A-t-on vraiment prévenu un « précrime »?

Un étudiant chinois s’est récemment vu refuser le visa qui lui permettrait d’obtenir un doctorat au Canada, ce qui soulève une question : peut-on présumer des motivations d’autrui?

19 janvier 2024
a gavel and scales of justice

À la fin décembre 2023, un juge fédéral a confirmé la décision d’un agent canadien d’immigration, qui avait refusé à un citoyen chinois un permis d’études au doctorat à l’Université de Waterloo. La justification de cette décision n’était pas sans rappeler la logique derrière celle de « précrime », cette troublante capacité des mutants de la nouvelle de Philip K. Dick, qui allait inspirer le film à succès Rapport minoritaire, à prédire les crimes et à arrêter les futur.e.s malfaiteurs et malfaitrices avant que l’irréparable ne soit commis.

Le requérant, Yuekang Li, s’était inscrit au programme doctoral de génie mécanique et mécatronique sous la supervision de Carolyn Ren, titulaire de la Chaire de recherche du Canada de niveau 1 en technologies microfluidiques. M. Li avait déclaré dans sa demande qu’il avait l’intention d’appliquer sa connaissance de ce champ de recherche à l’amélioration des technologies de santé publique en Chine. L’agent d’immigration a rejeté sa demande parce qu’il jugeait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Li pouvait commettre un « acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada », une conclusion avec laquelle le juge Paul Crampton s’est dit d’accord. L’agent a fondé sa décision sur l’historique et le champ d’études de M. Li, ainsi que sur le recours par la République populaire de Chine (RPC) à des techniques d’espionnage non traditionnelles.

La question de l’« historique d’études » découle des études de premier cycle de M. Li en génie mécanique à l’Université Beihang, un établissement qui a des liens étroits avec les organisations militaires et la défense de la Chine. Pour ce qui est du champ d’études, l’agent voyait comme une menace le fait que stimuler le secteur microfluidique soit une priorité stratégique pour le gouvernement chinois. Enfin, la mention des techniques d’espionnage non traditionnelles de la RPC se fonde sur des rapports des services canadiens et américains du renseignement selon lesquels le gouvernement chinois a recours à des scientifiques, à des étudiant.e.s et à d’autres agent.e.s non traditionel.le.s pour recueillir à l’étranger des renseignements de nature délicate sur le plan commercial et militaire qui feront progresser ses intérêts stratégiques, au détriment du Canada.

M. Li a fait appel au motif que la décision de l’agent se fondait sur des conjectures. Le juge Crampton a plutôt estimé que les motifs raisonnables de croire à une possibilité d’espionnage qu’invoquait l’agent d’immigration se fondaient sur des renseignements convaincants et dignes de foi.

Le juge Crampton appuie également la logique de précrime appliquée par l’agent d’immigration, selon laquelle si M. Li obtenait son doctorat à l’Université de Waterloo, il serait bien placé pour fournir à la RPC des renseignements qui pourraient s’avérer un jour préjudiciables ou contraires aux intérêts du Canada. Le juge soutient que comme l’espionnage ne survient pas forcément alors que le criminel se trouve en sol canadien, il est raisonnable de croire qu’une présumée collaboration future entre M. Li et le gouvernement chinois représenterait une menace pour les intérêts canadiens.

Le juge a considéré la preuve assemblée par l’agent d’immigration comme étant objective, digne de foi et convaincante. Or, cette preuve établit essentiellement que M. Li a fréquenté un établissement étroitement lié à la défense chinoise dans le cadre de ses études de premier cycle et qu’il voulait obtenir un doctorat dans un domaine en pleine croissance en Chine. Que M. Li collabore éventuellement, volontairement ou non, avec le gouvernement chinois dépasse largement les faits établis dans la décision.

Il y a lieu de penser qu’un autre agent d’immigration aurait pu présumer que M. Li, en intégrant le laboratoire d’une éminente professeure de l’Université de Waterloo, serait tenté de suivre son exemple. Mme Ren a obtenu son baccalauréat et sa maîtrise dans les années 1990 à l’Institut de technologie de Harbin en Chine et son doctorat à l’Université de Toronto dans les années 2000. Notons que Harbin, tout comme Beihang, est l’un des « sept fils de la défense nationale », soit un groupe d’universités étroitement liées à la défense chinoise. Mme Ren est non seulement titulaire d’une chaire de recherche du Canada, mais sa page sur le site de l’Université recense un grand nombre de distinctions, y compris une affiliation au Collège de nouveaux chercheurs de la Société royale du Canada et à la Société canadienne de génie mécanique, ainsi qu’une place parmi les 100 femmes les plus puissantes de 2021 selon WXN Canada et parmi les 20 principales innovatrices selon Women of Innovation: The Impact of Leading Engineers in Canada. Elle est également entrepreneure : ses innovations ont mené à la création de quatre entreprises. Et ses travaux de recherche ont donné lieu à 18 brevets entre 2011 et 2022.

Bref, Mme Ren est un bel exemple de réussite canadienne dans la course mondiale aux talents. S’étant affiliée à l’Université de Toronto en tant qu’étudiante au doctorat en provenance de Chine, elle est devenue une entrepreneure et une scientifique fort réputée, qui contribue directement à l’innovation dans l’une des meilleures universités au pays.

M. Li aurait-il pu devenir un autre bel exemple de « recrutement de cerveaux » pour le Canada, ce qui aurait servi l’intérêt national? Nous ne le saurons jamais. Plusieurs personnes peuvent raisonnablement arriver de bonne foi à différentes conclusions en se fondant sur les mêmes renseignements de source ouverte. Mais les personnes qui ont décidé du sort de M. Li ont fait preuve d’une confiance en leur clairvoyance qui n’est pas sans rappeler celle des « précogs » ayant établi les principes de précrime dans la fiction de M. Dick.

Creso Sá est directeur du Département de leadership, des études supérieures et de la formation continue de l’Université de Toronto, où il enseigne également les politiques scientifiques, l’enseignement supérieur et l’innovation. Il est aussi rédacteur en chef de la Revue canadienne d’enseignement supérieur.

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