions peuvent avoir une incidence directe sur leur sentiment d’intégration et leur productivité.
« Au cours des dernières années – bien avant le 7 octobre –, on n’a à peu près jamais consulté le corps professoral juif sur ces questions… et c’est un problème grave qui nous a menés là où nous sommes aujourd’hui », dit celle qui dirige le Centre Max et Tessie Zelikovitz d’études juives de l’Université Carleton.
En 2022, Mme Butler et M. Kogan ont cofondé le Réseau des professeur.e.s canadien.ne.s engagé.e.s, un groupe non partisan de professeures et professeurs juifs et non juifs préoccupés par l’antisémitisme sur les campus. Le Réseau regroupe plus de 300 membres de 41 universités et cherche à promouvoir la liberté académique et le pluralisme sur les campus et à protéger l’enseignement relatif à l’identité juive.
« Si nous n’avons pas une diversité de points de vue sur ces questions, un discours courtois et un dialogue robuste fondé sur des faits et des connaissances, alors l’idéal universitaire est mort », regrette M. Kogan.
Composant difficilement avec les séquelles mentales et émotionnelles de la discrimination fondée sur l’identité ethnoreligieuse et culturelle que vit sa communauté, M. Kogan s’attriste du silence assourdissant de ses collègues. « Très peu de gens nous sont solidaires, déplore-t-il. « Je ne me sens pas à ma place sur mon campus. Ni comme professeur… Je ne peux pas être pleinement moi-même dans mon travail ».
Alors que le conflit au Moyen-Orient se poursuit, Mme Butler craint une escalade au Canada. « On parle beaucoup de l’antisémitisme sur nos campus comme d’une mort à petit feu. Personne ne tire sur nos campus. Mais faut-il en arriver là pour reconnaître l’urgence de la crise? Des gens souffrent ».
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